mercredi 30 janvier 2013

A l’Est de la RDC, la guerre nous interpelle pour une paix durable




A l’Est de la RDC, la guerre nous interpelle pour une paix durable

Par Kä Mana

Quand on décide de réfléchir sérieusement sur les guerres à l’est de la RDC d’un point de vue plus élevé ou plus profond que ceux du discours politique officiel ou de la rumeur populaire en vogue, on se trouve confronté à la question fondamentale pour une pensée tournée vers l’avenir, qui cherche à donner un sens aux tempêtes et aux fureurs d’une situation en apparence absurde. Cette question est la suivante : notre pays peut-il donner vraiment un sens à l’extermination de plus de six millions de ses habitants dans des guerres à répétition dont rien n’indique aujourd’hui qu’elles vont s’arrêter à plus ou moins brève échéance ? Quel peut être ce sens et sur quel socle pourra-t-il reposer ?
Pour répondre à cette question, il me semble important de poser un regard rétrospectif sur les types de conflagrations meurtrières que le pays a connus dans le passé avant de les comparer à ce qui se déroule aujourd’hui dans le nord et le sud Kivu et de proposer une ligne d’orientation qui convient aux enjeux actuels. 

Un regard sur le passé
            Depuis les temps de l’Etat indépendant du Congo sous le Roi Léopold II de Belgique jusqu’à la chute du régime de Mobutu Sese Seko en 1997, le territoire du Congo a connu quatre types de guerre.
Le premier type de guerre, c’est celui  des révoltes contre le système léopoldien de terreur prédatrice, contre le système colonial d’exploitation du Congo par la Belgique et contre le système de dictature néocoloniale mobutiste. Qu’il s’agisse des mouvements comme ceux des petits villages de forêts qui usaient des flèches et des machettes contre la force publique avant de se faire broyer sans pitié par l’ordre de l’EIC en quête de caoutchouc ; qu’il s’agisse des révoltes plus musclées comme ceux des Bapende ou de Batetela, tout aussi écrasées dans le sang par l’ordre colonial belge ; qu’il s’agisse des rébellions de grande ampleur comme celle lancée par Pierre Mulele dans le Bandundu contre un pouvoir central de Kinshasa et celle des maquisards de Gaston Soumialot et Gbenye dans la province orientale, ou même celle, tragicomique (comme avait dit Che Guevara), de Laurent Désiré Kabila dans la région de Fizi Baraka, nous nous sommes trouvés au Congo face à des forces luttant au nom des valeurs fondamentales de l’humain contre des pouvoirs d’oppression, de domination et d’anéantissement des hommes. Dans ces combats qui avaient une dimension presque mythologique de confrontation entre le bien et le mal, ce sont, contrairement aux logiques des mythes anciens, les forces du mal qui sortirent à chaque fois victorieuses, imposant à l’histoire du Congo la trame d’une défaite pour les forces de la liberté. Une défaite qui travaille sans doute aujourd’hui encore l’être le plus profond des Congolaises et des Congolais.
Le deuxième type de guerre dont le Congo a souffert, ce sont des guerres d’intérêts politico-tribaux ou économico-financiers de dimension nationale, régionale ou mondiale. La sécession katangaise, la sécession kasaïenne, tout comme les deux guerres du Shaba menées par les Diabos katangais contre le régime de Mobutu ressortissent à ce registre. Toutes, elles finirent aussi dans la défaite contre un ordre politique en place soutenu par des puissances qui voulaient un Congo arrimé à une certaine dynamique mondiale. Cette défaite s’imprima aussi dans la conscience congolaise, confortant l’idée de la toute-puissance de ceux qui avaient fait de Mobutu le Roi du territoire congolais.
Le troisième type de guerre n’est pas vraiment une guerre du genre de conflagration armée, mais une situation sociale permanente de violence aussi meurtrière et aussi destructrice que les conflits armés. Cette guerre-là a dominé toute l’histoire du Congo, opposant, dans une disproportion inimaginable, des services de renseignement, de sécurité et de mise en coupe réglée du territoire, à un peuple tétanisé par la peur et la terreur. Dans cette guerre, c’est le peuple qui fut plongé dans un sentiment de défaite permanente, avec tout ce que ce sentiment comporte d’humiliations, de souffrances psychiques et de désespoirs endémiques.
Le quatrième type de guerre, c’est la guerre des esprits, la confrontation des puissances mentales et des énergies de l’imaginaire. Ce fut la guerre de Kimbangu contre le système militaro-sécuritaire belge en plein ordre colonial. Ce fut aussi la guerre de Lumumba contre le néocolonialisme, tout comme celle de Tshisekedi et de ses douze compagnons parlementaires contre le régime de Mobutu. Kimbangu mourut en prison. Ses disciples subirent la relégation dans les brousses du Congo. Ses héritiers, devenus Eglise, se conformèrent vite à l’ordre établi après l’indépendance, au profit de Mobutu. Lumumba finit devant un peloton d’exécution katangais et dissous dans l’acide par des agents belges. D’humiliation en humiliation, de déboire en déboire, mais aussi d’espoir en espoir, Tshisekedi est toujours en lutte, vieux lion qui sent sa mort prochaine, sans goûter au fruit de la victoire après trois décennies de combat politique sans répit. Ici aussi, malgré l’énergétique d’un mental d’acier, c’est l’odeur de la défaite qui règne dans l’esprit des Congolais.      

