Dynamique tribale et
fragmentation sociale dans une Afrique en miniature : le Cameroun
Par Kä Mana et Jean-Blaise Kenmogne*
Introduction
Parmi les
phénomènes les plus représentatifs de la fragmentation des sociétés africaines
contemporaines et des risques d’implosion qui leur sont consubstantiels, le
tribalisme est sans doute la réalité pathologique dont l’Afrique contemporaine
souffre le plus. Surtout dans les sociétés subsahariennes où la tribu est une entité
vitale incontournable. Une force psychosociale permanente et globale, qui définit non seulement les identités
individuelles et les appartenances collectives, mais aussi les relations entre
les communautés dans les représentations
et les images qu’elles développent les unes des autres dans leur vision
de la politique.
Dans la
réflexion que nous proposons ici, notre intention est d’étudier ce phénomène
dans un pays qui se présente souvent lui-même comme l’Afrique en miniature et
qui peut, sous cet angle, représenter les dynamiques de fond de ce qui se vit
partout sur le continent et la manière dont on peut en juguler les effets
dévastateurs. Ce pays, c’est le Cameroun.
Avec sa
multitude de tribus et les problèmes que pose leur cohabitation dans un espace
social qui a jusqu’à ce jour résister aux pesanteurs d’émiettement, aux
velléités de balkanisation et aux orages d’implosion, cette nation a dans son
être-ensemble quelque chose d’utile qui
donne à comprendre ce qu’est le tribalisme dans son essence et dans ses
manifestations pathologiques. Plus encore : sa résistance aux tentations
d’éclatements permet de réfléchir sur un mode de vivre en commun dont on peut
proposer le modèle sous d’autres cieux africains où le mal tribal a besoin
d’être vaincu dans ses fureurs et annihilé dans ses métastase mortelles.
Notre
réflexion se déploiera en trois moments intimement liés dans leur logique :
Le premier sera consacré à un
diagnostic : celui du tribalisme comme maladie au Cameroun. Nous
montrerons en quoi il s’agit bel et bien d’une maladie dont on doit comprendre
qu’elle relève d’une structure anthropologique défectueuse : le code
profond de l’être camerounais aujourd’hui.
Le deuxième moment décrira cette
structure anthropologique dans son impact ravageur pour le Cameroun, pour les
personnes comme pour les tribus dans leur vision du monde et dans leurs
pratiques sociales.
Le troisième moment portera sur les remèdes
essentiels que le pays s’est administré et sur les nouvelles thérapies à lui proposer
encore contre ce mal qui continue à gangréner son présent et à hypothéquer son
avenir. Surtout dans un monde comme celui d’aujourd’hui, où les dynamiques de
réussite du développement dépendent de l’intégration des identités ethniques
dans des synergies ardentes pour un être-ensemble créateur et inventif, dans le
cadre d’une mondialisation d’enrichissement entre les peuples, les nations, les
continents et les civilisations.
Un code profond de mensonge généralité
Au Cameroun,
il est courant de parler du phénomène de tribalisme et de le dénoncer à
intervalles réguliers. On a pris l’habitude de le faire souvent sans se
demander en quoi consiste exactement ce phénomène et pourquoi il perdure de nos
jours malgré les puissants faisceaux de critiques dressés contre lui dans le
discours public. On en parle tellement de manière péjorative et avec une telle
fureur de rejet qu’il aurait dû disparaître déjà, non seulement du langage camerounais
et des pratiques sociales, mais surtout de la vision que l’homme camerounais a
de son avenir et de la place de son pays en Afrique.
Malheureusement, il n’est est rien. D’année en année, au rythme des
faits divers comme à la lumière des événements sociaux ou politiques d’une
certaine envergure, on se rend compte que le problème a une inquiétante
récurrence et qu’il détermine plus que l’on ne pense la vie des Camerounais.
Il a suffi, par exemple, qu’un archevêque s’inquiète dans une lettre
sur la configuration tribale de l’Université catholique de Yaoundé pour que
tout le pays s’embrase contre le tribalisme et le dénonce dans une fureur
impressionnante. Cet embrasement ne cassa pourtant pas les ressorts d’une
mécanique qui poussa le père jésuite Lado, principale cible de l’attaque de
l’archevêque, hors de l’UCAC, dans un scandaleux règlement de comptes contre ce
prêtre qui dénonçait, à temps et à contretemps, les dérives de l’épiscopat du
pays vers des alliances troubles avec le pouvoir politique en place.
