Blog de Ka Mana
mercredi 20 septembre 2017
jeudi 16 février 2017
Préface de Dimandja Eluy’a Kondo à mon livre: Destinée négro-africaine
Voici la préface de Dimandja Eluy'a Kondo à mon livre Destinée négro-africaine. Consacré à l'analyse de la crise africaine dans toute son ampleur et dans toute sa profondeur, cet ouvrage qui a inauguré mon entrée en philosophie en 1987 n' a vieillé ni dans ses thèmes de fond ni dans les perspectives qu'il ouvre pour les génératipns montantes aujourd'hui. Je vous propose ici sa version en PDF.
Rares sont, en philosophie
africaine, les contributions qui, à ce jour, ont poussé l’exigence de
radicalité propre à la démarche philosophique jusqu’à ce point de la
spéculation où s’impose le sentiment existentiel que, depuis plus longtemps
qu’on ose le penser, l’être et le devenir de l’Afrique noire chancellent. Rares
aussi sont les méditations qui, ayant démonté les mécanismes des tentatives
faites pour calmer cette inquiétude fondamentale par des discours d’une
impétuosité stérile ou d’une désobligeante complicité, s’interdisent toute
précipitation dans la recherche des solutions à une problématique
insuffisamment mesurée. Si le lecteur de ces lignes estime être préoccupé par
des formules plus percutantes que sensées, s’il cherche des recettes qui
vaillent parole d’Evangile pour une action immédiate, au lieu d’un propos fondé
dans les difficultés d’être des Négro-Africains, dans les impasses de leur
connaître ainsi que dans les incohérences de leur agir, prière lui est
instamment faite de ne pas entamer la lecture de cette perle de la philosophie
africaine contemporaine.
Cette mise au point mérite
d’être faite dès le départ. S’engageant à traiter de la destinée
négro-africaine comme problème philosophique, Kä Mana s’interdit tous les
raccourcis ; il s’attelle résolument et sans relâche à faire toute la
route ; une route qui va de la dérive au sens, et qu’il fraie, avec toutes
les ressources de l’analyse, sur le terrain de l’herméneutique. Celle-ci joue
son rôle le plus complet, dans la mesure où elle fait advenir le sens le plus
riche de la quête du sens. Ici, en effet, la quête du sens apparaît comme
l’exigence d’une réponse radicale à une crise qu’il ne sied pas de prendre pour
un simple trouble provoqué par le trop connu deus ex machina qu’est l’Occident, ce dieu tellement décrié qu’il
prend de plus le visage d’un mauvais alibi. Avec Kä Mana, la recherche du sens
prend tout son sens, pour une autre raison encore. Ce n’est pas
irrémédiablement vers les produits culturels déjà constitués que cette
recherche est orientée. A une herméneutique diachronisante vers le passé, il
adjoint pour la compléter plutôt que pour l’y opposer – une herméneutique
diachronisante vers l’avenir. Il le dit fort bien : le sens n’est pas
seulement « en amont », il est aussi « en aval », il n’est
pas seulement archéologie, il est aussi téléologie. En effet, toute sa capacité
de mobilisation, qui est tout le contraire de la fétichisation, de
l’esthétisation et de la folklorisation (ces dangers que Kä Mana dénonce, à
juste titre, comme les vers qui rongent
de l’intérieur l’entreprise culturaliste), toute la capacité de mobilisation du
sens ne peut se déployer que lorsque celui-ci et conçu comme « une figure
de l’avenir », comme un pôle vers lequel nous tendons, cette tension étant
ce qui et ici appelé « dynamique évocative ».
Evocation n’est ni répétition
ni reprise. L’herméneutique philosophique elle-même n’est rien de tout cela, si
répétition et reprise consistent, comme dans la pratique théorique qu’en font certains,
en un détour obligé par le symbolique constituée, en une analyse succulente de
la seule ancestralité. L’évocation est tout autre chose. Elle est méthode de la
méditation philosophique qui s’installe dans l’axe existentiel toujours
tumultueux et toujours tendu entre l’amont et l’aval, elle a pour préoccupation
de réconcilier la lucidité avec la créativité, la mémoire avec l’imagination,
la conscience historique avec l’exigence de métamorphose. C’est cette évocation
qui est la méthode de la philosophie courageuse de Kä Mana ; courageuse en
ce qu’elle s’attaque à un problème aussi crucial que le chemin de Golgotha de
l’Afrique noire, ce chemin si long, si escarpé et tellement sans issue que le
philosophe a mille fois raison de l’appeler ontologique.
Ce qui est en jeu dans cette
ontologie, c’est bien entendu, la liberté. L’illustre héros de la politique, P-E.
