jeudi 16 février 2017

Préface de Dimandja Eluy’a Kondo à mon livre: Destinée négro-africaine

Voici la préface de Dimandja Eluy'a Kondo à mon livre Destinée négro-africaine. Consacré à l'analyse de la crise africaine dans toute son ampleur et dans toute sa profondeur, cet ouvrage qui a inauguré mon entrée en philosophie en 1987 n' a vieillé ni dans ses thèmes de fond ni dans les perspectives qu'il ouvre pour les génératipns montantes aujourd'hui.  Je vous propose ici sa version en PDF.

 

Rares sont, en philosophie africaine, les contributions qui, à ce jour, ont poussé l’exigence de radicalité propre à la démarche philosophique jusqu’à ce point de la spéculation où s’impose le sentiment existentiel que, depuis plus longtemps qu’on ose le penser, l’être et le devenir de l’Afrique noire chancellent. Rares aussi sont les méditations qui, ayant démonté les mécanismes des tentatives faites pour calmer cette inquiétude fondamentale par des discours d’une impétuosité stérile ou d’une désobligeante complicité, s’interdisent toute précipitation dans la recherche des solutions à une problématique insuffisamment mesurée. Si le lecteur de ces lignes estime être préoccupé par des formules plus percutantes que sensées, s’il cherche des recettes qui vaillent parole d’Evangile pour une action immédiate, au lieu d’un propos fondé dans les difficultés d’être des Négro-Africains, dans les impasses de leur connaître ainsi que dans les incohérences de leur agir, prière lui est instamment faite de ne pas entamer la lecture de cette perle de la philosophie africaine contemporaine.
Cette mise au point mérite d’être faite dès le départ. S’engageant à traiter de la destinée négro-africaine comme problème philosophique, Kä Mana s’interdit tous les raccourcis ; il s’attelle résolument et sans relâche à faire toute la route ; une route qui va de la dérive au sens, et qu’il fraie, avec toutes les ressources de l’analyse, sur le terrain de l’herméneutique. Celle-ci joue son rôle le plus complet, dans la mesure où elle fait advenir le sens le plus riche de la quête du sens. Ici, en effet, la quête du sens apparaît comme l’exigence d’une réponse radicale à une crise qu’il ne sied pas de prendre pour un simple trouble provoqué par le trop connu deus ex machina qu’est l’Occident, ce dieu tellement décrié qu’il prend de plus le visage d’un mauvais alibi. Avec Kä Mana, la recherche du sens prend tout son sens, pour une autre raison encore. Ce n’est pas irrémédiablement vers les produits culturels déjà constitués que cette recherche est orientée. A une herméneutique diachronisante vers le passé, il adjoint pour la compléter plutôt que pour l’y opposer – une herméneutique diachronisante vers l’avenir. Il le dit fort bien : le sens n’est pas seulement « en amont », il est aussi « en aval », il n’est pas seulement archéologie, il est aussi téléologie. En effet, toute sa capacité de mobilisation, qui est tout le contraire de la fétichisation, de l’esthétisation et de la folklorisation (ces dangers que Kä Mana dénonce, à juste titre, comme les vers qui  rongent de l’intérieur l’entreprise culturaliste), toute la capacité de mobilisation du sens ne peut se déployer que lorsque celui-ci et conçu comme « une figure de l’avenir », comme un pôle vers lequel nous tendons, cette tension étant ce qui et ici appelé « dynamique évocative ».
Evocation n’est ni répétition ni reprise. L’herméneutique philosophique elle-même n’est rien de tout cela, si répétition et reprise consistent, comme dans la pratique théorique qu’en font certains, en un détour obligé par le symbolique constituée, en une analyse succulente de la seule ancestralité. L’évocation est tout autre chose. Elle est méthode de la méditation philosophique qui s’installe dans l’axe existentiel toujours tumultueux et toujours tendu entre l’amont et l’aval, elle a pour préoccupation de réconcilier la lucidité avec la créativité, la mémoire avec l’imagination, la conscience historique avec l’exigence de métamorphose. C’est cette évocation qui est la méthode de la philosophie courageuse de Kä Mana ; courageuse en ce qu’elle s’attaque à un problème aussi crucial que le chemin de Golgotha de l’Afrique noire, ce chemin si long, si escarpé et tellement sans issue que le philosophe a mille fois raison de l’appeler ontologique.