Il avait suffi aussi que les élites
du Nord-Cameroun, il y a quelques années, protestassent contre une massive
inscription des étudiants d’autres régions du pays à l’université de Maroua, à
peine créée en moment là, pour que retentissent, de partout, les trompettes
contre le tribalisme. Cela dans un haro fougueux qui n’empêcha cependant pas le
gouvernement de relever le pourcentage des étudiants du Nord dans
« leur » université.
Plus
rocambolesque encore, dans l’opération épervier destinée à la lutte contre la
gangrène de la corruption dans la société camerounaise, on a entendu des voix
protester contre ce qu’elles considéraient comme un tribalisme manifeste, du
fait qu’une certaine région, le sud en l’occurrence, semblait détenir le
monopole de cette maladie. On voulait que le dosage des corrompus dans les
prisons corresponde à la géographie tribale du pays. L’arrestation des certains
barons du Littoral, du Centre, de l’Ouest et du Nord du Cameroun remit les pendules
à l’heure et la nation se sentit quitte avec elle-même dans son étrange
géostratégie tribale.
Rien que par les réactions à ces
événements, on ne se rendait même pas compte qu’on mettait en lumière une
vérité inquiétante. A savoir que le tribalisme est une réalité permanente dans
l’esprit des Camerounaises et des Camerounais. Une réalité qui les possède et
les agite fiévreusement chaque fois qu’il y a des nominations politiques à
faire et qu’il faut distribuer les cartes du pouvoir dans les Eglises ou dans
les grandes écoles du pays. A ces occasions, tout le monde guette les
équilibres tribaux, dans la conviction
que ceux-ci font partie des bases de grandes décisions à prendre et de
grands choix à faire pour éviter l’implosion de la nation. Tout se passe alors
comme si le sentiment d’appartenance tribale vire toujours au tribalisme et en
dévoile l’essence profonde. Une essence que seule une image forte pourrait
manifester vraiment : les Camerounais sont dans le tribalisme comme le
poison dans l’eau ou les oiseaux dans l’air, à la seule différence que l’eau
fait vivre le poisson et l’air l’oiseau alors que le tribalisme, lui, tue à
petit feu la nation dans on génie créateur et dans son potentiel de
développement. Nous voulons dire qu’aujourd’hui le tribalisme est un milieu de
vie et ce milieu de vie est devenu un système de fonctionnement social qui va de
soi, selon la logique de la banalité du mal, pour reprendre une expression
forte de la philosophe Hannah Arendt.
Curieusement, tout en acceptant que
cette réalité du tribalisme comme milieu
et comme système de vie est partie intégrante de l’être camerounais actuel,
on n’ose pas aller jusqu’au bout de sa dynamique sociétale et on s’offusque de
ses effets pourtant prévisibles et logiquement inévitables. Notamment :
-
le
regard très attentif des uns et des autres sur la situation de la répartition
ethnique des sources du pouvoir, du savoir, de la richesse et des
prestiges dans le pays ;
-
la conscience que certaines ethnies ont de
leur valeur propre et l’idée d’elles-mêmes qu’elles transmettent à tous leurs membres,
surtout les générations montantes ;
-
La
haine que les ressortissants de ces ethnies suscitent chez les autres ainsi que
le rejet dont ils sont l’objet dans un certain imaginaire populaire ;
-
Les
suspicions permanentes que les Camerounais ont les uns à l’égard des autres du
point de vue de leurs appartenances tribales, tous les jours et dans tous les
domaines.
Comment se fait-il que le discours
contre le tribalisme soit si virulent alors que c’est le tribalisme qui est
aujourd’hui non seulement le milieu et le
système de vie au Cameroun, mais également la base et le code des comportements dans le pays ? Pourquoi
accepte-t-on que la politique, l’économie, les structures scolaires et
universitaires ainsi que l’organisation des villes et des Eglises soient vécues
en termes de géostratégie tribale, sous les vocables neutres d’équilibres vitaux
ou de nécessités nationales, tout en refusant les effets mêmes de cette
vision ? Cette question nous permet de mettre en lumière ce que nous
appellerons la première structure anthropologique du tribalisme au
Cameroun : sa force comme mensonge collectif, comme mal d’hypocrisie
nationale généralisée. Le philosophe Eboussi Boulaga a une expression que
nous aimons beaucoup, même si nous en sentons plus le pouvoir subversif que
nous n’en comprenons la substance conceptuelle. Cette expression est
celle-ci : le mensonge
transcendantal. Nous sentons cela comme une sorte d’ambiance de mensonge
qui rend tous les autres mensonges acceptables et normaux, un mensonge qui est
l’être même d’une société et la condition de possibilité de toutes les autres
pathologies de cette société. Il possède les gens, les modèle, les formate et
devient leur respiration même.
