mardi 12 mars 2013

RDC : Monnaie, Liberté et Puissance




Pour une nouvelle économie sociopolitique de l’imaginaire monétaire en République démocratique du Congo

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Par Kä Mana

J’appelle économie sociopolitique de l’imaginaire monétaire la manière dont une société, consciemment ou inconsciemment, comprend et construit son existence économique sur des bases idéologiques de représentation de la valeur de sa monnaie dans le champ de l’ordre mondial du marché.  Cette  représentation de la monnaie et de son poids économique au sein du marché est en fait, pour une société donnée, une représentation de soi et de sa propre place à l’intérieur  du monde.
Entre servitude volontaire et inservitude sans consistance
Dans son livre aujourd’hui classique, Monnaie, servitude et liberté1, l’économiste camerounais Tchuindjang Pouemi a décrit la réalité dont je parle ici à partir d’une analyse du franc CFA et de ses relations avec le franc français depuis les indépendances. Il a montré comment, rien que par son arrimage au système économique français qui lui assurait une certaine stabilité dans le naufrage généralisé des monnaies d’autres pays africains sans parapluie néocoloniale, le franc CFA avait configuré l’imaginaire des anciennes colonies françaises selon les canons d’une servitude volontaire, ou plus ou moins subtilement imposée.   Il montrait aussi comment une monnaie dont une certaine solidité permettait quelques réussites remarquables comme celles du miracle ivoirien sous Houphouët-Boigny, représentait tout simplement un leurre d’intégration dans le monde : le troc du pouvoir créateur de la liberté et de la dignité, valeurs hautement humaines, contre une sécurité de type banalement alimentaire sous le chapiteau du néocolonialisme.
   Il s’est constitué à cette époque-là un imaginaire ivoirien qui exaltait le miracle de la réussite économique du pays en masquant le côté néocolonial du système. La catastrophe sociale et le chaos monétaire de la Guinée de Sékou Touré, qui servaient de miroir à la Côte d’Ivoire, empêchait toute remise en question de l’ordre du pré-carré français. Par sa stabilité et sa valeur d’échange, le franc CFA était le ferment d’une relation néocoloniale sublimée en partenariat dont beaucoup d’Ivoiriens s’accommodaient sans autre forme de procès.  Cette monnaie n’était pas seulement une monnaie, pour ainsi dire. Elle était une vision du monde, une structuration de l’imaginaire social et une conception de soi idéologique, à l’échelle de toute la société comme au cœur de chaque individu, de manière plus ou moins consciente. Elle était aussi le ciment du pré-carré français dans toute l’Afrique : elle nourrissait un champ politique, elle donnait à l’économie de ce champ  une certaine conscience de réussite face aux échecs de beaucoup d’autres pays africains. C’était cela sa force, du point de vue du pragmatisme houphouëtiste. C’était aussi sa faiblesse, du point de vue de l’utopie libertaire africaine.
Quand les Houphouëtistes ont perdu le pouvoir dans le pays et qu’une nouvelle équipe s’est emparée des rênes de la nation sous la direction de Laurent Gbagbo, le problème de la monnaie s’est régulièrement posé comme symbole de la souveraineté. Des hommes comme Mamadou Coulibali, président de l’Assemblée nationale au temps du FPI triomphant, n’ont pas manqué de proposer l’exigence d’une nouvelle monnaie pour échapper aux mailles du franc CFA, symbole d’une servitude qui brisait la puissance de la liberté ivoirienne. S’inscrivant dans la ligne économique des analyses de Tchuindjang Pouemi, ces personnalités-là voulaient ou une monnaie ivoirienne hors chapiteau néocolonial ou une monnaie africaine nouvelle dans la ligne du panafricanisme nkrumahiste ou kaddafien. Leur principe économique et financier était le principe d’inservitude, radicalement. Ce principe ne put jamais réussir. Dans le contexte des rapports de forces inégaux avec la France, plombée par une gouvernance d’année en année incohérente, étouffée par un spiritualisme charismatico-évangélique voudouvoudouesque, entraînée dans un aveuglement fou qui aboutit à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité, l’inservitude à l’ivoirienne créa un imaginaire de haine de l’Occident chez beaucoup de jeunes chauffés à blanc par Charles Blé Goudé, un imaginaire d’enfermement sur soi sans une ligne économique et financière claire. Elle manifestait une telle méconnaissance de l’ordre mondial actuel et de la logique de ses lois du marché qu’il ne pouvait pas sortir du champ des agitations stériles et des brouhahas inféconds. Avec la chute de Laurent Gbagbo, elle se révéla n’avoir été qu’une illusion ruineuse, faute d’un nouveau pragmatisme stratégique face au goulot d’étranglement du système CFA et de son idéologie de fond.