Un point culminant
Le point culminant de toutes ces défaites, c’est la bataille de la conférence nationale souveraine contre l’ordre établi du mobutisme. Dans sa force créatrice, cette bataille était destinée à une victoire qui aurait conjuré, une fois pour toutes, la défaite. Une victoire qui aurait sorti le pays du gouffre du désespoir et produit sur l’imaginaire congolais un magnifique effet  de nouvelle naissance et de nouvelle espérance. Dans tous les domaines, on voulut lancer un nouveau commencement, avec des ferveurs et des ardeurs de grande amplitude, en rupture avec les échecs répétés face aux forces de domination et de dictature.
 Malheureusement, au lieu d’un ordre nouveau qui était attendu, la Conférence nationale souveraine accoucha des compromis dérisoires qui laissèrent Mobutu en place, au nom d’un réalisme et d’un pragmatisme dont la substance profonde fut de nouveau l’échec : l’échec de la grande espérance pour un nouveau Congo.
 Plus que tous les échecs de luttes antérieures, la défaite des forces du changement à la Conférence nationale souveraine fut une véritable catastrophe dont on ne se rendit pas compte tout de suite. Ce fut une catastrophe parce qu’il s’agissait d’une défaite sans vainqueur : la défaite de toute la nation congolaise, forces mobutistes et forces du changement confondues. Comme dans le célèbre tableau de Goya, les deux combattants s’empoignaient dans le sable mouvant et s’enfonçaient tous dans leur tombe de sable, sans s’en rendre même compte, laissant à de nouvelles forces historiques le soin d’occuper le terrain, de s’emparer de l’espace et d’imposer une nouvelle orientation à un pays sans souffle.