Ce qui est en jeu dans cette ontologie, c’est bien entendu, la liberté. L’illustre héros de la politique, P-E. Lumumba, disait de la liberté qu’elle est « l’idéal pour lequel de tout temps les meilleurs parmi les hommes ont su combattre et mourir ». Ce langage est celui du feu de l’homme d’action. Le propre du feu n’est pas d’être toujours l’expression d’une pensée radicale et radicalement fondée dans les profondeurs de l’être. Si la liberté est feu, c’est, nous explique Kä Mana, le feu d’un foyer à entretenir par le constant apport d’un bois qui s’appelle tour à tour, sinon concomitamment, fondation, constitution, initiative et utopie. Sans la rencontre de ces faisceaux conceptuels qui s’avèrent être les structures ontologiques de l’être-là, il n’y a pas de liberté.  Le politicien n’a pas tort ; mais le philosophe lui explique qu’il faudra toujours aller jusqu’au bout, jusqu’à la découverte de cette philosophie où ce qui est appelé à user du pouvoir de fondation, de la faculté de constitution, de la capacité d’initiative et des audaces de l’utopie, ce n’est pas seulement l’homme et en l’occurrence l’homme négro-africain, mais la philosophie elle-même.
J’apprécie beaucoup, à cet égard, la profonde méditation, à laquelle nous convie Kä Mana, le retour toujours indispensable à la caverne de Platon. Ce retour signifie, d’après lui, que « le seul lieu du philosophe est la nuit de son propre questionnement ». Ceci fait de la philosophie le contexte de la philosophie. Confiance en la raison philosophique dans toute sa densité. Refus des splendeurs à jamais perdues d’un jardin d’Eden dont la nostalgie n’enlève rien à la rugosité de l’être, la philosophie ne devrait vivre et mourir que de ses propres exigences.
Il n’est pas sûr que ce concept de la philosophie qui ne serait qu’au service de la philosophie, nourrie et entretenue par rien d’autre qu’elle-même soit un concept qu’adopteront sans discussion la plupart de lecteurs de ce livre. Mais toujours est-il que l’arbre de la connaissance que Kä Mana plante en formulant cette exigence portera son fruit : le fruit du discernement entre l’éclairage qui vient de l’ailleurs, de la non-philosophie, et celui que seul l’entendement produit. Il faut aller à la clarté ; mais on n’y va pas en quittant la caverne. « La lumière, écrit Kä Mana, c’est la caverne re-totalisée par la dynamique de la conscience, par l’énergétique nouvelle qui tisse le lien entre l’ancienne forme de la totalité opaque et le nouveau visage fissuré que cette totalité prend à partir de l’exigence de la conscience ». on touche ici à la liberté dans son sens le plus fort : le pouvoir, précisément, de constitution et d’organisation des concepts ainsi que des choses, le pouvoir d’être et de faire, le pouvoir de faire être, le pouvoir de la rationalité.
Le thème de la rationalité tel que développé dans ce livre est instructif à plus d’un égard. Kä Mana ne se lamente pas sur l’infécondité des productions théoriques africaines. Creusant l’idée de la rationalité toujours conformément à l’exigence de radicalité qu’il s’est fixé dès le départ, il reprend la problématique « rationalitaire » à partir du niveau où l’épistémologie fait écho à l’ontologie. Il est clairement montré que les crises et impasses épistémologiques, les balbutiements et les insuffisances de théorisation ne s’expliquent pas intégralement, tant qu’on les limite à la seule sphère du connaître, un connaître africain encore mimétique, mais qu’il faut les considérer comme symptomatiques des dérèglements de la conscience d’être et des relations ontologiques qui lient l’esprit humain au monde, à l’histoire et aux autres. Aussi, quand il est question de travailler aux nouvelles rationalités africaines, c’est-à-dire quand il s’agit, comme le dit si bien Kä Mana, « de donner sens à l’histoire et d’éclairer l’action sur ses enjeux les plus radicaux », ne faut-il donc pas s’arrêter à mi-chemin sur la route de l’histoire et de la métaphysique.
