Pour une nouvelle économie
sociopolitique de l’imaginaire monétaire en République démocratique du Congo
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Par Kä Mana
J’appelle économie sociopolitique de
l’imaginaire monétaire la manière dont une société, consciemment ou
inconsciemment, comprend et construit son existence économique sur des bases
idéologiques de représentation de la valeur de sa monnaie dans le champ de
l’ordre mondial du marché. Cette représentation de la monnaie et de son poids
économique au sein du marché est en fait, pour une société donnée, une
représentation de soi et de sa propre place à l’intérieur du monde.
Entre servitude volontaire et inservitude sans consistance
Dans son livre aujourd’hui classique,
Monnaie, servitude et liberté1,
l’économiste camerounais Tchuindjang Pouemi a décrit la réalité dont je parle ici
à partir d’une analyse du franc CFA et de ses relations avec le franc français
depuis les indépendances. Il a montré comment, rien que par son arrimage au
système économique français qui lui assurait une certaine stabilité dans le
naufrage généralisé des monnaies d’autres pays africains sans parapluie
néocoloniale, le franc CFA avait configuré l’imaginaire des anciennes colonies
françaises selon les canons d’une servitude volontaire, ou plus ou moins
subtilement imposée. Il montrait aussi
comment une monnaie dont une certaine solidité permettait quelques réussites
remarquables comme celles du miracle ivoirien sous Houphouët-Boigny,
représentait tout simplement un leurre d’intégration dans le monde : le
troc du pouvoir créateur de la liberté et de la dignité, valeurs hautement
humaines, contre une sécurité de type banalement alimentaire sous le chapiteau
du néocolonialisme.
Il s’est constitué à cette époque-là un imaginaire ivoirien qui exaltait
le miracle de la réussite économique du pays en masquant le côté néocolonial du
système. La catastrophe sociale et le chaos monétaire de la Guinée de Sékou
Touré, qui servaient de miroir à la Côte d’Ivoire, empêchait toute remise en
question de l’ordre du pré-carré français. Par sa stabilité et sa valeur
d’échange, le franc CFA était le ferment d’une relation néocoloniale sublimée
en partenariat dont beaucoup d’Ivoiriens s’accommodaient sans autre forme de
procès. Cette monnaie n’était pas seulement
une monnaie, pour ainsi dire. Elle était une vision du monde, une structuration
de l’imaginaire social et une conception de soi idéologique, à l’échelle de
toute la société comme au cœur de chaque individu, de manière plus ou moins
consciente. Elle était aussi le ciment du pré-carré français dans toute
l’Afrique : elle nourrissait un champ politique, elle donnait à l’économie
de ce champ une certaine conscience de
réussite face aux échecs de beaucoup d’autres pays africains. C’était cela sa
force, du point de vue du pragmatisme houphouëtiste. C’était aussi sa
faiblesse, du point de vue de l’utopie libertaire africaine.
Quand les Houphouëtistes ont perdu le
pouvoir dans le pays et qu’une nouvelle équipe s’est emparée des rênes de la
nation sous la direction de Laurent Gbagbo, le problème de la monnaie s’est
régulièrement posé comme symbole de la souveraineté. Des hommes comme Mamadou
Coulibali, président de l’Assemblée nationale au temps du FPI triomphant, n’ont
pas manqué de proposer l’exigence d’une nouvelle monnaie pour échapper aux
mailles du franc CFA, symbole d’une servitude qui brisait la puissance de la
liberté ivoirienne. S’inscrivant dans la ligne économique des analyses de
Tchuindjang Pouemi, ces personnalités-là voulaient ou une monnaie ivoirienne
hors chapiteau néocolonial ou une monnaie africaine nouvelle dans la ligne du
panafricanisme nkrumahiste ou kaddafien. Leur principe économique et financier
était le principe d’inservitude, radicalement. Ce principe ne put jamais
réussir. Dans le contexte des rapports de forces inégaux avec la France,
plombée par une gouvernance d’année en année incohérente, étouffée par un
spiritualisme charismatico-évangélique voudouvoudouesque, entraînée dans un
aveuglement fou qui aboutit à des crimes de guerre et à des crimes contre
l’humanité, l’inservitude à l’ivoirienne créa un imaginaire de haine de l’Occident
chez beaucoup de jeunes chauffés à blanc par Charles Blé Goudé, un imaginaire
d’enfermement sur soi sans une ligne économique et financière claire. Elle
manifestait une telle méconnaissance de l’ordre mondial actuel et de la logique
de ses lois du marché qu’il ne pouvait pas sortir du champ des agitations
stériles et des brouhahas inféconds. Avec la chute de Laurent Gbagbo, elle se
révéla n’avoir été qu’une illusion ruineuse, faute d’un nouveau pragmatisme
stratégique face au goulot d’étranglement du système CFA et de son idéologie de
fond.
