L’Après-guerre
a-t-il commencé en RDC ?
Ce
que je rêve, ce que je crois, ce que j’espère
Par Kä Mana
Ce que
vous allez lire est un rêve éveillé. Un
rêve du genre dont parlent les philosophes et les poètes lorsqu’ils évoquent
parfois les puissances merveilleuses des utopies critiques diurnes ou même
nocturnes. Je parle de ces limons vifs qui jaillissent de temps en temps des
profondeurs du subconscient et ouvrent peu à peu les horizons d’un futur
inattendu, après avoir déchiré le voile des grisailles de nos existences
quotidiennes dans leurs routines et leurs platitudes.
Tout commence dans un bateau au beau nom
d’Emmanuel II
Je suis dans une cabine première classe de ce
bateau à Goma. J’ai devant moi six
heures de voyage jusqu’à Bukavu et je décidé de les consacrer à réfléchir sur
la phase actuelle de la guerre dans l’est de la RDC, après l’accord
d’Addis-Abeba et l’annonce de la reprise des pourparlers de Kampala que
j’imaginais morts à jamais. C’est pour cette raison que je me suis enfermé dans
cette cabine tranquille, loin de tout bruit et de tout risque de rencontrer une
personne capable de troubler ma quiétude.
J’ai
vécu le tohu-bohu de l’embarquement dans ce bateau avec un sentiment de
confiance dans l’avenir du peuple congolais. Quand j’ai vu l’agitation des
hommes et des femmes surchargés de marchandises, de bibelots de toutes sortes
et d’objets hétéroclites portés par des voyageurs surchauffés d’énergie de vie
et d’espoir, qui ont fait du port de Goma un véritable essaim d’abeilles
humaines enthousiastes, je n’ai pas pu ne pas sentir ce que ce tintamarre avait
de plus significatif dans une région en guerre : la volonté de vivre.
Vivre à pleins poumons. Vivre abondamment. Vivre puissamment. Envers et contre
tout. A pleine vitesse et en croquant l’existence à dents acérées. Avec toute
l’esthétique du bien-être qu’exhibe l’habillement splendide des femmes dans
leur préciosité rayonnante et des hommes dans leur orgueil magnanime.
A mon
habitude, je regarde particulièrement les femmes : leur beauté, leur
énergie, leur exubérance et leur sensualité jubilatoire qui font de la vie un
rêve digne d’être rêvé dans toute sa plénitude et dans toute sa
fulgurance.
Le Lac Kivu est d’un calme insondable sous un
ciel caressé par de petits nuages blancs, tout silencieux dans leur immobilité
matinale. Je sais que le jour se réchauffera petit à petit et que le bateau
partira dans une lenteur lourde et paisible, avant d’atteindre sa vitesse de
croisière dans la symphonie des îles riantes
que nous rencontrerons en plein lac.
Je
suis allongé sur un petit lit austère et doux dans le calme de ma cabine et je
réfléchis sur la guerre dans l’est de la République démocratique du Congo,
comme très souvent depuis de longs mois d’inquiétude et d’espoir.
Une
semaine plus tôt, le matin du dimanche de Pâques, sans doute sous l’impulsion
de l’esprit de la résurrection et l’intensité des espérances, j’avais écrit un
texte où j’affirmais que la guerre était finie dans l’est de la République démocratique
du Congo et que s’ouvrait maintenant l’ère de la résurrection congolaise dans
la construction d’une paix durable et du développement pacifique. J’avais écrit
cette réflexion en priant, l’esprit nourri par le texte d’un prophète biblique
dans sa splendide vision des ossements desséchés qui reprennent vie, qui
reprennent souffle et qui triomphent de la mort, comme le Congo dont je me sens
convaincu qu’il reprendra vie, qu’il prendra souffle et qu’il triomphera de la
guerre.
Dans mon entourage le plus proche, ce texte
d’inspiration chrétienne fut accueilli avec prudence. Soit dans un silence gêné
où je sentais qu’il ne fallait pas prendre mes désirs pour des réalités, soit
avec des sourires d’amitié qui me conseillaient de ne pas rendre ma réflexion
publique, de peur de paraître, au cas où les déflagrations meurtrières
reprendraient, comme un penseur sans lucidité ou un analyste sans crédibilité.