Il y a ce type de mensonge quand on
fait de la tribu le milieu et le système de vie, la base de la construction
d’une société dans son être même et son code secret, tout en feignant de ne pas voir que ce choix
détruit d’autres principes qui auraient pu être aussi le milieu, le système, la
base et le code de la société. Par exemple : l’idéologie du mérite et de
la compétence, la lutte permanente pour l’indépendance et la liberté, le combat
pour le développement et pour la grandeur nationale. Il fut un temps où le
Cameroun, pendant sa lutte contre le
colonialisme, s’était divisé en trois dynamiques vitales, avec d’un côté les
nationalises anti-français, de l’autre les collaborationnistes pro-français, et
entre les deux : les passifs et les indifférents accrochées aux seules
nécessités biologiques et aux petits intérêts médiocres, sans que la tribu soit
de quelque manière que ce soit un principe d’action sociale. Effectivement, le
code du fonctionnement de la société n’était pas la tribu comme milieu et comme
système, mais l’attitude face à la liberté. On a vu ainsi un parti comme l’Union
des Populations camerounaises (UPC) fonctionner sans recourir au code tribal
dans la distribution de hauts postes de responsabilité comme dans la planification
des actions de libération. Aujourd’hui, on a un autre code, le
tribal-vitalisme, pour ainsi le nommer, mais on fait semblant que ce code, le
tribalisme, n’est pas le principe régulateur même du Cameroun tel qu’il est.
Pourtant, si l’on analyse bien les
exemples auxquels nous avons fait référence plus haut, , on verra que même les
vociférations anti-tribalistes s’inféodent dans le tribalisme comme code
social, exactement comme chez les tribalistes que l’on dénonce.
Prenons l’exemple de la désormais
célèbre affaire de l’Université catholique d’Afrique centrale à Yaoundé (UCAC)
entre Mgr Tonyé Bakott (Archevêque) et le père jésuite Lado. Ce qui nous frappe
dans cette affaire, ce n’est pas seulement le tribalisme comme structure
anthropologique chez un grand dignitaire de l’Eglise qui croit bien faire en
luttant contre le tribalisme avec la logique même du tribalisme et devient
ainsi le symbole et la figure emblématique du vital-tribalisme dans son
mensonge transcendantal à la camerounaise. Nous avons aussi été frappés par la
réaction de l’élite visée par les propos et l’attitude de l’archevêque, les
Bamileké : une réaction qui a été celle d’une certaine jubilation de voir
le prélat lui-même reconnaître la supériorité des Bamiléké en matière du savoir
et de l’intelligence, rien qu’en dénonçant leur présence massive à l’UCAC. Le
fait que cette élite manifestement anti-tribaliste partait de l’évidence de la
rigueur des règles d’admission à l’UCAC, du sérieux des mécanismes de
corrections des examens et de la solidité de l’institution universitaire
catholique pour aboutir à la preuve de l’excellence des Bamiléké qui parviennent
à s’imposer massivement dans ce haut lieu de la connaissance, comportait une
bonne dose de relent tribaliste. Ou quelque chose qui lui ressemble, en tout
cas. On voulait tout simplement dire que la puissance bamiléké à l’UCAC n’était
pas usurpée, n’en déplaise au grand prélat. On exaltait ainsi une fierté
tribale que les autres tribus ne peuvent considérer que comme symptôme d’un
tribalisme indécrottable.
Pourtant, ni du côté de ceux qui
disent que l’archevêque a raison quelque part,
ni du côté de ceux qui voient en lui le nouveau parangon du tribalisme
anti-bamiléké, personne ne pourra reconnaître un brin de tribalisme dans son
propre discours, encore moins dans ses propres actes. C’est comme si, du point
de vue de celui qui parle ou agit, le tribalisme est toujours le tribalisme de
l’autre, jamais son propre tribalisme à soi. Ainsi va le Cameroun : on
voit toujours la paille du tribalisme d’en face, et jamais la poutre de son
propre tribalisme. Et il devient difficile de reconnaître alors le tribalisme comme milieu et système de
vie, comme code et principe d’action, comme grand mensonge transcendantal qui
structure l’existence et formate les esprits.