Avec le retour des houphouëtistes au pouvoir à Abidjan, sous l’impulsion d’un président connu partout comme le modèle parfait du formatage mental des Africains par le FMI ou la Banque mondiale, les velléités libertaires du FPI dans l’ordre économique, financier et monétaire du monde actuel se révèlent maintenant comme une parenthèse, un simple accident dans l’histoire d’une Côte d’Ivoire appelée à redevenir la vitrine de la nouvelle réussite pour une Afrique sous chapiteau des Institutions financières internationales.
Si on regarde la situation ivoirienne comme une situation paradigmatique où se sont opposées la servitude volontaire et l’inservitude aveugle, il est clair que la monnaie n’est pas que la monnaie dans l’Afrique actuelle et ses réalités économiques : c’est l’être même d’une société en quelque sorte, l’être  visibilisé  dans ses choix essentiels et ses orientations de fond.  En cela, elle s’inscrit dans une économie politique de l’imaginaire.
Qu’en est-il de la situation en République démocratique du Congo ? Depuis les négociations économiques de Bruxelles en 1960 jusqu’à nos jours, la politique et l’économie congolaises n’ont jamais vécu sous le régime de liberté, même provisoire. Elles se sont développées dans l’ordre néocolonial, avec de temps à autre des prétentions et de velléités de libération vite remises à leur place par les Maîtres du monde. Il y a eu des moments où la servitude volontaire nous a servi d’étoile polaire et de phare pour notre place dans le monde, quand le pays était l’allié des Etats-Unis, de la France et de la Belgique pendant la guerre froide. Nous avions alors la stabilité monétaire que ceux qui détenaient les rênes réelles de notre économie nous accordait. Il y a eu aussi un temps où l’inservitude nous tentait, pour une politique de la grandeur, comme lorsque le président Mobutu découvrit la Chine de Mao Tsé-Toung et zaïrianisa notre économie. Les conséquences ne se firent pas attendre : d’année en année notre monnaie s’effondra jusqu’à devenir une monnaie de singe dont l’inflation atteignit des records mondiaux. Si on ajoute à cela l’incapacité dont firent montre les dirigeants politiques et les responsables économiques à gérer un pays moderne,  le zaïre monnaie devint l’expression de notre incurie économique, de notre étourderie politique et de  notre désorganisation sociale endémique : l’expression d’un imaginaire d’asservissement chaotique et d’impuissance chronique. Je ne suis pas sûr que nous sommes sortis de ce système : le changement du nom de la monnaie n’a rien transformé dans la substance de la réalité. C’est là notre problème monétaire de fond, à l’intérieur du champ économique et financier mondial où nous sommes perçus aujourd’hui comme un pays malade et désorganisé, incapable non seulement de promouvoir un ordre de liberté crédible, mais d’être même tout simplement en mesure d’obéir correctement aux injonctions du Fonds monétaire international, pour en devenir un élève plus ou moins respectable, plus ou moins doué, plus ou moins responsable.
Déconnexion responsable ou ajustement structurel réaliste ?
La réalité ivoirienne que j’ai évoquée comme paradigme d’une économie sociopolitique de l’imaginaire me conduit à une perception plus vaste de la question  de la monnaie et de l’économie en Côte d’Ivoire et en RDC, pour les situer à l’échelle de tout le continent africain. Il y a quelques décennies, l’œuvre de Samir Amin préconisait la déconnexion2 comme processus de responsabilité qui ferait sortir l’Afrique des structures de la dépendance afin qu’elle pense son système économico-financier et monétaire à partir de ses propres exigences et de ses intérêts internes. Depuis deux décennies déjà, des analystes comme Axel Kabou3, Daniel Etounga-Manguelle4 et aujourd’hui, Achille Mbembe5, proposent aux Africains un pragmatisme sans état d’âme : « s’ajuster ou périr ». S’ajuster au système mondial dans ses mécanismes et ses logiques ou périr dans la misère non seulement de l’insignifiance économique, mais de la disparition de l’être africain comme force qui compte dans le monde et sur laquelle le monde peut compter. 