Sur le plan de notre longue marche dans le temps, c’est un recours sans complaisance à l’Egypte comme mythe fondateur que prône Kä Mana. Pour nos consciences historiques moins enclines à la longue durée qu’à l’histoire immédiate, pour nos mémoires plus pleines de « soleils des indépendances » que de lunes de nos provenances, cette évocation de l’Egypte, brève mais extrêmement suggestive, à laquelle s’emploie Kä Mana, est sans contexte l’un des temps les plus forts de son discours. C’est de l’Egypte théocratique qu’il est indispensable de partir pour comprendre la dérive des civilisations et des cultures, des techniques et des sciences en Afrique. Le savoir, en Egypte, était un savoir sacré comportant schématiquement deux aspects : l’ésotérique et l’exotérique. Le savoir ésotérique, c’est le savoir caché, nocturne, développé et conservé suivant des mécanismes occultes que détenaient les seuls initiés. Le savoir exotérique, quant à lui, c’est le savoir dit diurne parce qu’on l’exerce au grand jour et qu’il est, en principe et en pratique, accessible à l’esprit ainsi qu’aux manipulations de tous. Dans le chef de ses prêtres et autres agents de la théocratie, l’Egypte disposait d’une instance de réflexion et de décision qui régulait les conflits entre les deux versants de la sagesse, et qui assurait la traduction du langage de l’un dans celui de l’autre. La tradition grecque qui, elle aussi, s’est abreuvée dans les sources de ce savoir ambivalent, en a tiré les eaux dans lesquelles se sont moulées la civilisation et la culture européennes marquées par l’exotérique, et que Heidegger a su si bien interpréter à partir de la question de la différence ontologique. Les choix historiques que, consciemment ou inconsciemment, l’Afrique, dès avant l’ingérence européenne, a été amenée à opérer, les types de rationalité que, brutalement ou insidieusement, les nécessités de l’environnement matériel et de l’organisation sociale lui ont imposés, l’ont conduite à privilégier, dans son héritage égyptien, l’ésotérique au détriment de l’exotérique. Kä Mana ne joue pas au devin ; il ne nous dit pas ce qui se serait passé, par exemple, dans l’hypothèse où les deux versants se seraient développés concomitamment ; mais ce à quoi l’opinion fondamentale ainsi prise par l’Afrique a abouti lui paraît pouvoir expliquer et notre vulnérabilité dans le passé récent et le penchant irrésistible des leaders politiques actuels pour des régimes aux allures hypercentralisatrices. « Pour n’avoir pas entretenu la force de créativité de l’exotérique égyptien, pour s’être enfermé seulement dans un ésotérique centré sur son pouvoir d’intégration sociale, le pouvoir d’être de l’Afrique traditionnelle s’est figé dans la gloire d’une rationalité de pure conformation au lieu d’une rationalité de créativité et d’intervention à l’échelle du concret. Il a ainsi créé de grands empires et des pouvoirs politique forts, mais c’était déjà un monde dont la gloire même creusait la tombe prochaine ». Face à cette rationalité empreinte de la « répétition d’un même originel », Kä Mana a la présence d’esprit de magnifier la figure exemplaire de la tradition hébraïque qui, informée elle aussi par l’Egypte, s’est vouée à un destin auquel, bien à tort, les penseurs et historiens négro-africains n’ont pas encore suffisamment fait mérite. De par son exode de l’Egypte pharaonique, la tradition hébraïque a institué des structures de la conscience d’être au monde et d’interprétation de l’histoire qui ne sont justiciables ni de la seule théocratie ni de la seule question grecque de la différence ontologique. Elle s’est simplement et librement fondé le monde et l’être : « Au commencement, Dieu créa le Ciel et la Terre ». En rappelant opportunément cette phrase inaugurale du livre de la Genèse et ordonnatrice de la rationalité hébraïque, Kä Mana entrevoit aussitôt tout l’espace qu’elle ouvre à l’esprit et à la liberté de l’homme : « cette rationalité trouve ainsi ses fondements dans l’acte divin de création afin de se déployer dans la liberté créatrice de l’homme en tant qu’image de Dieu. Il y a ici un nouveau rapport, une nouvelle médiation herméneutique entre l’ésotérique et l’exotérique, entre le diurne et le nocturne. L’ésotérique cesse d’être l’ésotérique pour devenir la clarté de l’expérience de Dieu pour tout le peuple. L’exotérique est du même coup libéré des arcanes occultes pour prendre la forme d’une recherche concrète dans le champ de l’histoire ».