Avec le retour des houphouëtistes au
pouvoir à Abidjan, sous l’impulsion d’un président connu partout comme le
modèle parfait du formatage mental des Africains par le FMI ou la Banque
mondiale, les velléités libertaires du FPI dans l’ordre économique, financier
et monétaire du monde actuel se révèlent maintenant comme une parenthèse, un
simple accident dans l’histoire d’une Côte d’Ivoire appelée à redevenir la
vitrine de la nouvelle réussite pour une Afrique sous chapiteau des
Institutions financières internationales.
Si on regarde la situation ivoirienne
comme une situation paradigmatique où se sont opposées la servitude volontaire
et l’inservitude aveugle, il est clair que la monnaie n’est pas que la monnaie
dans l’Afrique actuelle et ses réalités économiques : c’est l’être même d’une
société en quelque sorte, l’être visibilisé
dans ses choix essentiels et ses orientations de fond. En cela, elle s’inscrit dans une économie
politique de l’imaginaire.
Qu’en est-il de la situation en
République démocratique du Congo ? Depuis les négociations économiques de
Bruxelles en 1960 jusqu’à nos jours, la politique et l’économie congolaises
n’ont jamais vécu sous le régime de liberté, même provisoire. Elles se sont
développées dans l’ordre néocolonial, avec de temps à autre des prétentions et
de velléités de libération vite remises à leur place par les Maîtres du monde.
Il y a eu des moments où la servitude volontaire nous a servi d’étoile polaire
et de phare pour notre place dans le monde, quand le pays était l’allié des
Etats-Unis, de la France et de la Belgique pendant la guerre froide. Nous
avions alors la stabilité monétaire que ceux qui détenaient les rênes réelles
de notre économie nous accordait. Il y a eu aussi un temps où l’inservitude
nous tentait, pour une politique de la grandeur, comme lorsque le président Mobutu
découvrit la Chine de Mao Tsé-Toung et zaïrianisa notre économie. Les
conséquences ne se firent pas attendre : d’année en année notre monnaie
s’effondra jusqu’à devenir une monnaie de singe dont l’inflation atteignit des
records mondiaux. Si on ajoute à cela l’incapacité dont firent montre les
dirigeants politiques et les responsables économiques à gérer un pays
moderne, le zaïre monnaie devint l’expression
de notre incurie économique, de notre étourderie politique et de notre désorganisation sociale
endémique : l’expression d’un imaginaire d’asservissement chaotique et
d’impuissance chronique. Je ne suis pas sûr que nous sommes sortis de ce
système : le changement du nom de la monnaie n’a rien transformé dans la
substance de la réalité. C’est là notre problème monétaire de fond, à
l’intérieur du champ économique et financier mondial où nous sommes perçus
aujourd’hui comme un pays malade et désorganisé, incapable non seulement de
promouvoir un ordre de liberté crédible, mais d’être même tout simplement en
mesure d’obéir correctement aux injonctions du Fonds monétaire international,
pour en devenir un élève plus ou moins respectable, plus ou moins doué, plus ou
moins responsable.
Déconnexion responsable ou ajustement structurel réaliste ?
La réalité ivoirienne que j’ai
évoquée comme paradigme d’une économie sociopolitique de l’imaginaire me conduit
à une perception plus vaste de la question de la monnaie et de l’économie en Côte
d’Ivoire et en RDC, pour les situer à l’échelle de tout le continent africain.
Il y a quelques décennies, l’œuvre de Samir Amin préconisait la déconnexion2
comme processus de responsabilité qui ferait sortir l’Afrique des structures de
la dépendance afin qu’elle pense son système économico-financier et monétaire à
partir de ses propres exigences et de ses intérêts internes. Depuis deux
décennies déjà, des analystes comme Axel Kabou3, Daniel
Etounga-Manguelle4 et aujourd’hui, Achille Mbembe5,
proposent aux Africains un pragmatisme sans état d’âme : « s’ajuster
ou périr ». S’ajuster au système mondial dans ses mécanismes et ses
logiques ou périr dans la misère non seulement de l’insignifiance économique,
mais de la disparition de l’être africain comme force qui compte dans le monde
et sur laquelle le monde peut compter.