Si l’on intègre le problème de la monnaie dans ces débats entre ces deux pôles de la vision de l’Afrique, il apparaît clairement que les questions idéologiques de la liberté et de la souveraineté ont laissé place aux questions d’efficacité à résoudre soi-même ses problèmes, soit à partir de sa propre force de créativité, soit sur la base d’une logique de maîtrise du marché mondial, dans un ajustement vigoureusement réussi. Ce qui compte, ce ne sont pas de représentations utopiques d’un destin fantasmé dans la pureté des idées d’une libération totale et absolue, mais la construction d’un imaginaire qui convient pour résoudre les problèmes et conquérir la puissance dans un monde ou seule la puissance compte. La monnaie que l’on utilise n’a de sens que dans la puissance dont elle peut doter une société. Son importance n’est pas la liberté qu’elle accorde, mais les liens économiques mondiaux qu’elle permet de tisser comme expression de puissance. En fait, c’est la puissance qui est liberté, c’est la puissance qui fait liberté. La déconnexion est un chemin de puissance quand elle confère le pouvoir de dominer le champ mondial à partir de soi. Le pragmatisme d’ajustement structurel est aussi une voie de puissance s’il noue des relations avec les autres en vue de  la puissance. D’ailleurs, les flux monétaires sont  tels dans le monde d’aujourd’hui que seuls comptent la force de convertibilité de chaque monnaie comme expression de sa puissance et du pouvoir de production des richesses qu’elle rend possible. L’enjeu n’est pas : Monnaie, servitude et liberté, mais Monnaie, liberté et puissance.
Le spécialiste congolais en géostratégie, Philippe Biyoya, exprime tout cela de manière crue et abrupte : à ses yeux, le monde d’aujourd’hui est géré par une double dialectique. A  savoir : la dialectique de la puissance et de l’impuissance, et la dialectique de la richesse et de la pauvreté. La valeur d’une monnaie dans un pays est le baromètre de la position que l’on occupe dans cette dialectique. Les monnaies fortes sont l’expression de la richesse et de la puissance ; les monnaies faibles, l’expression de la fragilité et de l’impuissance. Je ne parle pas seulement de la fragilité et de l’impuissance économico-financières. Je parle de la fragilité et de l’impuissance de l’être même d’une nation dans ses dynamiques fondamentales : son intelligence créatrice, sa conscience organisatrice et son sens de valeurs qui donnent à un peuple l’impulsion vers la grandeur.
Qu’en est-il en RDC ? Dans l’économie sociopolitique de l’imaginaire congolais, le système du dollar comme monnaie dominante, du franc congolais comme monnaie d’appoint au dollar ainsi que du shilling ougandais, du kuanza angolais et du franc rwandais comme réalités quotidiennes de certaines régions du pays, fonctionne comme un ordre subi et de plus en plus incontournable. Cette réalité est significative : elle révèle l’esprit économique de la nation, l’état réel de  l’Etat  et la situation de l’imaginaire financier du peuple.
Si le dollar est devenu le centre de la structure économique et financière de la RDC, cela ne relève pas du hasard. C’est au bout d’un long processus du pourrissement de tout le système économique et de l’effondrement de l’Etat congolais que la société s’est progressivement réorganisée autour du dollar, dans un contexte de guerre et de désordre généralisé6, sans une réflexion de fond capable d’intégrer cette réalité dans l’économie monétaire nationale. Les politiques financières tentées par Laurent Désiré Kabila pour maîtriser et intégrer plus rationnellement l’économie congolaise dans l’économie mondiale sur la base du principe de souveraineté n’ont pas donné des résultats probants. La dollarisation de l’économie s’est imposée dans le cadre des faiblesses de l’Etat congolais et du manque de maîtrise de sa gouvernance dans le domaine monétaire. La Banque centrale a subi le mouvement au lieu de l’impulser. Pour les opérateurs économiques nationaux et internationaux, cette solution était bonne parce qu’elle permettait d’être de plain-pied dans les circuits monétaires mondiaux, malgré la désorganisation de l’économie congolaise dont le franc congolais est demeuré une réalité locale de gestion interne. Une réalité qui, au dire des économistes, ne couvre même pas le quart de l’économie monétaire réelle de la RDC. L’état des lieux que fait à ce sujet le professeur Tshianyi est effarant : ni dans le domaine bancaire, ni dans le déploiement des circuits monétaires concrets, les Congolais ne sont maîtres de leur destin économique. D’où l’insignifiance de la monnaie et la toute-puissance du dollar dans le pays. Comme l’Etat est lui-même éclaté en plusieurs morceaux des réalités économico-financières, d’autres monnaies s’érigent en piliers des économies parallèles, faisant du Congo un espace monétaire non maîtrisé, avec des pans de fonctionnement qui échappent à l’Etat tout en arrangeant les citoyens, ceux qui sont dans l’économie mondiale comme ceux qui sont dans les circuits purement nationaux. Du  point de vue de l’imaginaire économique et monétaire, ce désordre et cette faiblesse semblent convenir à l’état actuel d’un Congo sans structuration économique souverainement solide.  