Lumumba, disait de la liberté qu’elle est « l’idéal pour lequel de tout
temps les meilleurs parmi les hommes ont su combattre et mourir ». Ce
langage est celui du feu de l’homme d’action. Le propre du feu n’est pas d’être
toujours l’expression d’une pensée radicale et radicalement fondée dans les
profondeurs de l’être. Si la liberté est feu, c’est, nous explique Kä Mana, le
feu d’un foyer à entretenir par le constant apport d’un bois qui s’appelle tour
à tour, sinon concomitamment, fondation, constitution, initiative et utopie.
Sans la rencontre de ces faisceaux conceptuels qui s’avèrent être les
structures ontologiques de l’être-là, il n’y a pas de liberté. Le politicien n’a pas tort ; mais le
philosophe lui explique qu’il faudra toujours aller jusqu’au bout, jusqu’à la
découverte de cette philosophie où ce qui est appelé à user du pouvoir de
fondation, de la faculté de constitution, de la capacité d’initiative et des
audaces de l’utopie, ce n’est pas seulement l’homme et en l’occurrence l’homme
négro-africain, mais la philosophie elle-même.
J’apprécie beaucoup, à cet
égard, la profonde méditation, à laquelle nous convie Kä Mana, le retour
toujours indispensable à la caverne de Platon. Ce retour signifie, d’après lui,
que « le seul lieu du philosophe est la nuit de son propre
questionnement ». Ceci fait de la philosophie le contexte de la
philosophie. Confiance en la raison philosophique dans toute sa densité. Refus
des splendeurs à jamais perdues d’un jardin d’Eden dont la nostalgie n’enlève
rien à la rugosité de l’être, la philosophie ne devrait vivre et mourir que de
ses propres exigences.
Il n’est pas sûr que ce
concept de la philosophie qui ne serait qu’au service de la philosophie,
nourrie et entretenue par rien d’autre qu’elle-même soit un concept
qu’adopteront sans discussion la plupart de lecteurs de ce livre. Mais toujours
est-il que l’arbre de la connaissance que Kä Mana plante en formulant cette
exigence portera son fruit : le fruit du discernement entre l’éclairage
qui vient de l’ailleurs, de la non-philosophie, et celui que seul l’entendement
produit. Il faut aller à la clarté ; mais on n’y va pas en quittant la
caverne. « La lumière, écrit Kä Mana, c’est la caverne re-totalisée par la
dynamique de la conscience, par l’énergétique nouvelle qui tisse le lien entre
l’ancienne forme de la totalité opaque et le nouveau visage fissuré que cette
totalité prend à partir de l’exigence de la conscience ». on touche ici à
la liberté dans son sens le plus fort : le pouvoir, précisément, de
constitution et d’organisation des concepts ainsi que des choses, le pouvoir
d’être et de faire, le pouvoir de faire être, le pouvoir de la rationalité.
Le thème de la rationalité
tel que développé dans ce livre est instructif à plus d’un égard. Kä Mana ne se
lamente pas sur l’infécondité des productions théoriques africaines. Creusant
l’idée de la rationalité toujours conformément à l’exigence de radicalité qu’il
s’est fixé dès le départ, il reprend la problématique « rationalitaire »
à partir du niveau où l’épistémologie fait écho à l’ontologie. Il est
clairement montré que les crises et impasses épistémologiques, les
balbutiements et les insuffisances de théorisation ne s’expliquent pas intégralement,
tant qu’on les limite à la seule sphère du connaître, un connaître africain
encore mimétique, mais qu’il faut les considérer comme symptomatiques des
dérèglements de la conscience d’être et des relations ontologiques qui lient
l’esprit humain au monde, à l’histoire et aux autres. Aussi, quand il est
question de travailler aux nouvelles rationalités africaines, c’est-à-dire
quand il s’agit, comme le dit si bien Kä Mana, « de donner sens à
l’histoire et d’éclairer l’action sur ses enjeux les plus radicaux », ne
faut-il donc pas s’arrêter à mi-chemin sur la route de l’histoire et de la
métaphysique.