Nous avons beaucoup à apprendre de cette tradition hébraïque, nous qui sommes aussi sortis de l’Egypte sans oser rompre avec elle ; nous qui n’en avons gardé qu’une portion congrue. Et pourtant, c’est à la même Egypte, propose Kä Mana, qu’il nous faut recourir comme à un mythe pour lui demander ce qu’on demande à tout mythe mobilisateur : de tonifier notre imaginaire et de nous fournir les éléments idéels susceptibles de nous faire comprendre, par l’amont, la figure de notre destinée. C’est à elle qu’il faut demander, afin de faire face aux exigences de l’aval, toutes les énergies que seul peut fournir un point de repère aussi dense que le mythe d’un paradis perdu, quand il est bien intégré dans une eschatologie exigeante. Il y a une tâche gigantesque d’autant plus que le Sahara qui noue sépare de l’Egypte n’est pas simplement géographique ; mais, suivant le mot même de Kä Mana, métaphysique.
L’horizon de la métaphysique de la destinée négro-africaine est encore inhabité. La raison est toute simple : la réflexion spéculative n’a pas encore trouvé des fondements idéels à la mesure de la profondeur d’un tel projet. Mais où les trouver ces fondements ? Est-ce dans les plages de la tradition où le culturalisme les cherche à la manière ethnologique ? Ou est-ce dans les diatribes contre l’ingérence européenne, qui sont devenues le lot des discours d’une socio-économie plus médiatiquement bruyante que politiquement efficiente ? Au-delà des unes et des autres, répond Kä Mana ; et c’est, précisément, dans l’expérience de réduction dont on peut dire que nous l’avons entamée par notre sortie de l’Egypte ; expérience de réduction qui nous a rendu poreux aux interventions extérieures, celles qui, tout récemment, ont fini par nous « neutraliser ». C’est de ce « néant » et de « rien » dont il nous faut réaliser la radicalité, que la réflexion ontologique doit partir pour engager une discussion de nous-mêmes en tant qu’être-homme et en tant qu’être-peuple. « Comme peuple, est-il écrit dans ce livre, nous avons vu la mort en face. Nous ne pouvons pas faire que cela n’ait pas eu lieu, que l’épreuve ne nous ait pas traversés de fond en comble dans la substance même de notre être. Là se situe le lieu métaphysique radical de notre prise de parole. Là et nulle part ailleurs, si l’on veut rester philosophe et assumer le destin d’une existence « problématique ». C’est de là que doit éclore un pensée rigoureusement spéculative à l’instar de celle qui s’amorce silencieusement dans ce livre ; une pensée qui ne se dérobe pas devant l’ampleur de sa problématique et qui ne verse pas, non plus, dans des illusions concernant son propre statut.
Car, dérive, déchirure, dislocation, Kä Mana ne dit pas qu’il est immunisé contre ces affections ontologiques dont il montre admirablement l’impact ravageur sur les prises de position épistémologiques des penseurs négro-africains. Un esprit philosophique conscient d’une si immense dérive ne va pas à la quête du sens en feignant de laisser la dérive derrière lui. C’est à partir de la dérive, mais en même temps avec elle, qu’on va au sens, ou bien ce n’est pas au sens que l’on va. Kä Mana nous le montre bien, lui qui reconnaît qu’il participe, lui aussi, des ambiguïtés des pratiques théoriques négro-africaines, à cette différence près que sa dérive à lui est « une dérive qui se dépasse elle-même par le travail de la conscience réflexive, par l’exercice de la liberté ontologique et par une ardente volonté de métamorphose ». Il ajoute aussitôt, très significativement, ce mot d’André Leroi-Gourhan, qu’il s’applique : « toute théorie est un peu un autoportrait » ; toute théorie, quelque critique qu’elle soit, est traversée de part en part par le souci constant de prendre la mesure des autres et de soi-même, la mesure des grandes traditions et celle des enjeux de la modernité. La méditation développée ici en quatre stations modestement appelées « études » est exemplaire par la passion raisonnable qui l’anime dans la lutte contre tous les unanimismes auxquels est fait le grief de s’en tenir à la surface de l’histoire, du connaître  et de l’être. Ayant déjà investi de l’intérieur le champ de la recherche théorique africaine, les uns de la façon plus subtile que les autres, les unanimismes ont entrepris d’émousser les armes mêmes de la spéculation et de l’existence que sont l’étonnement, le doute et la problématicité. Kä Mana, pour nous le dire, prend parti de la franchise qui frise l’irrévérence. En faisant état de son malaise face à des positions trop sûres d’elles-mêmes et qui tendent à imposer une unanimité sans considérants, le philosophe nous met nous-mêmes en état d’inquiétude sinon d’irritation. Mais n’est-ce pas là une situation propre à nous faire douter de nous-même ? Prenons garde que les incidences de l’affectivité n’obscurcissent les enjeux de la pensée authentique.