Les raisons de la prudence
Les
raisons pour m’inviter à la prudence étaient multiples et j’avais, dans la
cabine d’Emmanuel II sur le lac Kivu, tout le temps nécessaire pour dérouler
dans mon esprit le beau tapis de leur
argumentaire, de sa justesse et de sa pertinence.
Avant
tout, il est clair pour beaucoup de nos compatriotes que les effets d’annonce
sur la fin de la guerre dans l’est de la RDC font partie du rythme même de la
guerre. Un certain 23 mars 2009, les populations avaient déjà été gratifiées de
cette annonce et la guerre avait repris de plus belle. Avant cela, il y a eu
moult accords et moult ententes entre belligérants pour en finir une fois pour
toutes avec les batailles. Cela n’avait rien donné. Plus on annonçait la fin
des hostilités, plus rebondissaient les élans guerriers, avec une amplitude de
plus en plus impressionnante, si l’on prend pour paramètre d’analyse le nombre
toujours croissant des milices et des groupes armés. Pourquoi l’accord
d’Addis-Abeba et son onde de choc obéirait-ils à une autre logique que celle du
déjà vu et du déjà connu ?
En
plus, l’un des nœuds de la guerre dans l’est de la RDC est la place de ceux que
l’on appelle globalement les Rwandophones dans l’espace du Kivu. Dans l’accord
d’Addis-Abeba comme dans toutes les autres négociations pour la paix, ce nœud n’a
pas une seule fois été correctement dénoué.
Si les choses restent telles qu’elles sont et qu’on fait recours à une
armée internationale pour imposer une paix qui ne résout pas cette question, de
nouveaux Nkunda, Ntaganda et Makenga surgiront en vue de chercher une vraie
place au soleil pour les leurs et ils auront le soutien des leurs qui sont au
Rwanda pour continuer la guerre, sous une forme ou sous une autre. Tant qu’on
oubliera que la quête d’un espace vital tranquille et sécurisé pour les Hutu et
les Tutsi congolais est l’un des ressorts de fond pour la guerre, on aura nagé
à la surface des choses et un jour ou un autre, on se retrouvera à la case de
départ. Or Kinshasa a des difficultés à comprendre cette logique et s’époumone
à réclamer l’autodestruction du M23, comme si la disparition de celui-ci et des
autres milices extirpait des cœurs les haines et les instincts meurtriers
accumulés au cours de l’histoire de ces dernières années dans le Kivu. Cela du
côté des peuples qui s’affirment comme autochtones meurtris, dans les
souffrances indescriptibles toujours ressassés, tout aussi bien que du côté des
Rwandophones congolais qui n’ont pas l’intention de terminer leur vie comme
réfugiés au Rwanda ou comme moutons à l’abattoir des vindictes populaires congolaises.
Pour les uns et pour les autres, la guerre est encore une réalité à assumer et
bien naïf celui qui croirait que tout est fini rien que par la magie des
accords signés. Ce n’est pas cette magie qui compte, mais une politique globale de solution globale qui
exige que tous les Congolais et toutes les Congolaises choisissent ensemble la
voie de la paix et du développement pacifique.
Il y a
plus. La RDC a toujours accusé le Rwanda et l’Ouganda d’être la cause de ses
malheurs. Il a toujours affirmé qu’il subit, de la part de ces pays. des
assauts de prédation toujours recommencés. Le Rwanda et l’Ouganda, eux, jurent
le contraire. Mais dans les allégations comme dans les dénégations, il n’y a
pas lieu d’être dupe et de refuser de voir qu’un problème d’intérêts
économiques de fond se pose. Un problème qu’aucun accord n’a jusqu’ici pris en
compte. On s’appesantit sur les dimensions politiques de la guerre de l’est de
la RDC sans creuser sérieusement leurs soubassements économiques et financiers.
Sans ces soubassements, la guerre ne peut pas finir. Il faut le courage d’une
conférence économique de la région des Grands Lacs, pour poser dans sa
globalité la question du développement pacifique de la région, selon les
intérêts de tous les pays. Sans cela, le beau vernis des décisions prises dans
les accords politiques ne fera que cacher l’exigence du courage pour une paix
régionale véritable.
