vendredi 7 juin 2013

DETRIBALISER LA SOCIETE AFRICAINE




Dynamique tribale et fragmentation sociale dans une Afrique en miniature : le Cameroun


Par Kä Mana  et Jean-Blaise Kenmogne*

Introduction
Parmi les phénomènes les plus représentatifs de la fragmentation des sociétés africaines contemporaines et des risques d’implosion qui leur sont consubstantiels, le tribalisme est sans doute la réalité pathologique dont l’Afrique contemporaine souffre le plus. Surtout dans les sociétés subsahariennes où la tribu est une entité vitale incontournable. Une force psychosociale  permanente et globale,  qui définit non seulement les identités individuelles et les appartenances collectives, mais aussi les relations entre les communautés dans les représentations  et les images qu’elles développent les unes des autres dans leur vision de la politique.
Dans la réflexion que nous proposons ici, notre intention est d’étudier ce phénomène dans un pays qui se présente souvent lui-même comme l’Afrique en miniature et qui peut, sous cet angle, représenter les dynamiques de fond de ce qui se vit partout sur le continent et la manière dont on peut en juguler les effets dévastateurs. Ce pays, c’est le Cameroun.
Avec sa multitude de tribus et les problèmes que pose leur cohabitation dans un espace social qui a jusqu’à ce jour résister aux pesanteurs d’émiettement, aux velléités de balkanisation et aux orages d’implosion, cette nation a dans son être-ensemble  quelque chose d’utile qui donne à comprendre ce qu’est le tribalisme dans son essence et dans ses manifestations pathologiques. Plus encore : sa résistance aux tentations d’éclatements permet de réfléchir sur un mode de vivre en commun dont on peut proposer le modèle sous d’autres cieux africains où le mal tribal a besoin d’être vaincu dans ses fureurs et annihilé dans ses métastase mortelles.   
Notre réflexion se déploiera en trois moments intimement liés dans leur logique :
Le premier sera consacré à un diagnostic : celui du tribalisme comme maladie au Cameroun. Nous montrerons en quoi il s’agit bel et bien d’une maladie dont on doit comprendre qu’elle relève d’une structure anthropologique défectueuse : le code profond de l’être camerounais aujourd’hui.
Le deuxième moment décrira cette structure anthropologique dans son impact ravageur pour le Cameroun, pour les personnes comme pour les tribus dans leur vision du monde et dans leurs pratiques sociales.
 Le troisième moment portera sur les remèdes essentiels que le pays s’est administré et sur les nouvelles thérapies à lui proposer encore contre ce mal qui continue à gangréner son présent et à hypothéquer son avenir. Surtout dans un monde comme celui d’aujourd’hui, où les dynamiques de réussite du développement dépendent de l’intégration des identités ethniques dans des synergies ardentes pour un être-ensemble créateur et inventif, dans le cadre d’une mondialisation d’enrichissement entre les peuples, les nations, les continents et les civilisations. 
                Un code profond de mensonge généralité
            Au Cameroun, il est courant de parler du phénomène de tribalisme et de le dénoncer à intervalles réguliers. On a pris l’habitude de le faire souvent sans se demander en quoi consiste exactement ce phénomène et pourquoi il perdure de nos jours malgré les puissants faisceaux de critiques dressés contre lui dans le discours public. On en parle tellement de manière péjorative et avec une telle fureur de rejet qu’il aurait dû disparaître déjà, non seulement du langage camerounais et des pratiques sociales, mais surtout de la vision que l’homme camerounais a de son avenir et de la place de son pays en Afrique.
Malheureusement, il  n’est est rien. D’année en année, au rythme des faits divers comme à la lumière des événements sociaux ou politiques d’une certaine envergure, on se rend compte que le problème a une inquiétante récurrence et qu’il détermine plus que l’on ne pense la vie des Camerounais.