Quand vint l’ère post-génocide
Quand éclata le génocide au Rwanda et que son effet boomerang embrasa la RDC, ce pays ne vit même pas que la guerre dans laquelle il plongeait différait de toutes les guerres précédentes par sa visée, par son ampleur et par sa signification.
 On ne vit pas qu’on n’était plus dans une guerre congolo-congolaise avec des relents internationaux de petite amplitude, comme en 1960. A cette époque, comme l’a si bien analysée David Van Reybrouck dans son monumental livre Congo, une histoire (Paris, Actes Sud, 2011), le pays était confronté à des logiques d’intérêts disparates dans le contexte de la guerre froide. Dans ce conflit qui donna aux conflagrations congolaises une dimension planétaire, les logiques comme celles des sécessions katangaise et kasaïenne, des mutineries dans la Force publique ou des guerres civiles mulelistes poussaient vers un pourrissement qui prit le nom de congolisation. C’est-à-dire d’un chaos, non irrémédiable, que l’implantation d’une dictature comme celle de Mobutu devait maîtriser, au sein de l’ordre néocolonial.
La guerre qui se déclencha au Congo après le génocide rwandais s’inscrivait dans un autre contexte : la chute du mur de Berlin et l’effondrement du communisme face au monde occidental. Un monde qui, à partir de ce moment, n’eut plus besoin de Mobutu et de sa dictature. Il fallait même se débarrasser de cette dictature à partir de nouveaux alliés, les voisins les plus proches. Surtout ceux qui avaient leurs propres intérêts de sécurité dans la chute du dictateur zaïrois et qui avaient compris que, géo-stratégiquement, leur pérennité dépendait de leur capacité à devenir des défenseurs et des garants du nouvel ordre planétaire, en dehors de leurs territoires, dans les nouveaux enjeux économiques et géopolitiques que le Congo incarnait désormais. La logique n’était pas celle de la congolisation, mais celle d’un nouvel ordre global à imposer en RDC, à partir de nouvelles stratégies des Maîtres du monde, pour reprendre le mot de Jean Ziegler, qu’il s’agisse des stratégies de guerres de basse intensité ou de celles de la pure et simple balkanisation. La balkanisation  non pas au sens négatif de dépeçage destructeur que ce mot a au Congo, mais au sens, plus positif, d’une réorganisation cartésienne pour un ordre plus logique et plus rentable.
Ce projet échoua à partir du moment où, à l’agenda du nouvel ordre américano-rwando-ougandais s’opposa l’agenda propre de Laurent Désiré Kabila avec ses nouveaux alliés africains comme l’Angola et le Zimbabwe. La situation se complexifia plus encore avec l’émergence des milices anti-rwandaises qui ont mis en branle leurs propres intérêts et leur propre agenda face aux anciennes forces génocidaires du Rwanda et à tous les Rwandophones congolais. Si on ajoute à cela les simples intérêts tribalo-économiques qui firent émerger de forces internes au Congo n’ayant pas d’autres buts que de tirer profit d’une situation militaire inextricable, avec une armée congolaise impuissante et désorganisée, on comprend vite qu’un nouveau danger a pris corps : le danger d’une guerre absurde. Une guerre sans projet visible ni profondeur idéologique. Une guerre qui devient comme un monstre renaissant de ses propres centres, dont aucun accord de paix ne peut casser les ressorts parce qu’un tel accord est incapables de saisir toutes les dimensions et tous les mécanismes d’une telle situation, ou plus exactement, de la multiplicité des guerres dans la guerre. Même ceux qui tirent le plus de profits dans une telle situation ne savent plus comment arrêter la machine infernale.
Par rapport au passé, on est donc dans une nouvelle configuration qui exige une approche totalement nouvelle du problème. Cette nouvelle configuration ne peut pas être saisie par des concepts anciens comme ceux de congolisation chaotique ou de balkanisation calculée.
De nouveaux concepts sont indispensables. Celui qui convient en premier lui, c’est celui de la guerre comme dévoilement d’un état de saturation[1], pour reprendre un mot que Maffesoli emprunte à Sorokin. La saturation est « un processus quasiment chimique, rendant compte de la déstructuration d’un corps donné, suivie d’une restructuration avec les éléments mêmes de ce qui a été déconstruit (…). Rapport intime et constant entre la pars destruens et la pars construens. Ce qui se détruit et se reconstruit en toutes choses. Vie et mort liées en un mixte étroit et infini. » En langage plus clair, on est en face d’un changement de fond qui exige que des réalités anciennes comme les réalités tribales du genre hema, lendu, tembo, hutu, tutsi, lega, tout comme des réalités obsolètes comme Congolais, Rwandais, Ougandais, Burundais et autres,  perdent leur potentiel radical et fondamental de sens dans un nouveau monde qui doit naître. On a besoin d’une grande reconfiguration de leur sens dans une nouvelle pars construens. Plus exactement, la guerre à l’est de la RDC, dans son fond, dépasse désormais les petites logiques au nom desquelles les uns et les autres la font, oubliant qu’ils sont portés par une vague historique principale, qui se cache dans l’absurdité même de ce que l’on vit dans le Kivu aujourd’hui. Cette vague est celle d’une transformation décisive, du type dont parle Maffesoli au sujet des relations entre la modernité et la postmodernité, quand il écrit : « Un changement de fond est en train de s’opérer. » L’ancienne matrice d’où jaillissait le sens des réalités étroites « est inféconde. » « L’économie, les mouvements sociaux, l’imaginaire, voire le politique subissent les contrecoups d’une lame de fond dont on n’a plus fini de mesurer l’amplitude. »