C’est là le vrai problème dans
le Cameroun d’aujourd’hui : on n’y voit pas que le tribalisme se déploie à un
niveau beaucoup plus profond ; dans les structures anthropologique de l’être
et dans le principe de fonctionnement de la société. Comme on ne voit pas cela,
on laisse ce tribalisme de fond tranquille et on ne s’en prend qu’à ses effets,
de manière tonitruante, mais sans jamais vraiment changer l’ordre camerounais
des choses dans les relations intertribales.
Il en a été ainsi lors de la création de
l’université de Maroua, au nord du pays. On n’a pas vu qu’elle était créée non pas
par nécessité ou urgence académique, mais pour des équilibres régionaux
purement électoralistes, avec un soubassement tribal aux relents tribalistes.
Quand l’élite nordiste, qui avait bien compris l’enjeu, voulut le pourcentage
le plus élevé d’étudiants, les bonnes âmes dénoncèrent des revendications
tribalistes alors que le tribalisme était dans le code même qui a produit
l’université de Maroua.
Même dans l’opération Epervier, le
code a parlé dans le discours du peuple. Quand on comptabilise les
« éperviables » (ceux qui sont susceptibles d’être arrêtés pour
corruption) en termes ethniques et que les arrestations suivent la courbe d’un
certain discours populaire, on est dans un code social de profondeur et non
seulement dans un épiphénomène qui épargnerait la majorité de la population. Du
point de vue de ce code, n’importe
camerounais honnête pourra ainsi s’écrier :
« J’affirme que nous sommes tous tribalistes, nous Camerounaises et
Camerounais et que notre combat est aujourd’hui de changer le code qui nous
détermine comme milieu de vie et comme système social. »
Il pourra ajouter, sans
sourciller :
« Nous nous mentons à nous-mêmes, quand nous crions souvent, haut et
fort, contre les effets de ce code sans regarder comment il fonctionne
réellement dans notre être même et dans les mécanismes de notre fonctionnement
sociétal. »
S’il joue le jeu de la vérité rigoureuse, il dira, plus fortement
encore :
« Je sais : nous
Camerounais, nous avons une parade toute faite pour nous justifier, avec des
pirouettes intellectuelles à la camerounaise.
Nous disons savamment qu’il faut distinguer entre tribalité et
tribalisme, entre l’appartenance tribale comme fait normal de fierté
identitaire dans une société pluriethnique et le tribalisme comme dérive et
comme pathologie destructrice. Quand j’entends cela et que j’observe le
fonctionnement de la politique, de l’économie et de la religion au Cameroun,
pour ne prendre que ces champs bien connus, j’ai envie de répondre :
« mon œil ! » Je
réponds : « Mon œil ! » parce que je sais que le problème
au Cameroun, c’est que tribalité et tribalisme, c’est blanc bonnet et blanc
bonnet, comme on dirait en langage populaire. Plus exactement, j’affirme qu’en
faisant du tribalisme le code profond de la société camerounaise et en refusant
de se poser des questions sur ce code lui-même comme maladie, le Camerounais se
ment constamment à lui-même sur son être et s’offusque en vain quand un
archevêque dénonce la géographie tribale d’une université ou quand tel
intellectuel de haut vol affirme qu’il existe une division tribale du travail
au Cameroun : le pouvoir politique à une tribu, le pouvoir économique à
une autre, le pouvoir de la frime et de la « sape » à une autre
encore et le pouvoir de force d’appoint sociopolitique à je ne sais quelle
région encore. »
Notre bon Camerounais honnête aura
alors beau jeu de poser la question suivante à tous ses compatriotes :
« Qui
d’entre nous peut dire qu’il ne sait pas de quoi je parle quand je dis ce que
je viens de dire. Et si vous savez tous de quoi je parle, par quel mécanisme
échappez-vous à la logique du discours tribaliste
qui est devenu un discours national connu de tous et qui nous tient dans
ses mailles et dans sa nasse, comme dirait l’historien Kange Ewane ? »
S’il en est ainsi, qu’on ne
s’offusque pas quand les ressortissants d’une certaine tribu prétendent être
les meilleurs et qu’ils forgent l’imaginaire de leurs enfants selon cet esprit,
au point que ceux-ci envahissent des institutions universitaires de haut niveau
et y excellent avant d’être sans doute envoyés à l’étranger en vue de devenir
la vraie élite du futur et pouvoir ainsi, par le principe de reproduction
sociologique dont a parlé Pierre Bourdieu, dominer la Cameroun de l’avenir. On
a beau s’offusquer en surface contre tout cela, le code de fond au Cameroun restera
le même pour longtemps et c’est ce code qui est la vraie maladie de société.