Il a suffi, par exemple,  qu’un archevêque s’inquiète dans une lettre sur la configuration tribale de l’Université catholique de Yaoundé pour que tout le pays s’embrase contre le tribalisme et le dénonce dans une fureur impressionnante. Cet embrasement ne cassa pourtant pas les ressorts d’une mécanique qui poussa le père jésuite Lado, principale cible de l’attaque de l’archevêque, hors de l’UCAC, dans un scandaleux règlement de comptes contre ce prêtre qui dénonçait, à temps et à contretemps, les dérives de l’épiscopat du pays vers des alliances troubles avec le pouvoir politique en place.
Il avait suffi aussi que les élites du Nord-Cameroun, il y a quelques années, protestassent contre une massive inscription des étudiants d’autres régions du pays à l’université de Maroua, à peine créée en moment là, pour que retentissent, de partout, les trompettes contre le tribalisme. Cela dans un haro fougueux qui n’empêcha cependant pas le gouvernement de relever le pourcentage des étudiants du Nord dans « leur » université.
  Plus rocambolesque encore, dans l’opération épervier destinée à la lutte contre la gangrène de la corruption dans la société camerounaise, on a entendu des voix protester contre ce qu’elles considéraient comme un tribalisme manifeste, du fait qu’une certaine région, le sud en l’occurrence, semblait détenir le monopole de cette maladie. On voulait que le dosage des corrompus dans les prisons corresponde à la géographie tribale du pays. L’arrestation des certains barons du Littoral, du Centre, de l’Ouest et du Nord du Cameroun remit les pendules à l’heure et la nation se sentit quitte avec elle-même dans son étrange géostratégie tribale.
Rien que par les réactions à ces événements, on ne se rendait même pas compte qu’on mettait en lumière une vérité inquiétante. A savoir que le tribalisme est une réalité permanente dans l’esprit des Camerounaises et des Camerounais. Une réalité qui les possède et les agite fiévreusement chaque fois qu’il y a des nominations politiques à faire et qu’il faut distribuer les cartes du pouvoir dans les Eglises ou dans les grandes écoles du pays. A ces occasions, tout le monde guette les équilibres tribaux, dans la conviction  que ceux-ci font partie des bases de grandes décisions à prendre et de grands choix à faire pour éviter l’implosion de la nation. Tout se passe alors comme si le sentiment d’appartenance tribale vire toujours au tribalisme et en dévoile l’essence profonde. Une essence que seule une image forte pourrait manifester vraiment : les Camerounais sont dans le tribalisme comme le poison dans l’eau ou les oiseaux dans l’air, à la seule différence que l’eau fait vivre le poisson et l’air l’oiseau alors que le tribalisme, lui, tue à petit feu la nation dans on génie créateur et dans son potentiel de développement. Nous voulons dire qu’aujourd’hui le tribalisme est un milieu de vie et ce milieu de vie est devenu un système de fonctionnement social qui va de soi, selon la logique de la banalité du mal, pour reprendre une expression forte de la philosophe Hannah Arendt.
Curieusement, tout en acceptant que cette réalité du tribalisme comme milieu et comme système de vie est partie intégrante de l’être camerounais actuel, on n’ose pas aller jusqu’au bout de sa dynamique sociétale et on s’offusque de ses effets pourtant prévisibles et logiquement inévitables. Notamment :
-          le regard très attentif des uns et des autres sur la situation de la répartition ethnique des sources du pouvoir, du savoir, de la richesse et des prestiges dans le pays ;
-           la conscience que certaines ethnies ont de leur valeur propre et l’idée d’elles-mêmes qu’elles transmettent à tous leurs membres, surtout les générations montantes ;
-          La haine que les ressortissants de ces ethnies suscitent chez les autres ainsi que le rejet dont ils sont l’objet dans un certain imaginaire populaire ;
-          Les suspicions permanentes que les Camerounais ont les uns à l’égard des autres du point de vue de leurs appartenances tribales, tous les jours et dans tous les domaines.