Comment sortir de cette situation ? Nullement pas en décrétant du haut de la chaire politique la dédollarisation de l’économie. Comme la dollarisation a répondu à une certaine situation spécifique de gouvernance et d’Etat fragile, c’est sur ces causes qu’il faut avant tout agir pour que l’imaginaire socio-économique des populations soit convaincu qu’un autre système de fonctionnement monétaire est dans son intérêt dans l’état actuel des choses. C’est dire qu’avant d’être purement économique, le problème est politique, éthique et socioculturel. C’est en réformant l’Etat, en mettant sur pied une gouvernance crédible, en créant la confiance de la population en son système politique et en donnant aux opérateurs économiques congolais le pouvoir réel sur les piliers fondamentaux du système économique qu’on parviendra à poser les bases d’une nouvelle économie dont le franc congolais pourrait devenir le levier : un signe de puissance et de richesse pour un pays capable de construire son avenir dans un monde dont la compétition économique entre nations est la lame de fond. La dédollarisation serait alors une déconnection responsable, au sens de centralisation du Congo sur lui-même dans ses intérêts, dans ses problèmes à résoudre et dans son pouvoir de créativité au cœur d’une économie qui n’aurait pas peur de la mondialisation et de ses logiques, mais qui s’y battrait à armes égales avec les autres pays, en refusant d’être le sous-fifre des puissances actuelles du monde. Sans cette ambition partagée par tout le peuple dans une situation de confiance en ses leaders et en ses institutions économiques, dédollariser l’économie congolaise n’aurait aucun sens ni pour l’imaginaire de la nation, ni pour l’efficacité purement financière. Il s’agirait seulement d’une mesure irréfléchie et ruineuse comme le furent d’autres mesures dans l’histoire du pays : la zaïrianisation, la démonétisation, la rétrocession et les multiples opérations de dévaluation du zaïre monnaie, au temps de Mobutu.
Quand naissent de nouveaux espoirs économiques : un frémissement à renforcer
Pourtant, au dire du premier ministre Matata Ponyo Mapon dans son dernier discours devant le Sénat congolais, la situation serait en train de changer et les évolutions actuelles permettent déjà de nouveaux espoirs, un nouveau frémissement visible. Dans le style d’économisme brillant qui lui sied bien pour impressionner le public, il a décrit le nouveau climat d’éveil économique du pays, sans doute l’émergence d’un nouvel imaginaire socioéconomique dont il espère qu’il atteindra toutes les couches de la population par vagues de confiance de plus en plus abondantes. Dans une paisible satisfaction non dissimulée, le chef du gouvernement voit la situation du pays avec de lunettes macro-économiques grossissantes. L’économie se porte bien avec une croissance qui tend à dépasser 8%.  L’inflation est maîtrisée. « S’agissant des finances publiques, l’exécution des opérations financières de l’Etat est devenue rigoureuse, responsable et porteuse de croissance. Les frontières de la corruption et de la fraude ont significativement reculé. » Qu’il s’agisse de la balance commerciale, de taux de change, de niveau de réserves internationales, de « taux directeurs des opérations de la Banque centrale, du nombre des banques commerciales, on n’est pas loin d’être dans le pays de cocagne ou de vivre dans un Congo devenu eldorado économique. Au plan de la situation monétaire qui nous intéresse particulièrement ici, l’autosatisfaction de Matata Ponyo Mapon atteint le plus haut des cieux.