Quand nous parlons du tribalisme,
considérons-le donc comme la maladie du code sociétal profond. En quoi consiste
ce code du milieu, du système et du principe tribalistes ?
-
En
la conviction que l’entité tribale est la force fondamentale qu’il faut activer
pour obtenir ce que l’on vise dans les grands enjeux du pouvoir, de l’avoir, du
savoir et du valoir. Surtout contre d’autres identités tribales qu’il faut
dénigrer en permanence et noircir à l’envi, en inoculant une haine suffisamment
forte dans les générations montantes pour que celle-ci puissent grandir avec ce venin et le
transmettre de génération en génération, tout
simplement comme ça, comme aurait dit le grand romancier russe Soljenitsyne.
-
En
la conviction que derrière tout ce qui se fait dans le pays se cachent des
intérêts tribaux qui déterminent le mode de gouvernance et décident de ce que
sera le Cameroun de demain, ce qui entraîne un attachement particulier à des
identités de terroir contre toutes les logiques du travail, de la compétence,
du mérite, de la foi dans les valeurs éthiques et spirituelles.
Quand on est convaincu de cela, on
crée un royaume divisé contre lui-même : le royaume des identités
meurtrières. Un royaume qui, un jour ou l’autre, explosera en plein vol ou
implosera en pleine effervescence. C’est cela que le tribalisme a fait du
Cameroun et que l’on cache sous le discours de la paix, de la stabilité et de
l’horizon de l’émergence pour 2035. Les plus lucides d’entre les Camerounais le
savent : un jour ou l’autre, le volcan du tribalisme risque de d’inonder
de ses laves, si rien n’est fait.
Dans les grandes articulations de la personnalité
Nous en arrivons maintenant à la deuxième
structure anthropologique du tribalisme comme maladie au Cameroun. Elle ne relève pas de la métaphore du code
génétique que nous avons utilisée, en nous référant aux sciences de la vie et à
la génétique contemporaine.
Nous l’emprunte plutôt à la psychanalyse quand
on y distingue le moi, le ça et le surmoi.
Tout le monde le sait : le moi,
c’est la conscience que chaque personne a de son être, de ce qu’il vit, de ce
qu’il pense, de ce qu’il croit et de ce qu’il fait. Le ça, c’est la marre houleuse de l’inconscient et des forces
ténébreuses du subconscient, avec tout ce qui nous détermine en profondeur sans
que nous sachions vraiment ce qui se passe en nous. Quant au surmoi, c’est le domaine de la loi, de
sa transcendance sur nous et du joug qu’il nous impose pour que nous puissions
nous intégrer dans la société. Tout cela est plus complexe mais nous n’en avons
retenu ici que le schéma général pour l’appliquer au tribalisme comme maladie
au Cameroun.
Selon la psychanalyse, l’équilibre
d’une personnalité malade ou troublée tient à sa capacité à faire affleurer les
forces de son inconscient ou des énergies du subconscient pour les regarder en toute
conscience et faire face à tous les traumatismes dont on souffre. Cela permet
de mieux accepter les exigences supérieures de la société sans se sentir écrasé
ou détruit en soi-même. Même au niveau de la théorie de l’inconscient collectif
ou du subconscient communautaire, celui d’un peuple ou d’un groupe
historico-social déterminé, le devoir d’un regard dans les bas-fonds de
soi-même et d’y faire émerger des problèmes est essentiel pour pouvoir
construire un ordre de transcendance des valeurs ou d’intérêts collectifs,
domaine impérieux du surmoi culturel ou social.
Sur le tribalisme au Cameroun, ce travail
n’est pas fait. On refuse même de le faire dans une analyse forte de
l’inconscient collectif camerounais, du subconscient communautaire camerounais
et du surmoi juridique camerounais. Même quand on proteste en masse comme on
l’a fait devant « l’affaire Tonyé Bakott contre Père Lado », on reste
dans l’ordre des protestations de l’encre et de la salive, sans pousser loin
les actions pour changer complètement l’ordre tribaliste qui gouverne le
Cameroun dans son ça, dans son moi comme dans son surmoi. Il y a toujours refus d’action véritable. Ce refus est
devenu une structure anthropologique réelle qui fait que, face au tribalisme
comme maladie, on répond comme on est habitué à le faire au Cameroun face à
tout grand problème de fond : « On
va faire comment ?» Aujourd’hui, il convient de savoir ce qu’il faut
faire et le faire effectivement devant le tribalisme comme maladie.