Comment se fait-il que le discours contre le tribalisme soit si virulent alors que c’est le tribalisme qui est aujourd’hui non seulement le milieu et le système de vie au Cameroun, mais également la base et le code des comportements dans le pays ? Pourquoi accepte-t-on que la politique, l’économie, les structures scolaires et universitaires ainsi que l’organisation des villes et des Eglises soient vécues en termes de géostratégie tribale, sous les vocables neutres d’équilibres vitaux ou de nécessités nationales, tout en refusant les effets mêmes de cette vision ? Cette question nous permet de mettre en lumière ce que nous appellerons la première structure anthropologique du tribalisme au Cameroun : sa force comme  mensonge collectif, comme mal d’hypocrisie nationale généralisée. Le philosophe Eboussi Boulaga a une expression que nous aimons beaucoup, même si nous en sentons plus le pouvoir subversif que nous n’en comprenons la substance conceptuelle. Cette expression est celle-ci : le mensonge transcendantal. Nous sentons cela comme une sorte d’ambiance de mensonge qui rend tous les autres mensonges acceptables et normaux, un mensonge qui est l’être même d’une société et la condition de possibilité de toutes les autres pathologies de cette société. Il possède les gens, les modèle, les formate et devient leur respiration même. 
Il y a ce type de mensonge quand on fait de la tribu le milieu et le système de vie, la base de la construction d’une société dans son être même et son code secret,  tout en feignant de ne pas voir que ce choix détruit d’autres principes qui auraient pu être aussi le milieu, le système, la base et le code de la société. Par exemple : l’idéologie du mérite et de la compétence, la lutte permanente pour l’indépendance et la liberté, le combat pour le développement et pour la grandeur nationale. Il fut un temps où le Cameroun,  pendant sa lutte contre le colonialisme, s’était divisé en trois dynamiques vitales, avec d’un côté les nationalises anti-français, de l’autre les collaborationnistes pro-français, et entre les deux : les passifs et les indifférents accrochées aux seules nécessités biologiques et aux petits intérêts médiocres, sans que la tribu soit de quelque manière que ce soit un principe d’action sociale. Effectivement, le code du fonctionnement de la société n’était pas la tribu comme milieu et comme système, mais l’attitude face à la liberté. On a vu ainsi un parti comme l’Union des Populations camerounaises (UPC) fonctionner sans recourir au code tribal dans la distribution de hauts postes de responsabilité comme dans la planification des actions de libération. Aujourd’hui, on a un autre code, le tribal-vitalisme, pour ainsi le nommer, mais on fait semblant que ce code, le tribalisme, n’est pas le principe régulateur même du Cameroun tel qu’il est.
Pourtant, si l’on analyse bien les exemples auxquels nous avons fait référence plus haut, , on verra que même les vociférations anti-tribalistes s’inféodent dans le tribalisme comme code social, exactement comme chez les tribalistes que l’on dénonce.
Prenons l’exemple de la désormais célèbre affaire de l’Université catholique d’Afrique centrale à Yaoundé (UCAC) entre Mgr Tonyé Bakott (Archevêque) et le père jésuite Lado. Ce qui nous frappe dans cette affaire, ce n’est pas seulement le tribalisme comme structure anthropologique chez un grand dignitaire de l’Eglise qui croit bien faire en luttant contre le tribalisme avec la logique même du tribalisme et devient ainsi le symbole et la figure emblématique du vital-tribalisme dans son mensonge transcendantal à la camerounaise. Nous avons aussi été frappés par la réaction de l’élite visée par les propos et l’attitude de l’archevêque, les Bamileké : une réaction qui a été celle d’une certaine jubilation de voir le prélat lui-même reconnaître la supériorité des Bamiléké en matière du savoir et de l’intelligence, rien qu’en dénonçant leur présence massive à l’UCAC. Le fait que cette élite manifestement anti-tribaliste partait de l’évidence de la rigueur des règles d’admission à l’UCAC, du sérieux des mécanismes de corrections des examens et de la solidité de l’institution universitaire catholique pour aboutir à la preuve de l’excellence des Bamiléké qui parviennent à s’imposer massivement dans ce haut lieu de la connaissance, comportait une bonne dose de relent tribaliste. Ou quelque chose qui lui ressemble, en tout cas. On voulait tout simplement dire que la puissance bamiléké à l’UCAC n’était pas usurpée, n’en déplaise au grand prélat. On exaltait ainsi une fierté tribale que les autres tribus ne peuvent considérer que comme symptôme d’un tribalisme indécrottable.