« La mise en circulation des coupures à valeur faciale élevée de 1.000 CF, 5.000 FC, 10.000 FC et 20.000 FC, n’a pas déstabilisé, comme par le passé, le cadre macro-économique. Bien au contraire, le niveau des prix intérieurs est demeuré stable, et la valeur externe de la monnaie nationale, chose exceptionnelle, s’est même consolidée. Plusieurs Congolais préfèrent désormais la monnaie nationale par rapport aux devises étrangères. Il s’agit là d’une dédollarisation de fait induite par la stabilité remarquable de notre monnaie nationale qui désormais inspire davantage confiance auprès des utilisateurs. » 
Dans un tel contexte d’autoglorification, il devient facile de magnifier les grandes réalisations présentes et futures : « la relance de l’agriculture », « la réunification routière nationale », l’achat des locomotives, l’acquisition de trois cents bus, « la relance du transport fluvial », l’amélioration de l’éducation, la construction imminente d’un nouvel aéroport,  la création d’une institution de micro-finance, « la bancarisation de la paie », la relance de la SOFIDE, « la constitution d’un fonds d’appui à des petits entrepreneurs », l’achat des équipement pour améliorer les infrastructures, l’amélioration de la desserte des Congolais en eau et en électricité.
Quelles que soient les doses d’autosuggestion, d’effets d’annonce, de méthode Coué et de propagande de beau aloi dans cette vision du Congo par le premier ministre ; quel que puisse être le poids de mystification et de m’as-tu-vu dans le langage du chef du gouvernement par rapport à la situation réelle du pays, on doit dire que la volonté d’aller de l’avant est visible, pour ne pas décourager le peuple congolais et l’enfoncer dans le pessimisme et le fatalisme.  Sans doute faut-il aller encore plus loin dans ce sens, mais il ne faut pas oublier de tenir le langage de vérité aux Congolais non au plan économique dont le gouvernement Matate Ponyo Mapon a fait son cheval de bataille, mais sur l’ensemble de la réalité politique, culturelle, sociale et spirituelle des citoyens.
De ce point de vue, le premier ministre n’est pas dupe de son propre langage. Il affirme : « la grandeur d’une nation n’est jamais donnée, elle doit être gagnée. »  Gagnée sur quoi ?
-          Sur l’accoutumance aux vieilles habitudes de déraison économique et d’antivaleurs dont le pays souffre depuis l’ère mobutiste et qui nous maintiennent dans l’appauvrissement chronique de nous-mêmes.
-          Sur le manque de rationalités « commerciales, technologiques et écologiques » sans lesquelles on ne peut devenir un grand pays aujourd’hui.
-          Sur l’incapacité à voir et à analyser ce qui fait la force des pays qui ont réussi à sortir du sous-développement et à émerger comme nation d’avenir : la puissance d’engager « des réformes courageuses, difficiles, douloureuses, mais salutaires » ; en fait, la force de changer l’imaginaire économique, financier et monétaire pour affronter les réalités du monde actuel et réussir une dynamique globale d’émergence.
Il convient de dire qu’au fond, entre d’une part une attitude d’hypercriticisme que l’on peut adopter face au système économique, financier et monétaire congolais en se basant sur l’histoire de notre nation depuis l’indépendance et d’autre part l’attitude d’hypersatisfaction propagandiste qui masque mal la conscience de gigantesques obstacles auxquels le Congo doit faire face aujourd’hui, il y a de la place pour une lucidité confiante. Celle qui voit nos vrais défauts et nos vrais atouts en même temps. Et qui en tire des exigences théoriques et pratiques face à l’avenir.

Ni Keynes, ni Friedmann, ni Stiglitz : l’imaginaire de la sape, du bindo et du vimba
L’un de nos défauts monumentaux au Congo, c’est l’absence d’une théorie fertile, d’un grand cadre théorique fructueux qui aurait éclairer nos choix en fonction des rationalités, des valeurs et d’utopies que le premier ministe Matata Ponyo Mapon découvre maintenant : une certaine idée de la grandeur et de la destinée du pays, une certaine idée de la puissance à créer face à misère et au désarroi des population et une certaine idée des stratégies pour nous vaincre nous-mêmes dans notre imaginaire de la défaite grâce à de nouveaux rêves de créativité.