Pour cela, il faut savoir que le tribalisme est une manipulation
consciente du ça, du moi et du surmoi dans la société camerounaise, au nom
d’enjeux auxquels les populations sont souvent aveugles.
Dans le tribalisme, on parle au ça le langage qui le caresse et le
modèle pour qu’il ne voie pas que le Cameroun est une nation qui veut être une
nation moderne, engagée dans la lutte contre le « sous-développement
durable », pour parler comme Théophile Obenga. Quand on sait que c’est
dans l’inconscient et dans les subconscients que se trouvent les énergies
susceptibles de mettre un individu ou un peuple en branle pour les grandes ambitions et les grandes réalisations, selon les
slogans à la mode au Cameroun Il n’y a pas encore longtemps, le langage que
tient le tribalisme est une force de démobilisation et de démotivation face aux
exigences de la construction nationale, de la construction de l’Afrique et de
l’engagement du Cameroun dans la construction d’une Afrique du développement et
d’un monde d’alliance de civilisations. Avec un petit inconscient tribal de rien
du tout, on ne construit pas une grande nation. Avec un petit subconscient
tribal de rien du tout, on ne bâtit pas une grande destinée pour un peuple. Il
faut combattre le tribalisme parce qu’il ne forge pas l’inconscient créateur dont
le pays a besoin, encore moins un subconscient innovateur dont les énergies
sont nécessaires à l’invention du futur.
Même à l’échelle du moi, c’est-à-dire de la conscience de
chaque Camerounais et de chaque Camerounaise sur l’identité de son pays dans le
monde, la manipulation qu’est le tribalisme ne permet pas à la nation de
prendre l’envol de la grandeur. Quand le moi
est prioritairement tribal, il se réduit à une vision étroite de soi et ne
pense pas au pays en tant que tel. Il ne s’intègre pas dans une vision d’un Cameroun
qui brillerait de mille feux, comme dirait Jean Ping. Au contraire, il met les
tribus les unes contre les autres, en chiens de faïence, sans voir dans chaque
tribu le génie grâce auquel elle enrichirait l’identité nationale pour un
projet camerounais de construction d’une autre l’Afrique et d’un autre monde
possible. Or, avec une conscience claire du Cameroun comme Cameroun des grandes ambitions et des grandes réalisations,
on poserait sur chaque tribu un regard tellement positif et tellement porteur de
vie et d’espérance que les fondations mêmes du pays en seraient changés, avec
la production d’un nouveau code socioculturel national qui serait le code d’un
Cameroun nouveau, uni dans tout son génie par le génie de chacune de ses
composantes de terroir, sans haine ni ostracisme, dans la fertilité des valeurs
par lesquelles l’avenir serait rayonnant et fascinant. L’idée d’une unité
camerounaise de profondeur serait alors le nouveau milieu et le nouveau système
de vie, dans une grandiose vérité de la nation qui serait une nouvelle vérité
transcendantale opposée au mensonge
transcendantal dont parle Eboussi Boulaga, mensonge que constitue à nos
yeux le vital-tribalisme camerounais aujourd’hui. Nous disons
vital-tribalisme pour parodier l’expression national-socialisme, le système
nazi de triste et douloureuse mémoire, comme le sera sans doute la mémoire du
mal que le tribalisme camerounais aura fait au pays, quand on n’en parlera dans
les générations futures, toutes proportions gardées.
Si on s’attaque à ce tribalisme là, Le
surmoi camerounais en serait transformé. Nous voulons parler des sphères de la
gouvernance et de la loi, des sphères des responsabilités politiques,
économiques, culturelles et spirituelles. Ce ne serait plus des sphères de la
corruption et de la décomposition morale comme aujourd’hui, mais des sphères du
service de la nation, de toute la nation dans le diorama de sa diversité ethnique
et de ses identités inter-fécondatrices. Des diversités non pas appauvries par
les haines de l’autre, mais enrichies par le génie des autres dans un Cameroun
aux lois justes et aux institutions fortes, comme dirait Barack Obama. Des
institutions non tribalement déterminées. Des institutions toujours irriguées
par des utopies de construction d’un grand avenir. Aujourd’hui, le tribalisme a
cassé les ressorts aux possibilités d’émergence de ce Cameroun d’institutions
fortes et crédibles. Il a fait du pouvoir public un pouvoir tribal et de la
gouvernance camerounaise une gouvernance ethnico-ethnique, vidant ainsi les
institutions de tout pouvoir de confiance du peuple en leur valeur et en leur
efficacité.