Si l’on intègre le problème de la
monnaie dans ces débats entre ces deux pôles de la vision de l’Afrique, il
apparaît clairement que les questions idéologiques de la liberté et de la
souveraineté ont laissé place aux questions d’efficacité à résoudre soi-même ses
problèmes, soit à partir de sa propre force de créativité, soit sur la base
d’une logique de maîtrise du marché mondial, dans un ajustement vigoureusement
réussi. Ce qui compte, ce ne sont pas de représentations utopiques d’un destin
fantasmé dans la pureté des idées d’une libération totale et absolue, mais la
construction d’un imaginaire qui convient pour résoudre les problèmes et
conquérir la puissance dans un monde ou seule la puissance compte. La monnaie
que l’on utilise n’a de sens que dans la puissance dont elle peut doter une
société. Son importance n’est pas la liberté qu’elle accorde, mais les liens
économiques mondiaux qu’elle permet de tisser comme expression de puissance. En
fait, c’est la puissance qui est liberté, c’est la puissance qui fait liberté. La
déconnexion est un chemin de puissance quand elle confère le pouvoir de dominer
le champ mondial à partir de soi. Le pragmatisme d’ajustement structurel est
aussi une voie de puissance s’il noue des relations avec les autres en vue de la puissance. D’ailleurs, les flux monétaires
sont tels dans le monde d’aujourd’hui que
seuls comptent la force de convertibilité de chaque monnaie comme expression de
sa puissance et du pouvoir de production des richesses qu’elle rend possible.
L’enjeu n’est pas : Monnaie,
servitude et liberté, mais Monnaie, liberté
et puissance.
Le spécialiste congolais en
géostratégie, Philippe Biyoya, exprime tout cela de manière crue et
abrupte : à ses yeux, le monde d’aujourd’hui est géré par une double
dialectique. A savoir : la
dialectique de la puissance et de l’impuissance, et la dialectique de la
richesse et de la pauvreté. La valeur d’une monnaie dans un pays est le
baromètre de la position que l’on occupe dans cette dialectique. Les monnaies
fortes sont l’expression de la richesse et de la puissance ; les monnaies
faibles, l’expression de la fragilité et de l’impuissance. Je ne parle pas
seulement de la fragilité et de l’impuissance économico-financières. Je parle
de la fragilité et de l’impuissance de l’être même d’une nation dans ses
dynamiques fondamentales : son intelligence créatrice, sa conscience
organisatrice et son sens de valeurs qui donnent à un peuple l’impulsion vers
la grandeur.
Qu’en est-il en RDC ? Dans
l’économie sociopolitique de l’imaginaire congolais, le système du dollar comme
monnaie dominante, du franc congolais comme monnaie d’appoint au dollar ainsi
que du shilling ougandais, du kuanza angolais et du franc rwandais comme
réalités quotidiennes de certaines régions du pays, fonctionne comme un ordre
subi et de plus en plus incontournable. Cette réalité est significative :
elle révèle l’esprit économique de la nation, l’état réel de l’Etat
et la situation de l’imaginaire financier du peuple.
Si le dollar est devenu le centre de
la structure économique et financière de la RDC, cela ne relève pas du hasard.
C’est au bout d’un long processus du pourrissement de tout le système
économique et de l’effondrement de l’Etat congolais que la société s’est
progressivement réorganisée autour du dollar, dans un contexte de guerre et de
désordre généralisé6, sans une réflexion de fond capable d’intégrer
cette réalité dans l’économie monétaire nationale. Les politiques financières
tentées par Laurent Désiré Kabila pour maîtriser et intégrer plus
rationnellement l’économie congolaise dans l’économie mondiale sur la base du
principe de souveraineté n’ont pas donné des résultats probants. La
dollarisation de l’économie s’est imposée dans le cadre des faiblesses de
l’Etat congolais et du manque de maîtrise de sa gouvernance dans le domaine
monétaire. La Banque centrale a subi le mouvement au lieu de l’impulser. Pour
les opérateurs économiques nationaux et internationaux, cette solution était
bonne parce qu’elle permettait d’être de plain-pied dans les circuits
monétaires mondiaux, malgré la désorganisation de l’économie congolaise dont le
franc congolais est demeuré une réalité locale de gestion interne. Une réalité
qui, au dire des économistes, ne couvre même pas le quart de l’économie
monétaire réelle de la RDC. L’état des lieux que fait à ce sujet le professeur
Tshianyi est effarant : ni dans le domaine bancaire, ni dans le
déploiement des circuits monétaires concrets, les Congolais ne sont maîtres de
leur destin économique. D’où l’insignifiance de la monnaie et la
toute-puissance du dollar dans le pays. Comme l’Etat est lui-même éclaté en
plusieurs morceaux des réalités économico-financières, d’autres monnaies s’érigent
en piliers des économies parallèles, faisant du Congo un espace monétaire non
maîtrisé, avec des pans de fonctionnement qui échappent à l’Etat tout en
arrangeant les citoyens, ceux qui sont dans l’économie mondiale comme ceux qui
sont dans les circuits purement nationaux. Du
point de vue de l’imaginaire économique et monétaire, ce désordre et
cette faiblesse semblent convenir à l’état actuel d’un Congo sans structuration
économique souverainement solide.