Traduisons : l’ordre néocolonial où le Rwanda et la RDC s’affrontent de manière absurde doit cesser d’être le paradigme à l’intérieur duquel l’avenir devra se construire. Il faut un nouveau paradigme dont, malheureusement, ceux qui font la guerre du Kivu ne perçoivent même pas les enjeux. Ils se battent avec les idées de l’ancien paradigme, en recourant au langage de l’ancien paradigme et en restant aveugles à la grande révolution qui les porte et qui les appelle. Kagame, Kabila, Museveni, Kaberebe, les négociateurs des accords de paix de Kampala, la Monusco, le M23, tout ce monde ne voit pas qu’il est dans un processus d’enfantement qui fait du Congo la grande et nouvelle matrice de naissance d’un nouveau sens de l’histoire africaine à bâtir, ici et maintenant. Ils n’ont pas d’yeux pour voir ce sens, ils n’ont pas d’oreilles pour en écouter l’appel de vie, ils n’ont pas d’intelligence pour en créer et en ordonner le souffle. Ils n’ont que des armes entre leurs mains et ils ne peuvent pas comprendre que le but de leurs armes c’est la paix dans un nouvel ordre de l’être. Ils ne savent pas ce qu’ils font parce qu’l leur manque la vérité et la profondeur d’humanité en vue de laquelle il faut changer de fond en comble l’ordre actuel des réalités en Afrique. Ils font des guerres sans profondeur, sans vérité humaine directrice, ou du moins, en ne s’accrochant qu’à des visions complètement obsolètes : les petits intérêts de petites tribus et de petits pays sans aucune idée de vraie grandeur ni aucune ambition vraiment géostratégique pour toute l’Afrique.
Bien avant Maffesoli et son concept de saturation grâce auquel nous proposons une nouvelle lecture de la guerre du Kivu, le philosophe Jan Patocka avait eu une vision terrible de la signification de la première guerre mondiale. Il avait exprimé cette vision avec une clarté terrifiante quand il affirmait :
« La Grande Guerre est l’événement décisif de l’histoire du XXe siècle. C’est elle qui décide de son caractère général, qui montre que la transformation du monde en un laboratoire actualisant les réserves d’énergie accumulées pendant des milliards d’années doit se faire par voie de guerre. Aussi représente-t-elle la victoire définitive de la conception de l’étant née au XVIIe siècle avec l’émergence des sciences mécaniques de la nature et la suppression de toutes les « conventions » susceptibles de s’opposer à cette libération des forces,- une transmutation de toutes les valeurs sous le signe de la force. » 
Clairement dit, Patocka voit dans la guerre de 14-18 le dévoilement, la révélation d’un type d’être : la puissance d’une destruction créatrice.
Dans le contexte d’une philosophie de la force, de la puissance vitale, de la violence agressive qui fut celui des siècles d’émergence de la science et de la technologie comme dynamisme du progrès dans l’imaginaire de la modernité, Patocka cherche à dire que la guerre n’a pas été une absurdité totale. Elle ne l’est pas du tout,  si l’on regarde les buts qu’elle sert et l’esprit qui la porte. Elle révèle l’être d’une époque, la substance de son imaginaire, pour ainsi dire : le changement conforme à un ordre des valeurs de toute une civilisation.
  Aujourd’hui, après la deuxième guerre mondiale, Hiroshima et Nagasaki et toutes les remises en question de cet être dévoilé par la guerre dans ses barbaries, ses carnages et ses sauvageries sans fin, l’être du monde n’est plus déterminé et ne peut pas être déterminé par la force, la violence et l’énergie destructrice. Il est plutôt l’être manifesté par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, les conférences internationales innombrables contre la prolifération des armes, pour la protection de l’environnement et pour les droits des générations futures. Cet être-là n’est un être-pour-la-guerre, mais un être-pour-la-pax.
La transformation du monde que la guerre de l’est de la RDC devait déclencher l’a malheureusement été avec une mauvaise vision de l’être, une mauvaise perception des valeurs et une mauvaise interprétation du sens de la place de l’Afrique dans l’histoire contemporaine. Elle a misé sur l’être-force et la violence-barbarie, sur l’être-puissance et l’énergie-sauvagerie, en fait, sur l’être-violence carnassière, en dehors de toutes les avancées éthiques sans lesquelles il n’y a pas de valeurs d’humanité possibles. En se mettant en dehors de cette révolution des valeurs, les acteurs de la guerre de l’est n’ont fait que reprendre une vielle conception du monde, avec plus de six millions de morts sacrifiés au Moloch sans nom contre lequel il convient aujourd’hui de s’inscrire en faux pour que se dévoile l’être d’une civilisation de paix en Afrique : une communauté de développement solidaire.