Que faire, concrètement ?
Si notre diagnostic est juste, et il
l’est, le remède a un nom : une nouvelle éducation dans toutes les
institutions chargées de cette responsabilité, non seulement pour un nouveau
discours contre le tribalisme, mais pour un nouvel être camerounais dans son
code de fond et dans sa vision du pays.
L’éducation dont nous parlons est
avant tout un changement de regard sur soi. Il s’agit d’apprendre à chaque
enfant, et aujourd’hui à chaque adulte, à changer son regard sur sa tribu.
D’apprendre de nouveau sa tribu du point de vue de toutes les richesses dont
elle regorge et qu’elle devrait offrir aux autres dans le rendez-vous national
du donner et du recevoir, selon le beau mot de Senghor. Habitués à se regarder
selon l’ordre de la haine inculquée par le tribalisme dans tout l’être, les
ressortissants des tribus camerounaises ne se connaissent pas eux-mêmes dans
leurs richesses. Ils ne connaissent souvent ni leur histoire, ni leur
géographie, ni leur culture, ni leurs innombrables trésors de vie dont ils
pourraient s’enorgueillir non pas contre les autres, mais pour les autres, dans
la construction d’une civilisation d’inter-fécondation que le Cameroun doit développer.
Aujourd’hui, ni dans les familles, ni dans le système scolaire, ni dans les
Eglises, ni les mouvements d’action civique et politique, il n’existe un vrai programme
de terroir pour une véritable connaissance de soi de chaque ressortissant de
telle ou telle tribu camerounaise. Comment peut-on construire une nation quand
on ne se connaît même pas réellement soi-même. Pour vaincre le tribalisme, nous
proposons la voie éducative de la connaissance de soi, dans un programme
national construit spécifiquement dans cette perspective de conversion du
regard.
La conversion du regard sur soi,
c’est aussi la conversion du regard sur l’autre. A la connaissance de soi est
liée, impérativement et systématiquement la connaissance des autres, du point de
vue de leurs richesses, de leurs valeurs culturelles et de leurs trésors de vie.
L’ignorance des Camerounais sur les cultures de leur pays est effarante. Le
poids des préjugés, des clichés et des
fantasmes sur les autres ne peut être vaincu dans les esprits que par une
connaissance claire, solide, scientifique, de ceux avec qui on vit, dans une
anthropologie et une sociologie ouvertes aux possibilités d’enrichissement.
Quand on connaît vraiment l’autre dans sa richesse, le tribalisme tombe de
lui-même. On regarde autrement celui qui est en face de soi. On le voit comme
un être humain avec tous ses pouvoirs créateurs. On s’ouvre à ces pouvoirs et
on se transforme soi-même en un être humain regardant autrement un autre être
humain, dans l’empathie et la force du bien. C’est le but de l’éducation de
susciter cette puissance du regard neuf sur l’autre.
Changer le regard, c’est en même
temps changer de langage et changer de langage. Le langage sur soi et le
langage sur l’autre. Le Cameroun meurt de la manière, foncièrement négative,
dont les tribus parlent les unes des autres. Chaque tribu a développé chez ses
ressortissants, un discours du mal, du mépris, de la suspicion et du rejet. Il
faut conversion du langage comme nécessité absolue, dans un système éducatif
qui promeuve et valorise une manière positive de parler des autres.
Il convient également de mettre au
cœur de l’éducation l’étude du fonctionnement et des enjeux du tribalisme dans
une société comme la société camerounaise aujourd’hui. Le mensonge tribaliste
apparaîtrait dans ce qu’il est vraiment : une mystification au service des
enjeux du pouvoir, de l’avoir et du valoir, sur le dos du peuple. On devrait
aider surtout les générations montantes à analyser elles-mêmes les problèmes, à
travers des campagnes d’éduction à la critique sociale et à la responsabilité
citoyenne. Surtout dans des débats interculturels où devront être promue la
capacité de réfléchir sérieusement sur les problèmes et de les résoudre avec
fécondité. Dans de tels débats, les grandes figures de la construction de la
nation camerounaise devraient être enseignées comme des modèles, comme des
mythes dynamiques, porteurs de nouvelles espérances, comme on disait il n’y a
pas longtemps au Congo-Brazzaville, pour les besoins de campagne électorale..