Pourtant, ni du côté de ceux qui disent que l’archevêque a raison quelque part,  ni du côté de ceux qui voient en lui le nouveau parangon du tribalisme anti-bamiléké, personne ne pourra reconnaître un brin de tribalisme dans son propre discours, encore moins dans ses propres actes. C’est comme si, du point de vue de celui qui parle ou agit, le tribalisme est toujours le tribalisme de l’autre, jamais son propre tribalisme à soi. Ainsi va le Cameroun : on voit toujours la paille du tribalisme d’en face, et jamais la poutre de son propre tribalisme. Et il devient difficile de reconnaître alors le tribalisme comme milieu et système de vie, comme code et principe d’action, comme grand mensonge transcendantal qui structure l’existence et formate les esprits.
C’est là le vrai problème dans le Cameroun d’aujourd’hui : on n’y voit pas que le tribalisme se déploie à un niveau beaucoup plus profond ; dans les structures anthropologique de l’être et dans le principe de fonctionnement de la société. Comme on ne voit pas cela, on laisse ce tribalisme de fond tranquille et on ne s’en prend qu’à ses effets, de manière tonitruante, mais sans jamais vraiment changer l’ordre camerounais des choses dans les relations intertribales.
 Il en a été ainsi lors de la création de l’université de Maroua, au nord du pays. On n’a pas vu qu’elle était créée non pas par nécessité ou urgence académique, mais pour des équilibres régionaux purement électoralistes, avec un soubassement tribal aux relents tribalistes. Quand l’élite nordiste, qui avait bien compris l’enjeu, voulut le pourcentage le plus élevé d’étudiants, les bonnes âmes dénoncèrent des revendications tribalistes alors que le tribalisme était dans le code même qui a produit l’université de Maroua.
Même dans l’opération Epervier, le code a parlé dans le discours du peuple. Quand on comptabilise les « éperviables » (ceux qui sont susceptibles d’être arrêtés pour corruption) en termes ethniques et que les arrestations suivent la courbe d’un certain discours populaire, on est dans un code social de profondeur et non seulement dans un épiphénomène qui épargnerait la majorité de la population. Du point de vue de ce code,  n’importe camerounais honnête pourra ainsi s’écrier :
« J’affirme que nous sommes tous tribalistes, nous Camerounaises et Camerounais et que notre combat est aujourd’hui de changer le code qui nous détermine comme milieu de vie et comme système social. »
Il pourra ajouter, sans sourciller :
« Nous nous mentons à nous-mêmes, quand nous crions souvent, haut et fort, contre les effets de ce code sans regarder comment il fonctionne réellement dans notre être même et dans les mécanismes de notre fonctionnement sociétal. »
S’il joue le jeu de la vérité rigoureuse, il dira, plus fortement encore :
 « Je sais : nous Camerounais, nous avons une parade toute faite pour nous justifier, avec des pirouettes intellectuelles à la camerounaise.  Nous disons savamment qu’il faut distinguer entre tribalité et tribalisme, entre l’appartenance tribale comme fait normal de fierté identitaire dans une société pluriethnique et le tribalisme comme dérive et comme pathologie destructrice. Quand j’entends cela et que j’observe le fonctionnement de la politique, de l’économie et de la religion au Cameroun, pour ne prendre que ces champs bien connus, j’ai envie de répondre : « mon œil ! »  Je réponds : « Mon œil ! » parce que je sais que le problème au Cameroun, c’est que tribalité et tribalisme, c’est blanc bonnet et blanc bonnet, comme on dirait en langage populaire. Plus exactement, j’affirme qu’en faisant du tribalisme le code profond de la société camerounaise et en refusant de se poser des questions sur ce code lui-même comme maladie, le Camerounais se ment constamment à lui-même sur son être et s’offusque en vain quand un archevêque dénonce la géographie tribale d’une université ou quand tel intellectuel de haut vol affirme qu’il existe une division tribale du travail au Cameroun : le pouvoir politique à une tribu, le pouvoir économique à une autre, le pouvoir de la frime et de la « sape » à une autre encore et le pouvoir de force d’appoint sociopolitique à je ne sais quelle région encore. »