Comment sortir de cette
situation ? Nullement pas en décrétant du haut de la chaire politique la
dédollarisation de l’économie. Comme la dollarisation a répondu à une certaine
situation spécifique de gouvernance et d’Etat fragile, c’est sur ces causes
qu’il faut avant tout agir pour que l’imaginaire socio-économique des
populations soit convaincu qu’un autre système de fonctionnement monétaire est
dans son intérêt dans l’état actuel des choses. C’est dire qu’avant d’être
purement économique, le problème est politique, éthique et socioculturel. C’est
en réformant l’Etat, en mettant sur pied une gouvernance crédible, en créant la
confiance de la population en son système politique et en donnant aux
opérateurs économiques congolais le pouvoir réel sur les piliers fondamentaux
du système économique qu’on parviendra à poser les bases d’une nouvelle
économie dont le franc congolais pourrait devenir le levier : un signe de
puissance et de richesse pour un pays capable de construire son avenir dans un
monde dont la compétition économique entre nations est la lame de fond. La
dédollarisation serait alors une déconnection responsable, au sens de
centralisation du Congo sur lui-même dans ses intérêts, dans ses problèmes à
résoudre et dans son pouvoir de créativité au cœur d’une économie qui n’aurait
pas peur de la mondialisation et de ses logiques, mais qui s’y battrait à armes
égales avec les autres pays, en refusant d’être le sous-fifre des puissances
actuelles du monde. Sans cette ambition partagée par tout le peuple dans une
situation de confiance en ses leaders et en ses institutions économiques,
dédollariser l’économie congolaise n’aurait aucun sens ni pour l’imaginaire de
la nation, ni pour l’efficacité purement financière. Il s’agirait seulement
d’une mesure irréfléchie et ruineuse comme le furent d’autres mesures dans
l’histoire du pays : la zaïrianisation, la démonétisation, la rétrocession
et les multiples opérations de dévaluation du zaïre monnaie, au temps de
Mobutu.
Quand naissent de nouveaux espoirs économiques : un frémissement à
renforcer
Pourtant, au dire du premier ministre
Matata Ponyo Mapon dans son dernier discours devant le Sénat congolais, la
situation serait en train de changer et les évolutions actuelles permettent
déjà de nouveaux espoirs, un nouveau frémissement visible. Dans le style d’économisme
brillant qui lui sied bien pour impressionner le public, il a décrit le nouveau
climat d’éveil économique du pays, sans doute l’émergence d’un nouvel
imaginaire socioéconomique dont il espère qu’il atteindra toutes les couches de
la population par vagues de confiance de plus en plus abondantes. Dans une
paisible satisfaction non dissimulée, le chef du gouvernement voit la situation
du pays avec de lunettes macro-économiques grossissantes. L’économie se porte
bien avec une croissance qui tend à dépasser 8%. L’inflation est maîtrisée. « S’agissant
des finances publiques, l’exécution des opérations financières de l’Etat est
devenue rigoureuse, responsable et porteuse de croissance. Les frontières de la
corruption et de la fraude ont significativement reculé. » Qu’il s’agisse
de la balance commerciale, de taux de change, de niveau de réserves
internationales, de « taux directeurs des opérations de la Banque
centrale, du nombre des banques commerciales, on n’est pas loin d’être dans le
pays de cocagne ou de vivre dans un Congo devenu eldorado économique. Au plan
de la situation monétaire qui nous intéresse particulièrement ici,
l’autosatisfaction de Matata Ponyo Mapon atteint le plus haut des cieux.
« La mise en circulation des
coupures à valeur faciale élevée de 1.000 CF, 5.000 FC, 10.000 FC et 20.000 FC,
n’a pas déstabilisé, comme par le passé, le cadre macro-économique. Bien au
contraire, le niveau des prix intérieurs est demeuré stable, et la valeur
externe de la monnaie nationale, chose exceptionnelle, s’est même consolidée.