Ne pas rater cette révolution
Il ne faut pas rater cette révolution de l’humain au Congo et dans l’ensemble de la région des Grands Lacs. Elle est notre nouvelle frontière, comme aurait dit Kennedy, notre grande ambition, comme on dit au Cameroun, notre nouvelle espérance, comme on dit au Congo-Brazzaville. C’est en elle que sont les grands enjeux d’avenir : le nouveau paradigme dont la paix et le développement sont le nom, au-delà des ethnies, au-delà des frontières factices, au-delà des intérêts étroits qui tuent la grande utopie humaine de l’être-ensemble pour le bonheur.
Si le Congo comprend cela et le fait comprendre par des initiatives de paix à tous ceux qui sont aujourd’hui engagés dans la tragédie de l’est de notre territoire, il aura rendu un grand service non seulement à l’Afrique, mais à l’humanité entière.
  Mana, Président de Pole Institute


[1] Michel Maffesoli, Le temps revient, les structures élémentaires de la postmodernité, Paris, DDB, 2011.

VIOLENCES DE MASSE A L'EST DE LA RDC


Quand les violences de masse deviennent un mode d’être et une structure  profonde de l’existence à l’Est de la RDC


Kä Mana

Depuis l’insondable génocide des Tutsi au Rwanda et ses impacts catastrophiques en République démocratique du Congo, les violences de masse sont devenues dans notre pays un phénomène social qui défie l’intelligence de manière vive et lancinante. De par leur ampleur, leur caractère systématique et leur effet d’accoutumances qui les rendent presque « normales » et n’étonnent même plus vigoureusement les esprits dans les zones en guerre comme dans l’ensemble de la société, elles révèlent un état d’être sur lequel il convient de réfléchir sans relâche. Surtout dans une région comme l’est de la RDC où,  pour peu qu’on ait une conscience pour s’indigner et un cœur pour se révolter contre l’inacceptable et l’intolérable dans les relations humaines et les attitudes sociales, on devrait libérer à grande échelle des énergies d’action contre les pesanteurs d’inhumanité dont le nombre des victimes atteint des chiffres de plus en plus vertigineux.
Dans une telle région, on ne peut pas ne pas voir que du point de vue éthique comme du point de vue spirituel, dans les impératifs politiques des droits des personnes et des peuples comme dans la sphère psychosociale et dans la quête de ce qu’être humain veut vraiment dire, ces violences ont une telle emprise sur les individus, sur les groupes et sur l’ensemble de la société qu’elles créent un esprit, un imaginaire et une culture profondément néfastes. Elles deviennent un phénomène de destruction massive qui menace l’être-ensemble des populations et conduit la nation à un chaos irrémédiable, du fait même qu’elles ne sont plus des faits isolés, mais un état de société et une structure d’existence qui nourrit les mentalités et alimente les fantasmes d’anéantissement.
Il faut s’interroger sur la substance de cette culture de la destruction et sur les moyens de la combattre avec fécondité. Il faut impérativement le faire  en vue  d’une  guérison globale des êtres, d’une reconstruction plénière des personnalités meurtries et d’une refondation de notre société sur des bases saines et sereines. A partir d’une certaine idée d’un nouvel être-ensemble dans une même communauté de destinée en RDc. Avec des valeurs, des normes, des utopies et des espérances sans lesquelles aucun peuple, aucune nation, aucun pays, ne peut survivre à des pesanteurs d’implosion.
Un phénomène d’anéantissement de l’homme et de la société
Pour s’engager sur cette voie de lutte contre le fléau des violences de masse, il est important de prendre conscience de ce qui caractérise particulièrement ces violences dans l’est de la République démocratique du Congo aujourd’hui.
Il faut d’abord prendre conscience de l’ampleur inimaginable du recours à ces pratiques par les acteurs engagés dans les multiples guerres qui se déroulent sur le sol du Nord et du Sud Kivu : la guerre entre le gouvernement et les rebelles du M23 ;  la guerre entre les milices tribales qui poussent comme des champignons et nouent des liens avec les forces gouvernementales contre les rebelles ou se déchaînent en toute indépendance contre les populations ;  la guerre entre les FDLR et ces milices locales ; la guerre entre les populations les unes contre les autres et  la guerre des ingérences étrangères dans le conflit congolais, pour des raisons d’ordre géostratégiques ou pour des ambitions de prédation. Quand tout l’espace social devient un champ de guerre dans un vertigineux vide d’Etat et de gouvernance, comme c’est actuellement le cas à l’est  de notre pays, personne n’a la possibilité de faire respecter un quelconque code de déontologie de la guerre. L’imagination destructrice n’a alors plus de limites. Les cruautés, les carnages, la profanation massive des vagins, les tortures à grande échelle, l’incendie des habitations, l’éradication des villages, les humiliations orageuses de l’ennemi et même les archaïsmes cannibales s’imposent comme un devoir de combat, une stratégie d’affaiblissement et de neutralisation des ennemis. La logique de la vengeance destructrice et la loi de la terreur s’érigent en norme et l’homme devient pire qu’un fauve affamé. Il sème l’horreur partout et rien ne l’arrête sur la voie de cette horreur qui engendre l’horreur. Bébés, enfants, vieillards, populations civiles, tout le monde subit la fureur et la folie meurtrières. La société devient une aire du sang et des larmes, un champ de crimes et de ruine, comme si l’homme avait cessé d’être un être humain, un être d’intelligence, de cœur, de conscience et d’esprit, pour devenir un pur instinct de massacre et d’anéantissement. Le chiffre de plus de 6 millions de morts que l’on avance concernant la guerre du Congo est en lui-même très parlant. Les statistiques sur les viols ne sont pas publiquement disponibles, mais le chiffre de plus de 2500 viols au cours de premiers mois de l’année 2012, comme l’indique l’hôpital Heal Africa à Goma, donne une certaine idée du fléau. En une semaine, juste après la prise de Goma parr le M23, on dénombre déjà 11 viols de femmes par les FARDC dans la ville de Minova. Quand aux massacres et assassinats, personne n’y fait même plus attention, tellement chaque étape de la guerre charrie son flot de morts et chaque nuit sol lot de victimes de l’insécurité régnante. Nous sommes donc non pas devant une guerre de faible intensité dont les morts civils seraient des victimes collatérales d’un conflit armé qui pourra être résorbé à plus ou moins brève échéance, mais devant une situation de violence structurelle dont les tueries et les cruautés sont des manifestations d’une destruction en pleine progression : la culture de l’anéantissement.