Notre bon Camerounais honnête aura alors beau jeu de poser la question suivante à tous ses compatriotes :
 « Qui d’entre nous peut dire qu’il ne sait pas de quoi je parle quand je dis ce que je viens de dire. Et si vous savez tous de quoi je parle, par quel mécanisme échappez-vous à la logique du  discours tribaliste qui est devenu un discours national connu de tous et qui nous tient dans ses mailles et dans sa nasse, comme dirait l’historien Kange Ewane ? »
S’il en est ainsi, qu’on ne s’offusque pas quand les ressortissants d’une certaine tribu prétendent être les meilleurs et qu’ils forgent l’imaginaire de leurs enfants selon cet esprit, au point que ceux-ci envahissent des institutions universitaires de haut niveau et y excellent avant d’être sans doute envoyés à l’étranger en vue de devenir la vraie élite du futur et pouvoir ainsi, par le principe de reproduction sociologique dont a parlé Pierre Bourdieu, dominer la Cameroun de l’avenir. On a beau s’offusquer en surface contre tout cela, le code de fond au Cameroun restera le même pour longtemps et c’est ce code qui est la vraie maladie de société.
Quand nous parlons du tribalisme, considérons-le donc comme la maladie du code sociétal profond. En quoi consiste ce code du milieu, du système et du principe tribalistes ?
-          En la conviction que l’entité tribale est la force fondamentale qu’il faut activer pour obtenir ce que l’on vise dans les grands enjeux du pouvoir, de l’avoir, du savoir et du valoir. Surtout contre d’autres identités tribales qu’il faut dénigrer en permanence et noircir à l’envi, en inoculant une haine suffisamment forte dans les générations montantes pour que celle-ci  puissent grandir avec ce venin et le transmettre de génération en génération, tout simplement comme ça, comme aurait dit le grand romancier russe Soljenitsyne.
-          En la conviction que derrière tout ce qui se fait dans le pays se cachent des intérêts tribaux qui déterminent le mode de gouvernance et décident de ce que sera le Cameroun de demain, ce qui entraîne un attachement particulier à des identités de terroir contre toutes les logiques du travail, de la compétence, du mérite, de la foi dans les valeurs éthiques et spirituelles.
Quand on est convaincu de cela, on crée un royaume divisé contre lui-même : le royaume des identités meurtrières. Un royaume qui, un jour ou l’autre, explosera en plein vol ou implosera en pleine effervescence. C’est cela que le tribalisme a fait du Cameroun et que l’on cache sous le discours de la paix, de la stabilité et de l’horizon de l’émergence pour 2035. Les plus lucides d’entre les Camerounais le savent : un jour ou l’autre, le volcan du tribalisme risque de d’inonder de ses laves, si rien n’est fait.
Dans les grandes articulations de la personnalité
 Nous en arrivons maintenant à la deuxième structure anthropologique du tribalisme comme maladie au Cameroun.  Elle ne relève pas de la métaphore du code génétique que nous avons utilisée, en nous référant aux sciences de la vie et à la génétique contemporaine.
 Nous l’emprunte plutôt à la psychanalyse quand on y distingue le moi, le ça et le surmoi. Tout le monde le sait : le moi, c’est la conscience que chaque personne a de son être, de ce qu’il vit, de ce qu’il pense, de ce qu’il croit et de ce qu’il fait. Le ça, c’est la marre houleuse de l’inconscient et des forces ténébreuses du subconscient, avec tout ce qui nous détermine en profondeur sans que nous sachions vraiment ce qui se passe en nous. Quant au surmoi, c’est le domaine de la loi, de sa transcendance sur nous et du joug qu’il nous impose pour que nous puissions nous intégrer dans la société. Tout cela est plus complexe mais nous n’en avons retenu ici que le schéma général pour l’appliquer au tribalisme comme maladie au Cameroun.