Plusieurs Congolais préfèrent désormais la monnaie nationale par rapport aux
devises étrangères. Il s’agit là d’une dédollarisation de fait induite par la
stabilité remarquable de notre monnaie nationale qui désormais inspire
davantage confiance auprès des utilisateurs. »
Dans un tel contexte
d’autoglorification, il devient facile de magnifier les grandes réalisations
présentes et futures : « la relance de l’agriculture », « la
réunification routière nationale », l’achat des locomotives, l’acquisition
de trois cents bus, « la relance du transport fluvial »,
l’amélioration de l’éducation, la construction imminente d’un nouvel aéroport, la création d’une institution de micro-finance,
« la bancarisation de la paie », la relance de la SOFIDE, « la
constitution d’un fonds d’appui à des petits entrepreneurs », l’achat des
équipement pour améliorer les infrastructures, l’amélioration de la desserte
des Congolais en eau et en électricité.
Quelles que soient les doses
d’autosuggestion, d’effets d’annonce, de méthode Coué et de propagande de beau
aloi dans cette vision du Congo par le premier ministre ; quel que puisse
être le poids de mystification et de m’as-tu-vu dans le langage du chef du
gouvernement par rapport à la situation réelle du pays, on doit dire que la
volonté d’aller de l’avant est visible, pour ne pas décourager le peuple
congolais et l’enfoncer dans le pessimisme et le fatalisme. Sans doute faut-il aller encore plus loin
dans ce sens, mais il ne faut pas oublier de tenir le langage de vérité aux
Congolais non au plan économique dont le gouvernement Matate Ponyo Mapon a fait
son cheval de bataille, mais sur l’ensemble de la réalité politique,
culturelle, sociale et spirituelle des citoyens.
De ce point de vue, le premier
ministre n’est pas dupe de son propre langage. Il affirme : « la
grandeur d’une nation n’est jamais donnée, elle doit être gagnée. » Gagnée sur quoi ?
-
Sur
l’accoutumance aux vieilles habitudes de déraison économique et d’antivaleurs
dont le pays souffre depuis l’ère mobutiste et qui nous maintiennent dans
l’appauvrissement chronique de nous-mêmes.
-
Sur
le manque de rationalités « commerciales, technologiques et
écologiques » sans lesquelles on ne peut devenir un grand pays
aujourd’hui.
-
Sur
l’incapacité à voir et à analyser ce qui fait la force des pays qui ont réussi
à sortir du sous-développement et à émerger comme nation d’avenir : la
puissance d’engager « des réformes courageuses, difficiles, douloureuses,
mais salutaires » ; en fait, la force de changer l’imaginaire
économique, financier et monétaire pour affronter les réalités du monde actuel
et réussir une dynamique globale d’émergence.
Il convient de dire qu’au fond, entre
d’une part une attitude d’hypercriticisme que l’on peut adopter face au système
économique, financier et monétaire congolais en se basant sur l’histoire de
notre nation depuis l’indépendance et d’autre part l’attitude
d’hypersatisfaction propagandiste qui masque mal la conscience de gigantesques
obstacles auxquels le Congo doit faire face aujourd’hui, il y a de la place
pour une lucidité confiante. Celle qui voit nos vrais défauts et nos vrais
atouts en même temps. Et qui en tire des exigences théoriques et pratiques face
à l’avenir.
Ni Keynes, ni Friedmann, ni Stiglitz : l’imaginaire de la sape, du
bindo et du vimba
L’un de nos défauts monumentaux au
Congo, c’est l’absence d’une théorie fertile, d’un grand cadre théorique
fructueux qui aurait éclairer nos choix en fonction des rationalités, des
valeurs et d’utopies que le premier ministe Matata Ponyo Mapon découvre
maintenant : une certaine idée de la grandeur et de la destinée du pays,
une certaine idée de la puissance à créer face à misère et au désarroi des
population et une certaine idée des stratégies pour nous vaincre nous-mêmes
dans notre imaginaire de la défaite grâce à de nouveaux rêves de créativité.