            Il faut ensuite prendre conscience du fait que l’ampleur de la violence de masse a fait de cette violence un esprit de banalisation du crime et de la mort : une accoutumance à l’inacceptable. Les assassinats, les tortures, la guerre elle-même sont considérés comme un phénomène presque normal. Ils ne choquent pratiquement plus. Ils ne suscitent plus d’indignation ou de révolte, du moins pas à une échelle réellement significative. On les vit comme si de rien n’était. On en en parle comme s’il s’agissait des choses ordinaires, des informations sans importance, des faits divers. Cette accoutumance est telle qu’on ne se rend même pas compte qu’elle détruit les ressorts importants de ce qui fait de l’être humain un être sensible aux valeurs de son humanité : la capacité, le potentiel, le pouvoir de se révolter à fond contre le mal. Aujourd’hui, dans le langage comme dans la vie de tous les jours, ce pouvoir, cette potentialité, cette capacité s’émoussent dans notre société à l’est du Congo.
            Il convient également de prendre conscience de ce à quoi conduit l’accoutumance à la violence de masse : la construction d’une culture de l’indifférence à la souffrance des autres. Une culture sans empathie, c’est-à-dire sans possibilité de se mettre à la place des autres pour éprouver leurs détresses et leurs souffrances. Cette culture est en fait celle du manque de solidarité et de générosité  au sens le plus fort et le plus fertile de ces termes dans leur dimension anthropologique fondamentale. Il y a comme un formatage collectif nouveau qui immunise les esprits contre les effets de la violence de masse. On le voit bien quand les autorités de l’Etat n’ont dans la bouche que l’instinct de guerre pour libérer le pays, « centimètre par centimètre ». On le voit quand les médias d’Etat sont mobilisés pour chauffer à bloc l’imaginaire de la fureur et du sang, sous prétexte d’un nationalisme blessé. On le voit dans les réflexes d’une communauté internationale auquel sied à merveille la voie des armes et la voix de la force que l’on propose aux Etats contre leurs rebellions internes, justifiées ou pas. On le voit dans les négociations toujours biaisées où tout se déroule sur fond de mensonge et de calcul politicien, sans souci de la vie et du destin des populations et du petit peuple. Que signifie tout cela sinon le triomphe d’une structure d’être et d’une forme d’esprit dont le pivot est le mépris de la vie ?
Il convient enfin de prendre conscience du fait qu’un tel formatage et la  culture qu’il sécrète tuent le rêve d’une société nouvelle et d’une volonté de projeter des utopies de bonheur collectif et de développement communautaire comme horizon d’avenir. Quand une personne et une communauté s’habituent à vivre sans utopie, sans rêve et sans espérance, c’est l’avenir même qui dépérit. Comme le dit si justement Théophile Obenga, « les êtres humains vivent d’utopie, d’imaginaire, d’illusion et d’espérance », de tout ce ferment de vie que la guerre détruit profondément, comme c’est le cas maintenant à l’est de la RDC. Malheureusement, dans cette région, se développent plutôt des anti-utopies meurtrières face auxquelles s’accroît la culture de l’impuissance, de l’irresponsabilité, de l’accoutumance aux souffrances et d’enfermement dans le destin du malheur et de la fatalité 
Prendre conscience de ces quatre caractéristiques de  la violence de masse, c’est comprendre que ce dont il est  question dans cette violences, c’est la destruction même du sens de l’humain et l’anéantissement du pouvoir de transformer la société dans les profondeurs de l’être-ensemble, grâce à des rêves puissants d’un autre monde possible.
Les effets de la destruction de l’humain et l’anéantissement du sens de l’être-ensemble
Si l’on veut se rendre compte des effets de cette situation de destruction de l’humain et de l’anéantissement du pouvoir de l’être-ensemble à cause les violences de masse, trois sortes de lieux sont aujourd’hui témoins des cruautés, des barbaries et de la dévastation de l’humain dans la région est du Congo.
Les hôpitaux d’abord. Ceux de Panzi dans le Sud-Kivu et Heal Africa dans le Nord-Kivu sont aujourd’hui une sorte d’exposition universelle de toutes les inhumanités que les êtres humains sont capables d’infliger à d’autres êtres humains, dans des violences totalement absurdes. Le docteur Mukwege, de Panzi, est devenu L’homme qui répare les femmes, selon le titre d’un livre que lui a consacré la journaliste Belge Colette Braeckman.  Réparer les femmes : l’expression est en elle-même un étrange miroir de la société à l’est du pays. A Heal Africa, à Goma, comme dans l’hôpital du docteur Mukwege à Bukavu, on rencontre des êtres qui ont subi un processus effroyable d’anéantissement et qu’il faut réparer. Des êtres dont l’intégrité physique a été brisée par des tortures corporelles indescriptibles et par des agressions cruelles comme les viols de masse et les esclavages sexuels méticuleusement et savamment orchestrés. Des êtres dont le mental est brisé par la perte de l’estime de soi et par le dégoût du monde. Des êtres qui ont sur eux-mêmes un regard négatif et dévalorisant et qui souffrent également du regard des autres, celui où se lit la pitié et la commisération devant lesquelles on développe en soi-même une véritable auto-culpabilisation, pour parler comme les psychologues. Ce syndrome d’auto-culpabilisation que les spécialistes du psychisme humain constatent souvent chez les victimes de violences de masse a pour conséquence un véritable refus de croire de nouveau en la vie et de faire de nouveau confiance en l’être humain. On vit alors un emmurement psychologique autiste et on éprouve une sorte d’étouffement de l’être, comme si l’on était enterré vivant. Au fond, on s’éteint socialement à petit feu et on meurt dans ce qui est fondamental pour tout  être humain : être reconnu comme un être humain par d’autres êtres humains, dans une relation d’égalité, de dignité et de respect, sans larmes de pitié ni regard de tristesse comme on en voit souvent au cours des visites rendues aux victimes dans les hôpitaux, en une sorte de tourisme de la commisération qui désespère les victimes au lieu de leur redonner l’espérance.