Selon la psychanalyse, l’équilibre d’une personnalité malade ou troublée tient à sa capacité à faire affleurer les forces de son inconscient ou des énergies du subconscient pour les regarder en toute conscience et faire face à tous les traumatismes dont on souffre. Cela permet de mieux accepter les exigences supérieures de la société sans se sentir écrasé ou détruit en soi-même. Même au niveau de la théorie de l’inconscient collectif ou du subconscient communautaire, celui d’un peuple ou d’un groupe historico-social déterminé, le devoir d’un regard dans les bas-fonds de soi-même et d’y faire émerger des problèmes est essentiel pour pouvoir construire un ordre de transcendance des valeurs ou d’intérêts collectifs, domaine impérieux du surmoi culturel ou social.
 Sur le tribalisme au Cameroun, ce travail n’est pas fait. On refuse même de le faire dans une analyse forte de l’inconscient collectif camerounais, du subconscient communautaire camerounais et du surmoi juridique camerounais. Même quand on proteste en masse comme on l’a fait devant « l’affaire Tonyé Bakott contre Père Lado », on reste dans l’ordre des protestations de l’encre et de la salive, sans pousser loin les actions pour changer complètement l’ordre tribaliste qui gouverne le Cameroun dans son ça, dans son moi comme dans son surmoi. Il y a toujours refus d’action véritable. Ce refus est devenu une structure anthropologique réelle qui fait que, face au tribalisme comme maladie, on répond comme on est habitué à le faire au Cameroun face à tout grand problème de fond : « On va faire comment ?» Aujourd’hui, il convient de savoir ce qu’il faut faire et le faire effectivement devant le tribalisme comme maladie.
Pour cela, il faut savoir que le tribalisme est une manipulation consciente du ça, du moi et du surmoi dans la société camerounaise, au nom d’enjeux auxquels les populations sont souvent aveugles.
Dans le tribalisme, on parle au ça le langage qui le caresse et le modèle pour qu’il ne voie pas que le Cameroun est une nation qui veut être une nation moderne, engagée dans la lutte contre le « sous-développement durable », pour parler comme Théophile Obenga. Quand on sait que c’est dans l’inconscient et dans les subconscients que se trouvent les énergies susceptibles de mettre un individu ou un peuple en branle pour les grandes ambitions et les grandes réalisations, selon les slogans à la mode au Cameroun Il n’y a pas encore longtemps, le langage que tient le tribalisme est une force de démobilisation et de démotivation face aux exigences de la construction nationale, de la construction de l’Afrique et de l’engagement du Cameroun dans la construction d’une Afrique du développement et d’un monde d’alliance de civilisations. Avec un petit inconscient tribal de rien du tout, on ne construit pas une grande nation. Avec un petit subconscient tribal de rien du tout, on ne bâtit pas une grande destinée pour un peuple. Il faut combattre le tribalisme parce qu’il ne forge pas l’inconscient créateur dont le pays a besoin, encore moins un subconscient innovateur dont les énergies sont nécessaires à l’invention du futur.
Même à l’échelle du moi, c’est-à-dire de la conscience de chaque Camerounais et de chaque Camerounaise sur l’identité de son pays dans le monde, la manipulation qu’est le tribalisme ne permet pas à la nation de prendre l’envol de la grandeur. Quand le moi est prioritairement tribal, il se réduit à une vision étroite de soi et ne pense pas au pays en tant que tel. Il ne s’intègre pas dans une vision d’un Cameroun qui brillerait de mille feux, comme dirait Jean Ping. Au contraire, il met les tribus les unes contre les autres, en chiens de faïence, sans voir dans chaque tribu le génie grâce auquel elle enrichirait l’identité nationale pour un projet camerounais de construction d’une autre l’Afrique et d’un autre monde possible. Or, avec une conscience claire du Cameroun comme Cameroun des grandes ambitions et des grandes réalisations, on poserait sur chaque tribu un regard tellement positif et tellement porteur de vie et d’espérance que les fondations mêmes du pays en seraient changés, avec la production d’un nouveau code socioculturel national qui serait le code d’un Cameroun nouveau, uni dans tout son génie par le génie de chacune de ses composantes de terroir, sans haine ni ostracisme, dans la fertilité des valeurs par lesquelles l’avenir serait rayonnant et fascinant. L’idée d’une unité camerounaise de profondeur serait alors le nouveau milieu et le nouveau système de vie, dans une grandiose vérité de la nation qui serait une nouvelle vérité transcendantale opposée au mensonge transcendantal dont parle Eboussi Boulaga, mensonge que constitue à nos yeux  le vital-tribalisme camerounais aujourd’hui. Nous disons vital-tribalisme pour parodier l’expression national-socialisme, le système nazi de triste et douloureuse mémoire, comme le sera sans doute la mémoire du mal que le tribalisme camerounais aura fait au pays, quand on n’en parlera dans les générations futures, toutes proportions gardées.