Il est frappant que, depuis les temps du mobutisme, l’économie congolaise n’ait été conduite par aucune ligne théorique sérieuse, ni endogène ni exogène. Au début des années Mobutu, tout le monde avait cru que les structures économiques congolaises étaient celles du capitalisme, selon la logique « des trente glorieuses » éclairées par les théories de Keynes sur l’encadrement de l’initiative individuelle par l’intervention régulatrice de l’Etat. Dans la foulée de la mégalomanie mobutienne et de ses grotesques fantasmes de la politique de l’authenticité, les économistes de la deuxième République ne tinrent aucun compte de Keynes. Ils ne s’inspirèrent même pas de Hayek et de tous les libéraux qui exaltaient la confiance absolue dans l’intelligence du marché, seule force régulatrice des réalités économiques selon les pontifes du néolibéralisme comme Friedmann et les politiciens du laissez-faire comme Reagan aux Etats-Unis ou Thatcher en Grande-Bretagne. Dans la mesure où, pour le Zaïre d’antan, il était hors de question de recourir à l’économie planifiée du camp socialiste ou communiste, une alternative théorique au capitalisme ou au néolibéralisme n’était pas possible. La pensée économique congolaise fit alors incapable de s’inscrire dans une recherche susceptible d’éclairer Mobutu en période de folie dictatoriale. Elle s’engouffra dans le mobutisme devenu errance économique, financière et monétaire. Au fond, tout au long de son règne, Mobutu n’eut ni une vraie pensée économique, ni une solide boussole financière, ni une logique monétaire fiable. Faute de tout cela, on créa au Congo un imaginaire de l’authenticité conforme à l’incompétence économique du système de Mobutu. Dans cet imaginaire, la richesse ne se crée pas par l’effort ou le travail, mais par les voies de la facilité : les détournements des fonds publics, la corruption et l’escroquerie organisée. Quand Mobutu zaïrianisa l’économie en remettant à des Congolais incompétents les entreprises et les industries appartenant aux étrangers compétents, il instaura une économie de la prédation et de l’escroquerie. Lorsqu’il se lança dans une démonétisation qui appauvrit une grande partie des citoyens honnêtes, tout le monde perdit confiance dans sa monnaie de singe. Quand son entourage inventa le système appelé « Bindo », qui consistait à appâtait les citoyens avec des promesses de gain rapide sur des épargnes à court terme supposées remboursables à 50 ou  même à 100 % pourcent avant de faire disparaître toutes ces épargnes dans une gigantesque fumisterie financière, l’essence du système économique de Mobutu se dévoila: du vol public pur et simple, organisé au profit d’une petite classe prédatrice flambante, blindée dans du clinquant, qui appauvrit le pays et s’étourdit dans un esprit de la « SAPE » à la congolaise, cette manière de ne vivre que pour se donner des apparences éclatantes alors que l’on est rien dans la profondeur de son être. L’économie du « Bindo » et de la « SAPE », celle d’une population qu’un de nos penseurs congolais a qualifiée « enfants de Mobutu et de Papa Wemba », c’est le Congo tel que le Maréchal-Léopard en a tué le sens de l’effort et du travail, en l’enfermant dans le sarcophage de la misère et dans l’engrenage de la pauvreté d’où les Congolais ne sont pas encore sortis. On le voit encore aujourd’hui quand l’imaginaire de notre peuple est chauffé par un nouveau slogan lancé par le musicien  Jossart Nyoka Longo : « Vimba ». C’est-à-dire : « Roule les mécaniques », quelle que soit la situation que tu travers. Le premier ministre l’a fait devant le Sénat, avec un certain succès.
C’est dire que la période post-mobutiste, prise dans l’étau de la mondialisation ultralibérale, n’a pas non plus trouvé une théorie globale capable d’aider le pays à maîtriser son destin économique et à se faire une place de choix dans l’ordre mondial. Aucune théorie congolaise digne de ce nom n’a été élaborée. Quand fut lancé le slogan de l’économie sociale du marché à l’accession de Laurent  Désiré Kabila au pouvoir, tout le monde savait qu’il ne signifiait  rien de consistant pour l’économie congolaise. Le président volait dans le vide sidéral du maoïsme et du castrisme mal digérés, comme si on était encore en 1960. Son entourage nageait dans un capitalisme de pacotille, mal digéré, mâtiné des références stériles aux valeurs africaines obsolètes  et à un lacanisme complètement vide made Yerodia Ndombasi, Eminence grise du système erratique de Laurent Désiré Kabila. L’idéologie du marché fut invoquée pour s’attirer des sympathies occidentales, mais la compétence pour maîtriser les vraies logiques du marché n’y était pas. Le chef gérait l’économie de l’Etat comme un boutiquier du village ou comme un commerçant véreux qui se vole à lui-même son propre argent. Ceux qui tenaient les rênes de la gouvernance se mirent à s’enrichir à tout-va, dans une dynamique de pillage digne des temps les plus délirants du mobutisme économique.