En plus : la guerre dans
l’est de la RDC est entretenue par des forces clairement visibles comme par des
puissances de l’ombre dont aucune n’apparaît dans les multiples négociations
pour la paix. Les pays comme le Canada ou la Chine, tout comme les entreprises internationales et
les trusts vendeurs d’armes, dont les intérêts sont immenses dans la question
congolaise, personne ne dit ce qu’ils pensent du processus actuel de paix. Il
n’y a aucune politique visible des protagonistes étatiques, privés ou mafieux,
qui permette de dire que tout le monde adhère au schéma général des Nations
Unies. Il y a encore moins une volonté internationale puissamment partagée pour
que le Congo entre dans un processus irréversible de développement pacifique.
Comment peut-on espérer une vraie paix dans de telles conditions ?
En
même temps, il n’est pas bon d’oublier que le Rwanda n’a aucune confiance en
l’Afrique du Sud, pays qui abrite les opposants au régime de Kagamé et qui est
censé fournir un grande partie du contingent pour l’action de neutralisation
des forces négatives en RDC. Laisser la tâche d’éradiquer les FDLR à une force
aussi aléatoire, ce serait non seulement
une naïveté politique inacceptable pour les autorités rwandaises, mais surtout
une erreur politique inimaginable. Le Rwanda ne peut vivre qu’en mettant en
œuvre la vielles sagesse militaire : « Si
tu veux la paix, prépare la guerre. »
Last but not least : la guerre n’est
pas seulement un problème d’armes, mais un problème de vision du monde et de
structures de mentalité. Elle naît, se développe et finit dans l’esprit des
hommes. Or, aujourd’hui, cet esprit de guerre est tellement ancré dans
certaines mentalités qu’il ne peut être éradiqué que par une éducation de
longue haleine. Malgré la présence d’une multitude d’associations,
organisations non gouvernementales, centres de recherches et institutions
universitaires pour la paix, rien ne
donne l’impression d’un changement de fond dans l’être des tribus de l’est de
la RDC pour un vivre-ensemble fondé sur les valeurs de paix profonde. Affirmer
que la guerre est finie dans un tel contexte, c’est aller vite en besogne. La
guerre n’est pas finie quand l’esprit des hommes n’est pas transformé ni les
haines totalement éradiquées des consciences et des cœurs.
La sophistique est à la vérité ce que
l’humour est à la vie
On frappe à ma cabine. Je suis tiré brusquement de mon
inventaire des raisons pour lesquelles il est difficile de décréter sans
légèreté philosophique la fin de la guerre dans l’est de la RDC. Je me lève
lentement, les yeux happés par deux petites îles vertes en plein lac. Je prends
conscience du calme de cœur et d’esprit que le lent mouvement du bateau
glissant sur l’eau procure à tout mon être et je me dirige vers la porte.
J’ouvre. Devant moi une apparition. Superbe
dans son costume bleu ciel. Sa grosse bible sous le bras. Prédicateur de son
état, lhommt m’annonce une séance de prière qui se tient dans le bateau même.
Je m’étonne devant cette activité d’Eglise dans Emmanuel II. « Là où
gronde le démon, il faut annoncer le Christ », affirme l’homme.
-
Le
démon ? demandai-je
-
N’avez-vous
pas entendu la musique folle qui gronde dans la boîte de nuit de ce
bateau ?
-
Nous
sommes en plein jour.
-
Justement,
le démon a choisi de semer la nuit dans le jour, il faut le combattre dans la
prière et la prédication. Je vous invite à venir au combat spirituel.
-
Merci
de tout cœur.
L’homme sourit et se dirige vers la cabine
voisine. Le combat entre Dieu et le démon, le bien et le mal, les ténèbres et
la lumière dans ce bateau me fait penser à toute la situation du Kivu et même à
la condition humaine. Je pense à l’apôtre Jean et à Mani, qui avaient fait de
cette bataille gigantesque le cœur de leur spiritualité. Ils rêvaient tous les
deux des nouveaux cieux et d’une nouvelle terre, comme moi, comme tous les
hommes et toutes les femmes qui veulent changer le monde. Ce rêve m’inonde de
sa fraîcheur et j’y crois.
En
même temps, j’ai l’esprit tourné vers mes collègues et mes amis qui ont du mal
à imaginer que la guerre finisse tout
simplement comme ça, sans qu’aucun problème de fond ne soit résolu.