Si on s’attaque à ce tribalisme là, Le surmoi camerounais en serait transformé. Nous voulons parler des sphères de la gouvernance et de la loi, des sphères des responsabilités politiques, économiques, culturelles et spirituelles. Ce ne serait plus des sphères de la corruption et de la décomposition morale comme aujourd’hui, mais des sphères du service de la nation, de toute la nation dans le diorama de sa diversité ethnique et de ses identités inter-fécondatrices. Des diversités non pas appauvries par les haines de l’autre, mais enrichies par le génie des autres dans un Cameroun aux lois justes et aux institutions fortes, comme dirait Barack Obama. Des institutions non tribalement déterminées. Des institutions toujours irriguées par des utopies de construction d’un grand avenir. Aujourd’hui, le tribalisme a cassé les ressorts aux possibilités d’émergence de ce Cameroun d’institutions fortes et crédibles. Il a fait du pouvoir public un pouvoir tribal et de la gouvernance camerounaise une gouvernance ethnico-ethnique, vidant ainsi les institutions de tout pouvoir de confiance du peuple en leur valeur et en leur efficacité.

Que faire, concrètement ?
Si notre diagnostic est juste, et il l’est, le remède a un nom : une nouvelle éducation dans toutes les institutions chargées de cette responsabilité, non seulement pour un nouveau discours contre le tribalisme, mais pour un nouvel être camerounais dans son code de fond et dans sa vision du pays.
L’éducation dont nous parlons est avant tout un changement de regard sur soi. Il s’agit d’apprendre à chaque enfant, et aujourd’hui à chaque adulte, à changer son regard sur sa tribu. D’apprendre de nouveau sa tribu du point de vue de toutes les richesses dont elle regorge et qu’elle devrait offrir aux autres dans le rendez-vous national du donner et du recevoir, selon le beau mot de Senghor. Habitués à se regarder selon l’ordre de la haine inculquée par le tribalisme dans tout l’être, les ressortissants des tribus camerounaises ne se connaissent pas eux-mêmes dans leurs richesses. Ils ne connaissent souvent ni leur histoire, ni leur géographie, ni leur culture, ni leurs innombrables trésors de vie dont ils pourraient s’enorgueillir non pas contre les autres, mais pour les autres, dans la construction d’une civilisation d’inter-fécondation que le Cameroun doit développer. Aujourd’hui, ni dans les familles, ni dans le système scolaire, ni dans les Eglises, ni les mouvements d’action civique et politique, il n’existe un vrai programme de terroir pour une véritable connaissance de soi de chaque ressortissant de telle ou telle tribu camerounaise. Comment peut-on construire une nation quand on ne se connaît même pas réellement soi-même. Pour vaincre le tribalisme, nous proposons la voie éducative de la connaissance de soi, dans un programme national construit spécifiquement dans cette perspective de conversion du regard.