Il est frappant que, depuis les temps
du mobutisme, l’économie congolaise n’ait été conduite par aucune ligne
théorique sérieuse, ni endogène ni exogène. Au début des années Mobutu, tout le
monde avait cru que les structures économiques congolaises étaient celles du
capitalisme, selon la logique « des trente glorieuses » éclairées par
les théories de Keynes sur l’encadrement de l’initiative individuelle par
l’intervention régulatrice de l’Etat. Dans la foulée de la mégalomanie
mobutienne et de ses grotesques fantasmes de la politique de l’authenticité,
les économistes de la deuxième République ne tinrent aucun compte de Keynes. Ils
ne s’inspirèrent même pas de Hayek et de tous les libéraux qui exaltaient la
confiance absolue dans l’intelligence du marché, seule force régulatrice des
réalités économiques selon les pontifes du néolibéralisme comme Friedmann et
les politiciens du laissez-faire comme Reagan aux Etats-Unis ou Thatcher en
Grande-Bretagne. Dans la mesure où, pour le Zaïre d’antan, il était hors de
question de recourir à l’économie planifiée du camp socialiste ou communiste,
une alternative théorique au capitalisme ou au néolibéralisme n’était pas
possible. La pensée économique congolaise fit alors incapable de s’inscrire
dans une recherche susceptible d’éclairer Mobutu en période de folie
dictatoriale. Elle s’engouffra dans le mobutisme devenu errance économique,
financière et monétaire. Au fond, tout au long de son règne, Mobutu n’eut ni
une vraie pensée économique, ni une solide boussole financière, ni une logique
monétaire fiable. Faute de tout cela, on créa au Congo un imaginaire de
l’authenticité conforme à l’incompétence économique du système de Mobutu. Dans
cet imaginaire, la richesse ne se crée pas par l’effort ou le travail, mais par
les voies de la facilité : les détournements des fonds publics, la
corruption et l’escroquerie organisée. Quand Mobutu zaïrianisa l’économie en
remettant à des Congolais incompétents les entreprises et les industries
appartenant aux étrangers compétents, il instaura une économie de la prédation
et de l’escroquerie. Lorsqu’il se lança dans une démonétisation qui appauvrit
une grande partie des citoyens honnêtes, tout le monde perdit confiance dans sa
monnaie de singe. Quand son entourage inventa le système appelé
« Bindo », qui consistait à appâtait les citoyens avec des promesses
de gain rapide sur des épargnes à court terme supposées remboursables à 50
ou même à 100 % pourcent avant de faire
disparaître toutes ces épargnes dans une gigantesque fumisterie financière,
l’essence du système économique de Mobutu se dévoila: du vol public pur et
simple, organisé au profit d’une petite classe prédatrice flambante, blindée
dans du clinquant, qui appauvrit le pays et s’étourdit dans un esprit de la
« SAPE » à la congolaise, cette manière de ne vivre que pour se
donner des apparences éclatantes alors que l’on est rien dans la profondeur de
son être. L’économie du « Bindo » et de la « SAPE », celle
d’une population qu’un de nos penseurs congolais a qualifiée « enfants de
Mobutu et de Papa Wemba », c’est le Congo tel que le Maréchal-Léopard en a
tué le sens de l’effort et du travail, en l’enfermant dans le sarcophage de la
misère et dans l’engrenage de la pauvreté d’où les Congolais ne sont pas encore
sortis. On le voit encore aujourd’hui quand l’imaginaire de notre peuple est
chauffé par un nouveau slogan lancé par le musicien Jossart Nyoka Longo : « Vimba ».
C’est-à-dire : « Roule les mécaniques », quelle que soit la
situation que tu travers. Le premier ministre l’a fait devant le Sénat, avec un
certain succès.
C’est dire que la période
post-mobutiste, prise dans l’étau de la mondialisation ultralibérale, n’a pas
non plus trouvé une théorie globale capable d’aider le pays à maîtriser son
destin économique et à se faire une place de choix dans l’ordre mondial. Aucune
théorie congolaise digne de ce nom n’a été élaborée. Quand fut lancé le slogan
de l’économie sociale du marché à l’accession de Laurent Désiré Kabila au pouvoir, tout le monde
savait qu’il ne signifiait rien de
consistant pour l’économie congolaise. Le président volait dans le vide sidéral
du maoïsme et du castrisme mal digérés, comme si on était encore en 1960. Son
entourage nageait dans un capitalisme de pacotille, mal digéré, mâtiné des
références stériles aux valeurs africaines obsolètes et à un lacanisme complètement vide made Yerodia Ndombasi, Eminence grise du
système erratique de Laurent Désiré Kabila. L’idéologie du marché fut invoquée
pour s’attirer des sympathies occidentales, mais la compétence pour maîtriser
les vraies logiques du marché n’y était pas. Le chef gérait l’économie de
l’Etat comme un boutiquier du village ou comme un commerçant véreux qui se vole
à lui-même son propre argent. Ceux qui tenaient les rênes de la gouvernance se
mirent à s’enrichir à tout-va, dans une dynamique de pillage digne des temps
les plus délirants du mobutisme économique.