Les camps des déplacés de guerre ensuite. Ils constituent aujourd’hui le haut lieu de ce tourisme de la commisération, avec tout un système de charité ostentatoire entretenu par ceux que l’on appelle aujourd’hui les humanitaires. Malgré la bonne volonté et la sincérité de tous ceux qui consacrent leurs efforts à soulager les souffrances des autres et à donner un peu d’espérances à leurs prochains qui ont tout perdu et vivent dans les camps des déplacés, il existe un problème humain de fond que les camps ne peuvent pas résoudre : le problème de la réduction de l’être humain au désespoir et de la perte du sens même de la vie. En exposant la misère et la déchéance humaine à ciel ouvert, les camps des déplacés transforment les être humains en purs objets de la Charity business, avec ce que cela apporte non seulement de sentiment de honte, de désespoir et de dépendance pitoyable, mais de déresponsabilisation susceptible de devenir, à long terme, endémique. Dans ses conditions hygiéniques déplorables et dans ses promiscuités inénarrables, la vie dans ces camps a quelque chose d’une prison qui ne dit pas son nom, d’un ghetto qui asphyxie la vie. On y étouffe littéralement mais on s’y habitue aussi à la dépendance face aux actions charitables venant des Eglises, des organisations non gouvernementales et des toutes les personnes de bonne volonté. Cet effet d’accoutumance est psychiquement destructeur : il fait des êtres humains de véritables loques et de véritables déchets, sans capacité d’initiative d’aucune sorte. Une mentalité se développe ainsi qui tue dans l’être humain ce qu’il a de plus fondamental : le pouvoir d’une liberté responsable et inventive. On le voit dans les camps comme ceux de Mugunga et Kabarutchina, aux alentours de la ville de Goma. L’aide humanitaire que l’on attend comme une manne tombant du ciel fait perdre aux habitant des camps, aux responsables politiques et aux associations charitables le souci de chercher des solutions profondes et durables aux problèmes. A force de se consacrer aux symptômes et aux effets, on délaisse les causes et les actions de transformation des structures mêmes du mal dont souffre la société dans la région du Kivu. A force de charité apitoyée, on casse les ressorts de l’engagement dans les changements de fond. On le fait comme si la charité n’avait justement pas pour sens de conduire vers ces changements de fond pour remettre les personnes et les sociétés debout, de manière créatrice.
Les villages dévastés, enfin. Quand on a devant soi le spectacle des villages que la folie de la violence de masse a réduits en cendres, on se fait vite une idée de ce que cette destruction révèle sur ses auteurs, sur leurs victimes et sur le désastre écologique auquel on ne fait pas souvent attention en temps de guerre. Les auteurs se manifestent dans leur essence de monstres : des hommes et des femmes qui ont détruit leur propre humanité dans ses références aux valeurs. Face à cette humanité perdue, les victimes représentent le processus même par lequel la destruction de l’humain s’opère : le mal dans son absurdité et dans son pouvoir de donner à l’absurde une visibilité terrifiante. Cette absurdité va jusqu’â la destruction des écosystèmes naturels qui permettent la vie dans un village. La violence de masse prend alors le visage non pas seulement d’une force contre l’humain, mais d’une visée de destruction de l’ordre même de la vie, une sorte d’anti-écologie macabre dont les préjudices portés au parc de Virunga et aux animaux qui y vivaient, par exemple, sont aujourd’hui un symbole majeur : le symbole de la déraison absolue et de la folie insondable.
Des conséquences profondément dévastatrices
Ce triomphe ostentatoire de la déraison et de la folie dans un village dévasté, tout comme l’effet de mise en loques de l’homme dans les camps des déplacés, tout comme le syndrome de mort sociale de la victime de violence de masse, ont un impact profondément négatif dans toute la société.
Tout observateur attentif de la société dans le Kivu ne peut pas ne pas voir aujourd’hui que l’imaginaire social est devenu un imaginaire négatif : avec des représentations, des idées, des visions et des images d’enfermement dans le pessimisme, dans le défaitisme et dans le fatalisme, comme si la violence, la guerre et les ethnismes meurtriers étaient indépassables, inguérissables, indéboulonnables dans le fonctionnement même de la société.  La foi dans la capacité de vaincre tous ces maux, à partir de la force intérieure des populations du Kivu, a presque, si pas totalement chez certaines populations, disparue. Les solutions, les changements de fond, on les attend soit du ciel, dans le délire religieux sans fin, soit de l’étranger, par la grâce du Rwanda, par la présence des soldats de la Monusco ou par les diktats des grandes Puissances du monde actuel. On dirait que la violence à grande échelle a créé des populations dont l’intériorité est en loques.  Des populations livrées aux instincts ravageurs des seigneurs de la guerre. Des populations sans énergie pour changer elles-mêmes leur propre destinée par la paix construite sur une véritable volonté de bonheur, de développement et de prospérité. Des populations qui s’enferment dans des ethnismes absurdes et meurtriers.
Ecrasée par ses propres violences, la société du Kivu est ainsi devenue une société autodestructrice, qui s’illusionne sur elle-même en croyant que ses énergies du mal viennent de l’extérieur d’elle-même alors que c’est en elle-même qu’elle sécrète ses propres force d’anéantissement de son potentiel créateur, à cause de la promotion des identités meurtrières.  Au fond, la violence de masse qu’elle a développée en elle-même est devenue une sorte de démiurge qui la recrée constamment comme une société pathologiquement violente. Une violence qui s’autoproduit et s’autorégule dans un système de haine et de volonté de vengeance, où, à de degrés divers, tout le monde joue sa partition, consciemment ou inconsciemment.
      