Je
leur donne raison, sans pourtant remettre en question le fait qu’à mes yeux la
guerre de l’est est terminée. Comme toutes les guerres du monde, elle a eu un
début, elle a eu une évolution et elle a maintenant une fin. Je sens cette fin
mais j’éprouve en même temps la difficulté et de la théoriser et de la clamer
dès maintenant comme une certitude.
-
D’ailleurs, m’avait demandé un collègue
philosophe, sur quoi vous fondez-vous
pour décréter la fin de la guerre ? Ne craignez vous pas d’être ridicule si les belligérants reprennent les
armes et que la guerre recommence ?
-
Et
pourtant elle est finie, avais-je répondu, à la Galilée.
-
Comment
cela ?
Les
premières réponses qui m’étaient venues à l’esprit sont de l’ordre de la
sophistique, dans des acrobaties intellectuelles que j’affectionne parfois, par
gymnastique de l’intelligence. Et comme la sophistique est à la vérité ce que
l’humour est à la vie, ce jeu de la pensée me sert de point de départ pour
répondre à mes collègues. Aujourd’hui, j’ai d’autant plus besoin de ces réponses
que les bruits courent déjà que le M23 veut reprendre Goma et relancer la
guerre, sans états d’âme.
Je
pense avant tout à un débat franco-français qui m’avait amusé au début de la
décennie 1990. En ces temps déjà lointains, deux penseurs français s’étaient
affrontés sur la guerre du Golfe lancée par George H. Bush contre l’Irak de
Saddam Hussein. Avant cette guerre, le premier de ces penseurs avait affirmé
haut et fort et à grands renforts de brillances médiatiques, comme seuls les
penseurs français savent les orchestrer : « La guerre du Golfe n’aura lieu ». Sans doute voulait-il
faire un clin d’œil littéraire à Jean Giraudoux et à son célèbre livre : La guerre de Troie n’aura pas lieu. Un
mois à peine après la tonitruante affirmation du penseur français, les Etats-Unis
lançaient leurs armées sur l’Irak. C’est là que le deuxième philosophe occupa
les chaînes de télévision pour clamer haut et fort, et avec toute la brillance
qui plaît aux Français : « La
guerre du Golfe a bel et bien eu lieu ». Il ridiculisa ainsi le premier
penseur non seulement sur le seul point de la guerre du Golfe, mais sur tous
les fondements mêmes de toutes les approches philosophiques de cet ennemi
médiatique présenté comme un imposteur.
Il faut mal connaître les Français pour croire que le penseur piqué au
vif n’allait pas réagir. Il se tint lui aussi sur les plateaux de toutes les
télévisions, après la victoire de l’Amérique sur l’Irak, pour affirmer avec
aplomb : « La guerre du Golfe
n’a jamais eu lieu ». Sa ligne de démonstration était lumineuse :
elle montrait comment tout en Irak n’était qu’un jeu de simulacres dont les
télévisions étaient le seul témoin, sans cadavres ni plans de guerre, avec des
seuls discours pour dire qu’il y avait une guerre alors que Saddam régnait
encore sur l’Irak. Un homme dont l’Amérique voulait cependant se débarrasser en
lançant sa prétendue guerre, pour un nouvel ordre mondial.
Je me
disais en moi-même que si jamais la guerre reprenait dans l’est de la RDC après
mon texte, j’avais tout le loisir d’affirmer qu’il ne s’agissait plus d’une
guerre, mais d’un simulacre de guerre, avec des simulacres d’armées, de
simulacres d’enjeux et de simulacres d’acteurs. Après les accords
d’Addis-Abeba, la dislocation du M23 en deux branches, la défaite d’une des
branches et le transfert de Bosco Ntaganda à La Haye, qui sonnaient le glas de
la vraie guerre, on ne pouvait entrer que dans le simulacre de guerre car la
seule voie de paix ne peut être que la recherche de la paix. Personne n’a plus
intérêt à la guerre et personne n’a la vraie possibilité de la gagner : ni
le M23, ni les FDLR, ni les petites milices disséminées partout, ni le Rwanda,
ni l’Ouganda, ni la RDC, ni même les « petites
mains du capitalisme », commanditaires de l’ombre dont les intérêts
risquent de disparaître si la guerre se poursuit. Il ne reste plus qu’à faire
semblant et à jouer à la guerre au lieu de la faire.