Sur le plan de notre longue
marche dans le temps, c’est un recours sans complaisance à l’Egypte comme mythe
fondateur que prône Kä Mana. Pour nos consciences historiques moins enclines à
la longue durée qu’à l’histoire immédiate, pour nos mémoires plus pleines de
« soleils des indépendances » que de lunes de nos provenances, cette
évocation de l’Egypte, brève mais extrêmement suggestive, à laquelle s’emploie
Kä Mana, est sans contexte l’un des temps les plus forts de son discours. C’est
de l’Egypte théocratique qu’il est indispensable de partir pour comprendre la
dérive des civilisations et des cultures, des techniques et des sciences en
Afrique. Le savoir, en Egypte, était un savoir sacré comportant schématiquement
deux aspects : l’ésotérique et l’exotérique. Le savoir ésotérique, c’est
le savoir caché, nocturne, développé et conservé suivant des mécanismes
occultes que détenaient les seuls initiés. Le savoir exotérique, quant à lui,
c’est le savoir dit diurne parce qu’on l’exerce au grand jour et qu’il est, en
principe et en pratique, accessible à l’esprit ainsi qu’aux manipulations de
tous. Dans le chef de ses prêtres et autres agents de la théocratie, l’Egypte
disposait d’une instance de réflexion et de décision qui régulait les conflits
entre les deux versants de la sagesse, et qui assurait la traduction du langage
de l’un dans celui de l’autre. La tradition grecque qui, elle aussi, s’est
abreuvée dans les sources de ce savoir ambivalent, en a tiré les eaux dans
lesquelles se sont moulées la civilisation et la culture européennes marquées
par l’exotérique, et que Heidegger a su si bien interpréter à partir de la
question de la différence ontologique. Les choix historiques que, consciemment
ou inconsciemment, l’Afrique, dès avant l’ingérence européenne, a été amenée à
opérer, les types de rationalité que, brutalement ou insidieusement, les
nécessités de l’environnement matériel et de l’organisation sociale lui ont
imposés, l’ont conduite à privilégier, dans son héritage égyptien, l’ésotérique
au détriment de l’exotérique. Kä Mana ne joue pas au devin ; il ne nous
dit pas ce qui se serait passé, par exemple, dans l’hypothèse où les deux
versants se seraient développés concomitamment ; mais ce à quoi l’opinion
fondamentale ainsi prise par l’Afrique a abouti lui paraît pouvoir expliquer et
notre vulnérabilité dans le passé récent et le penchant irrésistible des
leaders politiques actuels pour des régimes aux allures hypercentralisatrices.
« Pour n’avoir pas entretenu la force de créativité de l’exotérique
égyptien, pour s’être enfermé seulement dans un ésotérique centré sur son
pouvoir d’intégration sociale, le pouvoir d’être de l’Afrique traditionnelle
s’est figé dans la gloire d’une rationalité de pure conformation au lieu d’une
rationalité de créativité et d’intervention à l’échelle du concret. Il a ainsi
créé de grands empires et des pouvoirs politique forts, mais c’était déjà un
monde dont la gloire même creusait la tombe prochaine ». Face à cette
rationalité empreinte de la « répétition d’un même originel », Kä
Mana a la présence d’esprit de magnifier la figure exemplaire de la tradition
hébraïque qui, informée elle aussi par l’Egypte, s’est vouée à un destin
auquel, bien à tort, les penseurs et historiens négro-africains n’ont pas
encore suffisamment fait mérite. De par son exode de l’Egypte pharaonique, la
tradition hébraïque a institué des structures de la conscience d’être au monde
et d’interprétation de l’histoire qui ne sont justiciables ni de la seule
théocratie ni de la seule question grecque de la différence ontologique. Elle
s’est simplement et librement fondé le monde et l’être : « Au
commencement, Dieu créa le Ciel et la
Terre ». En rappelant opportunément cette phrase
inaugurale du livre de la
Genèse et ordonnatrice de la rationalité hébraïque, Kä Mana
entrevoit aussitôt tout l’espace qu’elle ouvre à l’esprit et à la liberté de
l’homme : « cette rationalité trouve ainsi ses fondements dans l’acte
divin de création afin de se déployer dans la liberté créatrice de l’homme en
tant qu’image de Dieu. Il y a ici un nouveau rapport, une nouvelle médiation
herméneutique entre l’ésotérique et l’exotérique, entre le diurne et le nocturne.
L’ésotérique cesse d’être l’ésotérique pour devenir la clarté de l’expérience
de Dieu pour tout le peuple. L’exotérique est du même coup libéré des arcanes
occultes pour prendre la forme d’une recherche concrète dans le champ de
l’histoire ».