La situation n’a pas changé jusqu’à ce jour et c’est cela que le premier ministre actuel a compris et qu’il dit à la manière des hommes politiques dans son discours sur l’éveil économique du Congo devant les Sénateurs :  il livre avant tout des phrases dithyrambiques sur les réussites de son gouvernement, pour mieux mettre ensuite en lumières les gigantesques défis théoriques et pratiques auxquels la nation fait face. Défis qui ne peuvent pas être relevés sans une conversion radicale de l’économie sociopolitique de l’imaginaire congolais sur la base d’une nouvelle vision globale et d’une nouvelle théorie économique à la fois ambitieuse et pragmatique.
Le pays meurt en effet d’un manque de colonne vertébrale théorique et d’un manque d’une vision pragmatique et ambitieuse en matière économique, financière et monétaire. Ces manques, ni l’agitation autour de la politique des cinq chantiers, ni l’exaltation bruyante de la révolution de la modernité ne peuvent les combler. Il faut plus et le Discours du premier ministre au Sénat, au-delà de ses fumées blanches d’autoglorification, a indiqué la voie de ce plus à faire sans en théoriser de manière féconde les exigences. Il s’est enfermé dans l’économisme où il se sent en sécurité relative quand les problèmes qu’il pose dépassent le champ économique pour embrasser les questions de politique, de culture, de mentalité, d’être et d’imaginaire. Quand, même le Fonds monétaire international n’arrive pas à arrimer le Congo aux règles du marché mondial en obtenant des dirigeants de notre pays une attitude rigoureuse en matière de gouvernance ; quand il peine et sue mille injonctions pour obliger nos dirigeants à s’attaquer sérieusement à la corruption et aux pratiques mafieuses ; quand la guerre devient dans le pays l’occasion de construction des richesses fabuleuses dans une économie du crime, du pillage et de la prédation du pays par ses propres élites, il est clair que le problème n’est pas purement économique. C’est un problème de pathologies de profondeur. Le problème d’un Congo d’ignorance économique, dont le peuple sait qu’il n’a personne au gouvernail de son navire pour l’orienter efficacement dans l’ordre mondial lui-même actuellement en pleine tourmente ; le problème d’une culture d’incohérence entretenue et de chaos accepté, dans un vide de théorie directrice et des pratiques fertiles fondées sur l’intelligence, les valeurs et les utopies créatrices,
Poser le problème de la dédollarisation du système monétaire congolais dans un tel contexte, c’est vraiment, comme dit l’adage populaire, mettre la charrue avant les bœufs. La domination du dollar dans l’économie congolaise n’empêche personne de dormir. Elle est plutôt intégrée avec aisance dans l’économie sociopolitique de l’imaginaire du pays : l’économie de la violence, du chaos, de la prédation.
 Il faut changer cet imaginaire, il faut changer le pays dans son fonctionnement réel pour pouvoir extirper le dollar comme fondement monétaire de notre champ de vie, par souci de notre liberté souveraine ou par la puissance de notre dynamisme créateur, réalités qui ne sont pas la chose la mieux partagée dans le Congo aujourd’hui. Dans ces conditions, l’obsession dé-dollarisatrice du premier ministre est une erreur d’aiguillage : avec un programme d’action dominé par le tout économique, l’homme se coupe les ailes politiques et les ressorts éthiques sans lesquels, au Congo, aucun horizon du bonheur social ne s’ouvrira. Le géo-stratège Philippe Biyoya l’a dit avec force, le politologue Arsène Mwaka a renchéri : penser le changement économique sans boussole politique ni ferment éthique n’est que ruine de l’avenir.
Le gouvernement lui-même connaît tout cela. On le voit s’accommoder de la coexistence des salaires en francs congolais sur le sol congolais pendant que, sur le même sol, de pans entiers de l’économie fonctionnement au dollar. Les fonctionnaires sont payés en franc congolais alors que les frais de scolarité des écoles et des universités sont exigés en dollars, le plus officiellement du monde. Le secteur financier qui est, comme on dit, à l’économie ce que le sang est au corps humain est manifestement désorganisé, voir en ruines, alors qu’on a besoin de sa santé pour la santé de toute l’économe afin que le pays marche et réussisse son développement. Les nouveaux billets à valeur faciale élevée ne sont  pas encore parvenu, quoi qu’en dise le chef du gouvernement, à redonner un vrai poids de  au franc national dans un système où le dollar règne en dictateur heureux. Si tout cela est vécu en toute tranquillité, c’est le signe que l’on sait une chose : le vrai problème est ailleurs et doit être abordé avec rigueur. En fait, nous avons un problème de leadership éthique et de force d’efficacité économique qu’il nous faut impérativement résoudre, ici et maintenant.