Cette
solution sophistique à la française me donnait à sourire devant les
ondulations du lac Kivu et la puissance calme d’Emmanuel II naviguant dans
l’impériale majesté liquide. Je me
disais : « Ah ces Français et leur art de penser avec élégances
toutes les solutions même pour les problèmes les plus insolubles ! »
Mais
mon esprit ne s’arrêtait pas à eux. Il se tournait vers Kinshasa et son univers
politico-médiatico-intellectuel. Le discours triomphant des Kinois m’intéressait
car il plaçait toute son espérance dans l’arrivée d’une armée internationale et
dans la transformation de la mission de la Monusco en force guerrière. Ce que
Kinshasa ne voit pas, selon ma vision sophistique, c’est le fait même que
l’acceptation d’une mission guerrière par les troupes de la Monusco, dont la
vision du problème congolais ne voulait pas faire jusqu’ici autre chose que
protéger les populations, signifie que les stratèges onusiens sont convaincus,
sur le terrain, d’une réalité : la Monusco n’aurait pas à se battre parce
que la guerre est finie. Ses militaires pourraient ainsi accumuler les frais de
risques en émoluments gigantesques sans rien risquer du tout. Leur séjour au
Congo relèverait de ce que le président Museveni a un jour appelé le tourisme
militaire, dans une région superbe, loin de toute possibilité d’une guerre qui
les engagerait à traquer les milices dans le fins fond de la forêt équatoriale,
avec les militaires sud africains en avant-plan. Après sa débâcle en Centrafrique, avec la
chute du régime de Bozize, si l’Afrique du Sud vient au Congo, cela ne peut
être possible que dans la mesure où elle sait qu’elle aura à redorer son blason
sans prendre aucun risque, ni militaire ni politique. Tous les autres pays qui
alimenteront l’armée d’intervention au Congo sont sans doute dans le même état
d’esprit d’une guerre sans guerre du tout.
Quant
au gouvernement de la RDC, il ne peut pas ne pas savoir qu’il n’a pas d’armée
fiable. Il sait aussi qu’on ne peut pas compter sur des armées étrangères dans
un pays problématique comme le Congo actuel sans prendre soi-même le risque de
devenir un gouvernement fantoche, un pouvoir fantomatique. Il ne peut par
conséquent pas faire de l’option guerrière sa principale arme à un moment où la
paix pourra être sa seule arme de survie. Il ne croit donc pas à une solution
militaire, même si ses ministres se pavanent à la télévision pour exalter la
guerre. Seule la paix est dans son intérêt et elle est maintenant à portée de
main. Il suffit de la saisir par la force de l’intelligence.
Trèves de girouettes sophistiques
« Trèves de sophistiques »,
dites-vous, sans aucun doute. Mais ce recours aux arguments au premier abord
sophistiques ne manque pas de sens, encore moins de suc. Elle veut tout
simplement dire que la guerre a cessé d’être le centre des intérêts qui l’ont
rendue possible et que nous devons pousser la réflexion pour voir quelles sont
les forces qui militent pour la paix en RDC.
J’attends
de petits coups frappés à ma cabine. Je crois au retour de l’apparition
importune du prédicateur exalté. Je me lève. J’ouvre. Non, ce n’est pas
l’apparition. Je suis devant un de mes anciens étudiants de l’Université
Evangélique en Afrique à Bukavu, qui souhaitait me dire bonjour parce qu’il
m’avait aperçu quand je prenais place dans ma cabine. Avec courtoisie, je lui
demande d’entrer. Il entre. Je lui propose de s’assoir sur le seul fauteuil de
ma cabine. Il prend place et je me réinstalle sur mon lit.
Le
jeune homme s’enquit de mon travail de penseur et du livre que, sans doute,
j’écrivais en ce moment..
-
Je
rassemble actuellement, lui dis-je, toutes mes réflexions sur la guerre dans
l’est de la RDC,, maintenant que la guerree est en train de finir.
-
Vous
pensez qu’elle est finie ?
J’entrepris
de donner au jeune homme ma vision de la fin de la guerre.