La situation n’a pas changé jusqu’à
ce jour et c’est cela que le premier ministre actuel a compris et qu’il dit à
la manière des hommes politiques dans son discours sur l’éveil économique du Congo devant les
Sénateurs : il livre avant tout des
phrases dithyrambiques sur les réussites de son gouvernement, pour mieux mettre
ensuite en lumières les gigantesques défis théoriques et pratiques auxquels la
nation fait face. Défis qui ne peuvent pas être relevés sans une conversion
radicale de l’économie sociopolitique de l’imaginaire congolais sur la base
d’une nouvelle vision globale et d’une nouvelle théorie économique à la fois
ambitieuse et pragmatique.
Le pays meurt en effet d’un manque de
colonne vertébrale théorique et d’un manque d’une vision pragmatique et
ambitieuse en matière économique, financière et monétaire. Ces manques, ni
l’agitation autour de la politique des cinq chantiers, ni l’exaltation bruyante
de la révolution de la modernité ne
peuvent les combler. Il faut plus et le Discours du premier ministre au Sénat,
au-delà de ses fumées blanches d’autoglorification, a indiqué la voie de ce
plus à faire sans en théoriser de manière féconde les exigences. Il s’est
enfermé dans l’économisme où il se sent en sécurité relative quand les
problèmes qu’il pose dépassent le champ économique pour embrasser les questions
de politique, de culture, de mentalité, d’être et d’imaginaire. Quand, même le
Fonds monétaire international n’arrive pas à arrimer le Congo aux règles du
marché mondial en obtenant des dirigeants de notre pays une attitude rigoureuse
en matière de gouvernance ; quand il peine et sue mille injonctions pour
obliger nos dirigeants à s’attaquer sérieusement à la corruption et aux pratiques
mafieuses ; quand la guerre devient dans le pays l’occasion de
construction des richesses fabuleuses dans une économie du crime, du pillage et
de la prédation du pays par ses propres élites, il est clair que le problème
n’est pas purement économique. C’est un problème de pathologies de profondeur.
Le problème d’un Congo d’ignorance économique, dont le peuple sait qu’il n’a
personne au gouvernail de son navire pour l’orienter efficacement dans l’ordre
mondial lui-même actuellement en pleine tourmente ; le problème d’une
culture d’incohérence entretenue et de chaos accepté, dans un vide de théorie
directrice et des pratiques fertiles fondées sur l’intelligence, les valeurs et
les utopies créatrices,
Poser le problème de la
dédollarisation du système monétaire congolais dans un tel contexte, c’est
vraiment, comme dit l’adage populaire, mettre la charrue avant les bœufs. La
domination du dollar dans l’économie congolaise n’empêche personne de dormir.
Elle est plutôt intégrée avec aisance dans l’économie sociopolitique de
l’imaginaire du pays : l’économie de la violence, du chaos, de la
prédation.
Il faut changer cet imaginaire, il faut
changer le pays dans son fonctionnement réel pour pouvoir extirper le dollar
comme fondement monétaire de notre champ de vie, par souci de notre liberté
souveraine ou par la puissance de notre dynamisme créateur, réalités qui ne
sont pas la chose la mieux partagée dans le Congo aujourd’hui. Dans ces
conditions, l’obsession dé-dollarisatrice du premier ministre est une erreur d’aiguillage :
avec un programme d’action dominé par le tout économique, l’homme se coupe les
ailes politiques et les ressorts éthiques sans lesquels, au Congo, aucun
horizon du bonheur social ne s’ouvrira. Le géo-stratège Philippe Biyoya l’a dit
avec force, le politologue Arsène Mwaka a renchéri : penser le changement
économique sans boussole politique ni ferment éthique n’est que ruine de
l’avenir.
Le gouvernement lui-même connaît tout
cela. On le voit s’accommoder de la coexistence des salaires en francs
congolais sur le sol congolais pendant que, sur le même sol, de pans entiers de
l’économie fonctionnement au dollar. Les fonctionnaires sont payés en franc
congolais alors que les frais de scolarité des écoles et des universités sont
exigés en dollars, le plus officiellement du monde. Le secteur financier qui
est, comme on dit, à l’économie ce que le sang est au corps humain est
manifestement désorganisé, voir en ruines, alors qu’on a besoin de sa santé
pour la santé de toute l’économe afin que le pays marche et réussisse son
développement. Les nouveaux billets à valeur faciale élevée ne sont pas encore parvenu, quoi qu’en dise le chef
du gouvernement, à redonner un vrai poids de
au franc national dans un système où le dollar règne en dictateur
heureux. Si tout cela est vécu en toute tranquillité, c’est le signe que l’on
sait une chose : le vrai problème est ailleurs et doit être abordé avec
rigueur. En fait, nous avons un problème de leadership éthique et de force
d’efficacité économique qu’il nous faut impérativement résoudre, ici et
maintenant.