Guérir, Reconstruire et refonder l’humain : la voie de la culture et de l’éducation
La question qui se pose face â toute cette situation est celle de savoir ce qu’il convient de faire aujourd’hui pour sortir de ce qui est fondamentalement une crise de l’humain.
Pour donner une réponse à cette question, il nous semble utile de nous inspirer des expériences de violence de masse qui ont été jugulées ailleurs et qui peuvent nous donner des orientations pour le Kivu aujourd’hui.
Nous pensons d’abord aux tragédies du Liberia, de la Sierra Leone et de la Côte d’ivoire, qui ont donné lieu â de crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité rationnellement et moralement impensables. Nous pensons aussi au génocide des Tutsi au Rwanda et nous pensons enfin à la guerre dans les Balkans.
Dans tous ces cas de cruautés massives contemporaines, il faut remarquer qu’au processus négatif de violence extrême, lié à la guerre dans toutes ses fureurs et toutes ses folies, a été opposé un processus positif caractérisé par des dimensions suivantes, intimement liées :
-          une forte mobilisation de la conscience éthique à grande échelle, dans un travail de vérité sur ce qui se passe réellement comme crimes de grande ampleur et comme violence de masse ;
-          un changement du pouvoir politique en place soit par la voie de la force locale, soit par l’intervention des forces militaires internationales, soit par des négociations vigoureuses pour une transformation radicale de la société ;
-          un processus juridique qui a conduit les criminels de guerre et les auteurs des violences de masse devant les tribunaux nationaux ou devant les cours internationales de justice ;
-          une réorganisation de l’ordre social selon des principes du respect des droits humains et de la gestion pacifique des conflits ;
-          un travail de prise en charge médicale et socio-psychique des victimes ;
-          et un choix de remettre au centre de l’éducation les valeurs spirituelles, éthiques et sociopolitiques sans lesquelles l’humanité de l’homme perd tout sens.
Toutes ces dimensions signifient qu’une société ne peut sortir de la violence de masse que si en son sein s’enclenche une dynamique pour éventrer le boa, comme on dit en langage populaire.   C’est-à-dire le devoir de regarder les vrais problèmes dont on souffre, de les analyser dans leur globalité, dans leur profondeur et dans leur substance essentielle, sans aucune complaisance ni aucune fuite en avant. Il n’est pas sûr que dans le Kivu et partout au Congo, ce travail ait été vraiment fait. On tourne autour des problèmes. On évite de regarder ce qui se passe et comment cela se passe dans la violence congolaise actuelle : celle des tribalismes meurtriers, celle des forces gouvernementales et des multiples groupes armés, celles des populations qui se sont enfermées dans le cycle des vengeances sans fin.
Sans ce courage de se regarder tel que l’on est dans les maux dont on souffre, il sera difficile de créer  l’onde de choc et le sursaut salutaires de la conscience, avec un effet boomerang  qui s’élargirait de plus en plus pour pousser les populations elles-mêmes à se libérer des énergies de mort et à s’écrier : « plus jamais ça ! ». Même à l’échelle internationale, tant que les mensonges tissés sur la situation du Congo au Congo même et dans le monde, avec des camps qui défendent des intérêts partisans sans aucune vision sur le destin de la nation, les plus de 6 millions de morts dont on parle partout concernant la guerre du Congo ne mobiliseront jamais la conscience éthique de l’humanité pour mettre fin à la tragédie du Kivu. 
En même temps, il faut avoir le courage de changer la vision congolaise de la politique et l’ensemble de l’ordre politique congolais actuel. On devrait comprendre que, contrairement à l’habitude qui fait croire, en RDC, que la politique est l’aire de la roublardise, du mensonge, de la ruse, de la violence et de la cruauté,  il n’ y a pas de vie politique digne de ce nom sans foi dans certaines valeurs fondamentales de l’humain : les valeurs de vérité, de liberté, de solidarité et d’honnêteté, par exemple. Il n’y a pas non plus de vie politique véritable sans une dynamique de bon sens et d’intelligence dans la gestion et la gouvernance. Le bon sens et l’intelligence qui permettraient aux gouvernants de savoir qu’ils sont au service d’un peuple et non dans le processus de destruction permanente des populations par le pillage et la prédation des richesses. Il n’y a pas non plus de vie politique véritable sans de vrais rêves et des utopies profondes pour faire étinceler l’avenir. Or la violence de masse détruit non seulement le bon sens et l’intelligence, mais aussi le sens des valeurs et l’énergie des utopies. Elle empêtre la société, à l’est de la RDC particulièrement, dans une politique d’ambiguïté criminelle, sans aucune capacité de prendre le taureau par les cornes, comme dit encore le langage populaire. C’est-â-dire de gérer les problèmes du pays avec compétence et efficacité.
Des changements de fond qui sont nécessaires, tout le monde les connaît : un gouvernement légitime et crédible, un système de sécurisation et d’administration solide, une gestion transparente des médias dans leur travail de vérité et un ordre juridique des droits humains et des libertés fondamentales garanti. Une nation qui n’a pas ces bases et ces reliefs institutionnels ne peut pas lutter contre les violences de masse comme celles qui pullulent dans le Kivu aujourd’hui. Pour le faire, il faut mettre sur pied un nouvel ordre politique, avec de nouvelles ressources humaines et de nouvelles dynamiques sociales des valeurs et du sens.
Plus radicalement encore, les solutions les plus fertiles pour le Kivu et le Congo aujourd’hui sont du ressort de l’éducation éthique et spirituelle : dans les familles, dans les institutions religieuses et dans l’action sur les consciences et sur les imaginaires populaires, à travers la société civile et les groupes d’engagement citoyen. C’est là qu’une nation construit son éthique du vivre-ensemble  et ses utopies pour l’avenir ; qu’elle promeut ses valeurs de fond et ses normes ; qu’elle s’affirme dans son unité et éradique la violence des esprits et des institutions. C’est là aussi qu’elle se dote des moyens pour panser les cœurs et s’occuper des victimes meurtries dans leur psychisme et dans tout leur être, grâce à une prise en charge fondée sur la solidarité de toutes les forces vives du pays.
Ces exigences sont, au fond, malgré toutes les pesanteurs du mal, toutes les furies de la destruction et tous les vertiges de l’inhumain, celles de la foi en un certain fond de bonté comme base de l’authentique humanité de l’être humain : l’homme rationnel, éthique et spirituel, capable de transcender ses propres puissances d’anéantissement pour être créateur d’unité, de beauté, de vérité, d’amour et d’espérance. Il s’agit d’une réorientation fondamentale que seule une nouvelle culture capable de produire de telles valeurs et de les promouvoir peut porter et faire resplendir : la culture de la paix, la culture de la promotion humaine, la culture de l’éducation, la culture de l’engagement politique comme force de transformation sociale en profondeur.
 A l’est de la RDC, il faut cette culture, envers et contre tout. C’est le vrai chemin d’avenir, notre route de vie.
-          « Vous rêvez ! » diront sans doute les pragmatiques de tous bords qui pensent que la violence de masse est invincible et que l’est du Congo y est irrémédiablement enchaîné.

Comment répondre à cela sinon en parodiant une parole célèbre ?

-          Rêveurs de tout le Congo, unissez-vous.

Kä Mana, Président de Pole Institute