Il faut aussi une politique globale de lutte
contre le tribalisme, à travers la pénalisation des propos ou d’attitudes
tribalistes, exactement comme cela se fait dans certains pays contre le langage
et les pratiques racistes. Sans une volonté publique de punir le tribalisme
comme volonté, comme vision, comme attitudes et comme pratique, rien ne
changera en profondeur. La loi doit aujourd’hui devenir un instrument de lutte
et contribuer à l’émergence de nouvelles visions et de nouvelles attitudes qui
promeuvent l’inter-fécondation des tribus dans une grande culture camerounaise
de concorde et du bonheur d’être camerounais dans une Afrique unie.
Enfin, il faut une politique
culturelle et des lieux de culture qui s’affirment résolument comme de nouvelles
dynamiques éducatives pour un Cameroun sans tribalisme, surtout aujourd’hui où
l’horizon d’un pays émergent n’est pas celui de s’enfermer dans l’archéologie
de son être, mais d’entrer dans la téléologie d’une mondialisation ou d’une
altermondialisation du donner et du recevoir. Le Cameroun a beaucoup à donner à
ce rendez-vous. Il lui faut surtout savoir que ses tribus sont des richesses et
non des handicaps ou des obstacles.
Et il ne s’agit pas seulement de le
savoir, il faut le vivre. Le vivre puissamment. Jusqu’ici la lutte contre le
mal du tribalisme n’a pas pris toute la mesure de l’indomptable puissance du
vouloir vivre-ensemble, envers et contre tout. C’est pourtant ce vouloir ardent
qui tient le pays ensemble. Il s’est constitué dans une histoire commune, dans
des drames et des tragédies qui ont forgé une conscience historique à
laquelle chaque Camerounais se réfère et qu’il assume d’une manière ou d’une
autre. Soit dans la célébration de la grande lutte contre le colonialisme
français au cours des années de braises ; soit par la grande épopée
sportive des lions indomptables ; soit dans le génie créateur d’un peuple
n’a jamais cédé au pessimisme et qui est convaincu qu’impossible n’et pas
camerounais ; soit dans l’attachement à une terre dont la fertilité est
une digue contre la famine, soit surtout dans la foi en des utopies de
puissance et d’émergence qui travaillent de l’intérieur chaque citoyen et
chaque citoyenne. Il faut désigner tout cela par des mots immatériels :
l’âme, le souffle, l’esprit camerounais. Réalités qui existent bel et bien et
qui assurent le lien entre le passé, le présent et l’avenir, dans un imaginaire
d’une extraordinaire énergie de conservation de soi malgré tous les obstacles,
tribalisme y compris,
Si c’est par la puissance de
l’immatériel que le Cameroun tient ensemble, il faut tenir l’immatériel des
idées, des aspirations et des espérances comme une terre psychique à fertiliser
afin que la puissance de l’immatériel se matérialise en une politique, en une
économie, en une culture concrètes qui finiront par juguler le mal tribal dans
ses vertiges et ses furies.
Cela est d’autant plus nécessaire que
ce sont les dynamiques de l’immatériel qui tient ensemble les Camerounais et
les pousse à développer un esprit de contradiction et de débats. En cela, ils
se confrontent à un système politique autoritaire avec une extraordinaire
sérénité, une extraordinaire dynamique de liberté d’où la peur a disparu. Le
vouloir-vivre ensemble peut ainsi transformer les menaces d’implosion ou
d’émiettement du pays en un champ de confrontations de projets sociétaux et
d’idéologies antagonistes qui s’habituent à être ensemble dans leur
affrontement même, comme on peut s’en rendre compte rien qu’en lisant les
penseurs camerounais qui sont sans aucun doute parmi les plus grands d’Afrique
et du monde : Fabien Eboussi Boulaga, Achille Mbembe, Célestin Monga,
Ebénézer Njoo Mouellé, Kange Ewane, Messi Metogo et Owona Nguini
Il ne faut pas minimiser ces réalités de
l’immatériel créateur : il convient plutôt de les intégrer dans une énergétique
éducative qui les conduirait plus loin, plus haut, dans un regard de combat
contre le tribalisme non pas seulement au Cameroun, mais partout sur le
continent africain,
Vous l’aurez compris sans doute :
dans toute notre réflexion, le Cameroun a été l’autre nom de l’Afrique. L’Afrique
en lutte contre les risques, les menaces, les pesanteurs et les fureurs de fragmentation,
d’émiettement ou d’implosion.
* Kä
Mana (Président de Pole Institute) et Jean-Blaise Kenmogne (Recteur de
l’Université Evangélique du Cameroun)
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