-
Tu
vois, lui dis-je, nous
vivons dans un monde dont la plus grande force, c’est le Marché. Le Marché, ses
lois, ses exigences, ses attentes. Et le Marché, c’est l’impératif des profits
dans une compétition planétaire. Les plus forts veulent gagner toujours plus,
qu’il s’agisse des pays ou des pouvoirs de l’ombre. Jusqu’ici, le Marché a
poussé beaucoup de forces, visibles et invisibles, à croire que la guerre dans
l’est du Congo était rentable. Maintenant, les choses ont changé. Cette guerre
n’est plus rentable, même pas pour ceux qui en avaient fait une bonne affaire
et un filon porteur. Faute de logique de profit, la guerre s’arrêtera comme un
véhicule en panne sèche.
-
Je ne
comprends pas très bien, professeur. J’ai lu qu’il y a beaucoup d’intérêts en
jeu en matière de richesses minières et que la guerre est liée à ces intérêts.
-
N’oublie
pas que les intérêts économiques sont liés aux exigences politiques et qu’aujourd’hui
la mode en politique mondiale est à l’éthique, à la moralisation de la
politique et aux droits humains. L’effet de mode a une onde de choc qui se
répandra jusqu’au Congo. Tous les belligérants le savent et il est illusoire de
croire que cette mode, même si elle ne constitue pas un changement de fond,
n’affecte pas la manière dont le monde entier perçoit le conflit dans l’est de
la RDC. Il essouffle la guerre et donne une chance à la paix.
-
A
court ou à long terme ? demanda le jeune homme.
-
Les deux.
A court terme pour faire cesser les armes. A long terme pour libérer les
dynamiques d’éducation profonde au développement pacifique et bâtir les
institutions de paix. Entre les deux, il y a le moyen terme qui concerne les
discussions politiques et économiques à poursuivre pour donner un visage de
paix à l’avenir.
Emmanuel
II est maintenant en face de l’île d’Idjwui, l’endroit du monde auquel mon cœur
est le plus attaché aujourd’hui. Je propose au jeune homme que nous sortions de
la cabine pour prendre place à l’avant du bateau. J’admire l’île en silence et tout
mon être chante. Le temps passe et
Emmanuel II glisse sur la surface bleue du lac Kivu. Le ciel est
maintenant d’une clarté profuse. Le soleil y rayonne. De temps en temps, un
gros oiseau noir vol à ras le lac, plonge en profondeur avant de surgir loin
pour reprendre souffle. D’autres oiseaux, tout blancs, virevoltent en grappes
dans l’air frais, fonçant vers les lointains dans une compétition ardente de
vitesse et de magnificence. Tout dans la nature rayonne de beauté et de charme,
en moi-même comme tout aux alentours d’Emmanuel II. Deux heures passent ainsi
dans une communion paisible avec tout l’univers. Je médite et je réfléchis.
Enfin, je pris la parole pour dire au jeune homme :
-
Il n’y
a pas que le marché et la mode de la moralisation de la vie politique qui
refusent la logique de la guerre dans l’est de notre pays. Il y a surtout nos
cœurs, nos esprits, nos consciences et tout l’imaginaire qu’ils vont nourrir actuellement au Congo, dans la région
des Grands Lacs et partout dans le monde. Le souci de la paix et de la sécurité
est devenue une lame de fond irrésistible et nous ressentons tous et toutes
cela, avec une vigueur indomptable, il me semble. Contre cette vague, aucune
puissance de guerre ne pourra résister. Il y aura sans doute de soubresauts et
des spasmes à un coin ou à un autre de notre région, mais la grande logique de
guerre dans laquelle nous avons vécu jusqu’à maintenant n’a plus d’épine
dorsale. La guerre a rendu l’âme et c’est merveilleux pour notre région.
Le
jeune homme n’a pas répondu. Il sait que je ne lui parle pas vraiment et que je
m’adresse à moi-même dans un monologue dont il n’est que le témoin. Je m’en
rends compte et je lui dis :
-
Jeune homme, c’est dans mon cœur que je sais
que la guerre est finie et que l’après-guerre a commencé. Et le cœur est le
ferment de la vérité.
Une jeune fille qui se tenait à côté de
nous et nous écoutait en silence posa sur moi un regard étrange d’étonnement et
d’éblouissement. C’était un regard de pleine lune.
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