Nous avons beaucoup à
apprendre de cette tradition hébraïque, nous qui sommes aussi sortis de
l’Egypte sans oser rompre avec elle ; nous qui n’en avons gardé qu’une
portion congrue. Et pourtant, c’est à la même Egypte, propose Kä Mana, qu’il
nous faut recourir comme à un mythe pour lui demander ce qu’on demande à tout
mythe mobilisateur : de tonifier notre imaginaire et de nous fournir les
éléments idéels susceptibles de nous faire comprendre, par l’amont, la figure
de notre destinée. C’est à elle qu’il faut demander, afin de faire face aux
exigences de l’aval, toutes les énergies que seul peut fournir un point de
repère aussi dense que le mythe d’un paradis perdu, quand il est bien intégré
dans une eschatologie exigeante. Il y a une tâche gigantesque d’autant plus que
le Sahara qui noue sépare de l’Egypte n’est pas simplement géographique ;
mais, suivant le mot même de Kä Mana, métaphysique.
L’horizon de la métaphysique
de la destinée négro-africaine est encore inhabité. La raison est toute
simple : la réflexion spéculative n’a pas encore trouvé des fondements
idéels à la mesure de la profondeur d’un tel projet. Mais où les trouver ces
fondements ? Est-ce dans les plages de la tradition où le culturalisme les
cherche à la manière ethnologique ? Ou est-ce dans les diatribes contre
l’ingérence européenne, qui sont devenues le lot des discours d’une
socio-économie plus médiatiquement bruyante que politiquement efficiente ?
Au-delà des unes et des autres, répond Kä Mana ; et c’est, précisément,
dans l’expérience de réduction dont on peut dire que nous l’avons entamée par
notre sortie de l’Egypte ; expérience de réduction qui nous a rendu poreux
aux interventions extérieures, celles qui, tout récemment, ont fini par nous
« neutraliser ». C’est de ce « néant » et de
« rien » dont il nous faut réaliser la radicalité, que la réflexion
ontologique doit partir pour engager une discussion de nous-mêmes en tant
qu’être-homme et en tant qu’être-peuple. « Comme peuple, est-il écrit dans
ce livre, nous avons vu la mort en face. Nous ne pouvons pas faire que cela
n’ait pas eu lieu, que l’épreuve ne nous ait pas traversés de fond en comble
dans la substance même de notre être. Là se situe le lieu métaphysique radical
de notre prise de parole. Là et nulle part ailleurs, si l’on veut rester
philosophe et assumer le destin d’une existence « problématique ». C’est
de là que doit éclore un pensée rigoureusement spéculative à l’instar de celle
qui s’amorce silencieusement dans ce livre ; une pensée qui ne se dérobe
pas devant l’ampleur de sa problématique et qui ne verse pas, non plus, dans
des illusions concernant son propre statut.
Car, dérive, déchirure,
dislocation, Kä Mana ne dit pas qu’il est immunisé contre ces affections
ontologiques dont il montre admirablement l’impact ravageur sur les prises de
position épistémologiques des penseurs négro-africains. Un esprit philosophique
conscient d’une si immense dérive ne va pas à la quête du sens en feignant de
laisser la dérive derrière lui. C’est à partir de la dérive, mais en même temps
avec elle, qu’on va au sens, ou bien ce n’est pas au sens que l’on va. Kä Mana
nous le montre bien, lui qui reconnaît qu’il participe, lui aussi, des
ambiguïtés des pratiques théoriques négro-africaines, à cette différence près
que sa dérive à lui est « une dérive qui se dépasse elle-même par le
travail de la conscience réflexive, par l’exercice de la liberté ontologique et
par une ardente volonté de métamorphose ». Il ajoute aussitôt, très
significativement, ce mot d’André Leroi-Gourhan, qu’il s’applique :
« toute théorie est un peu un autoportrait » ; toute théorie,
quelque critique qu’elle soit, est traversée de part en part par le souci
constant de prendre la mesure des autres et de soi-même, la mesure des grandes
traditions et celle des enjeux de la modernité. La méditation développée ici en
quatre stations modestement appelées « études » est exemplaire par la
passion raisonnable qui l’anime dans la lutte contre tous les unanimismes
auxquels est fait le grief de s’en tenir à la surface de l’histoire, du connaître et de l’être. Ayant déjà investi de
l’intérieur le champ de la recherche théorique africaine, les uns de la façon
plus subtile que les autres, les unanimismes ont entrepris d’émousser les armes
mêmes de la spéculation et de l’existence que sont l’étonnement, le doute et la
problématicité. Kä Mana, pour nous le dire, prend parti de la franchise qui
frise l’irrévérence. En faisant état de son malaise face à des positions trop
sûres d’elles-mêmes et qui tendent à imposer une unanimité sans considérants,
le philosophe nous met nous-mêmes en état d’inquiétude sinon d’irritation. Mais
n’est-ce pas là une situation propre à nous faire douter de nous-même ?
Prenons garde que les incidences de l’affectivité n’obscurcissent les enjeux de
la pensée authentique.
Pays/territoire :
Goma, Democratic Republic of the Congo
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