S’il a parlé comme il l’a fait au Sénat dans une magnifique diplomatie du langage, c’est le signe que Matata Ponyo Mapon est en train de prendre conscience qu’il faut une autre politique que celle de la satisfaction des exigences économiques : la politique du changement de l’être congolais dans son imaginaire créateur.  
Repenser globalement le destin du Congo
Disons-le autrement : si le problème n’est pas seulement économique, financier et monétaire ; s’il concerne l’être congolais, les bases de l’être ensemble de la nation ainsi que les  valeurs politiques et socioculturelles à partager en fonction d’une destinée de liberté et de puissance, c’est d’une autre vision de l’économie, fécondée par les semences d’une bonne politique que le Congo a besoin. Ou plus exactement : c’est d’une autre économie sociopolitique globale de l’imaginaire que la nation a besoin, une dynamique de la nouvelle imagination de notre pays dans la place qu’il doit ambitionner d’occuper dans le monde, compte tenu de son poids démographique, de ses ressources naturelles et humaines, de ses aspirations populaires à la liberté et de son besoin de se faire respecter dans le concert des nations, grâce à une vraie politique de puissance.
Les voix qui connaissent parfaitement la situation catastrophique de la RDC l’ont dit explicitement dans l’accord-cadre pour la paix signé à Addis-Abeba sous l’égide des Nations Unies, quand elles proposent au pays les vraies priorités d’aujourd’hui :
-          Continuer et approfondir la réforme  du secteur de la sécurité, en particulier en ce qui concerne  l’armée et la police,
-          Consolider l’autorité de l’Etat, en particulier à l’est de la République démocratique du Congo, y compris en empêchant les groupes armés de déstabiliser les pays voisins.
-          Effectuer  des progrès en ce qui concerne la décentralisation.
-          Promouvoir le développement économique, y compris au sujet  de l’expansion des infrastructures et de la fourniture des services sociaux de base.
-          Promouvoir la réforme structurelle des institutions de l’Etat, y compris la réforme des finances, et
-          Promouvoir les objectifs de réconciliation nationale, de tolérance et de démocratisation.
Vous avez bien lu : aucune trace de la dé-dollarisation dans ce programme d’urgence. Du moins pas encore. Aujourd’hui, ce n’est pas la dédollarisation qui est au centre de nos priorités au Congo, c’est le Congo même en tant que nation et être à réinventer, à re-créer, à construire dans un dynamisme créateur global. Le Congo des nouveaux Congolais transformés dans les fondations rationnelles, éthiques et spirituelles de leur être et de leur vie, dans toutes les couches de la population
La vraie révolution à faire, c’est celle-là. Elle est la condition de toutes les autres révolutions pour construire le Congo de la grandeur, le Congo de la puissance commerciale, de la puissance technologique et de la puissance écologique dont a rêvé le chef du gouvernement devant les Sénateurs et devant toute la nation.

Kä Mana
Président de Pole Institute
  

Notes
1.                           Ce livre a été récemment réédité par les Editions Mainebuc à Paris, après être disparu du circuit commercial pour des raisons que certains Africains jugent comme essentiellement politiques et idéologiques internes à l’idéologie de la France-Afrique.
2.                           Samir Amin, La déconnexion, Pour sortir du système mondial, Paris, L’Harmattan, 1985.
3.                           Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement, Paris, L’Harmattan, 1991.
4.                           Daniel Etounga-Manguelle, L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel ?, Paris, Nouvelles du Sud, 1991.
5.                           Achille Mbembe, De la Postcolonie, Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000 ; Sortir de la Grande nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, Paris, 2010 ;
6.                           Ce contexte, on le sait, génère une économie où l’enrichissement est liée à l’émergence des mafia, des crimes organisös et des logiques parallèles que l’Etat ne contrôle plus. Lire à ce sujet : Patrick Chabal, « Pouvoir et violence en Afrique postcoloniale », Politique africaine, N° 42, 1991.