S’il a parlé comme il l’a fait au
Sénat dans une magnifique diplomatie du langage, c’est le signe que Matata
Ponyo Mapon est en train de prendre conscience qu’il faut une autre politique
que celle de la satisfaction des exigences économiques : la politique du
changement de l’être congolais dans son imaginaire créateur.
Repenser globalement le destin du Congo
Disons-le autrement : si le
problème n’est pas seulement économique, financier et monétaire ; s’il
concerne l’être congolais, les bases de l’être ensemble de la nation ainsi que
les valeurs politiques et
socioculturelles à partager en fonction d’une destinée de liberté et de
puissance, c’est d’une autre vision de l’économie, fécondée par les semences
d’une bonne politique que le Congo a besoin. Ou plus exactement : c’est
d’une autre économie sociopolitique globale de l’imaginaire que la nation a
besoin, une dynamique de la nouvelle imagination de notre pays dans la place
qu’il doit ambitionner d’occuper dans le monde, compte tenu de son poids
démographique, de ses ressources naturelles et humaines, de ses aspirations
populaires à la liberté et de son besoin de se faire respecter dans le concert
des nations, grâce à une vraie politique de puissance.
Les voix qui connaissent parfaitement
la situation catastrophique de la RDC l’ont dit explicitement dans
l’accord-cadre pour la paix signé à Addis-Abeba sous l’égide des Nations Unies,
quand elles proposent au pays les vraies priorités d’aujourd’hui :
-
Continuer et approfondir la
réforme du secteur de la sécurité, en
particulier en ce qui concerne l’armée
et la police,
-
Consolider l’autorité de l’Etat, en
particulier à l’est de la République démocratique du Congo, y compris en
empêchant les groupes armés de déstabiliser les pays voisins.
-
Effectuer des progrès en ce qui concerne la
décentralisation.
-
Promouvoir le développement
économique, y compris au sujet de
l’expansion des infrastructures et de la fourniture des services sociaux de
base.
-
Promouvoir la réforme structurelle
des institutions de l’Etat, y compris la réforme des finances, et
-
Promouvoir les objectifs de
réconciliation nationale, de tolérance et de démocratisation.
Vous avez bien lu : aucune trace
de la dé-dollarisation dans ce programme d’urgence. Du moins pas encore.
Aujourd’hui, ce n’est pas la dédollarisation qui est au centre de nos priorités
au Congo, c’est le Congo même en tant que nation et être à réinventer, à
re-créer, à construire dans un dynamisme créateur global. Le Congo des nouveaux
Congolais transformés dans les fondations rationnelles, éthiques et
spirituelles de leur être et de leur vie, dans toutes les couches de la
population
La vraie révolution à faire, c’est
celle-là. Elle est la condition de toutes les autres révolutions pour construire
le Congo de la grandeur, le Congo de la
puissance commerciale, de la
puissance technologique et de la puissance
écologique dont a rêvé le chef du gouvernement devant les Sénateurs et
devant toute la nation.
Kä Mana
Président de Pole Institute
Notes
1.
Ce
livre a été récemment réédité par les Editions Mainebuc à Paris, après être
disparu du circuit commercial pour des raisons que certains Africains jugent
comme essentiellement politiques et idéologiques internes à l’idéologie de la
France-Afrique.
2.
Samir
Amin, La déconnexion, Pour sortir du système mondial, Paris,
L’Harmattan, 1985.
3.
Axelle
Kabou, Et si l’Afrique refusait le
développement, Paris, L’Harmattan, 1991.
4.
Daniel
Etounga-Manguelle, L’Afrique a-t-elle
besoin d’un programme d’ajustement culturel ?, Paris, Nouvelles du
Sud, 1991.
5.
Achille
Mbembe, De la Postcolonie, Essai sur
l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala,
2000 ; Sortir de la Grande nuit,
Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, Paris, 2010 ;
6.
Ce contexte, on le sait, génère une économie où
l’enrichissement est liée à l’émergence des mafia, des crimes organisös et des
logiques parallèles que l’Etat ne contrôle plus. Lire à ce sujet : Patrick
Chabal, « Pouvoir et violence en Afrique postcoloniale », Politique
africaine, N° 42, 1991.
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