La conversion du regard sur soi, c’est aussi la conversion du regard sur l’autre. A la connaissance de soi est liée, impérativement et systématiquement la connaissance des autres, du point de vue de leurs richesses, de leurs valeurs culturelles et de leurs trésors de vie. L’ignorance des Camerounais sur les cultures de leur pays est effarante. Le poids des préjugés,  des clichés et des fantasmes sur les autres ne peut être vaincu dans les esprits que par une connaissance claire, solide, scientifique, de ceux avec qui on vit, dans une anthropologie et une sociologie ouvertes aux possibilités d’enrichissement. Quand on connaît vraiment l’autre dans sa richesse, le tribalisme tombe de lui-même. On regarde autrement celui qui est en face de soi. On le voit comme un être humain avec tous ses pouvoirs créateurs. On s’ouvre à ces pouvoirs et on se transforme soi-même en un être humain regardant autrement un autre être humain, dans l’empathie et la force du bien. C’est le but de l’éducation de susciter cette puissance du regard neuf sur l’autre.
Changer le regard, c’est en même temps changer de langage et changer de langage. Le langage sur soi et le langage sur l’autre. Le Cameroun meurt de la manière, foncièrement négative, dont les tribus parlent les unes des autres. Chaque tribu a développé chez ses ressortissants, un discours du mal, du mépris, de la suspicion et du rejet. Il faut conversion du langage comme nécessité absolue, dans un système éducatif qui promeuve et valorise une manière positive de parler des autres.
Il convient également de mettre au cœur de l’éducation l’étude du fonctionnement et des enjeux du tribalisme dans une société comme la société camerounaise aujourd’hui. Le mensonge tribaliste apparaîtrait dans ce qu’il est vraiment : une mystification au service des enjeux du pouvoir, de l’avoir et du valoir, sur le dos du peuple. On devrait aider surtout les générations montantes à analyser elles-mêmes les problèmes, à travers des campagnes d’éduction à la critique sociale et à la responsabilité citoyenne. Surtout dans des débats interculturels où devront être promue la capacité de réfléchir sérieusement sur les problèmes et de les résoudre avec fécondité. Dans de tels débats, les grandes figures de la construction de la nation camerounaise devraient être enseignées comme des modèles, comme des mythes dynamiques, porteurs de nouvelles espérances, comme on disait il n’y a pas longtemps au Congo-Brazzaville, pour les besoins de campagne électorale..
 Il faut aussi une politique globale de lutte contre le tribalisme, à travers la pénalisation des propos ou d’attitudes tribalistes, exactement comme cela se fait dans certains pays contre le langage et les pratiques racistes. Sans une volonté publique de punir le tribalisme comme volonté, comme vision, comme attitudes et comme pratique, rien ne changera en profondeur. La loi doit aujourd’hui devenir un instrument de lutte et contribuer à l’émergence de nouvelles visions et de nouvelles attitudes qui promeuvent l’inter-fécondation des tribus dans une grande culture camerounaise de concorde et du bonheur d’être camerounais dans une Afrique unie.
Enfin, il faut une politique culturelle et des lieux de culture qui s’affirment résolument comme de nouvelles dynamiques éducatives pour un Cameroun sans tribalisme, surtout aujourd’hui où l’horizon d’un pays émergent n’est pas celui de s’enfermer dans l’archéologie de son être, mais d’entrer dans la téléologie d’une mondialisation ou d’une altermondialisation du donner et du recevoir. Le Cameroun a beaucoup à donner à ce rendez-vous. Il lui faut surtout savoir que ses tribus sont des richesses et non des handicaps ou des obstacles.
Et il ne s’agit pas seulement de le savoir, il faut le vivre. Le vivre puissamment. Jusqu’ici la lutte contre le mal du tribalisme n’a pas pris toute la mesure de l’indomptable puissance du vouloir vivre-ensemble, envers et contre tout. C’est pourtant ce vouloir ardent qui tient le pays ensemble. Il s’est constitué dans une histoire commune, dans des drames et des tragédies qui ont forgé une conscience historique à laquelle chaque Camerounais se réfère et qu’il assume d’une manière ou d’une autre. Soit dans la célébration de la grande lutte contre le colonialisme français au cours des années de braises ; soit par la grande épopée sportive des lions indomptables ; soit dans le génie créateur d’un peuple n’a jamais cédé au pessimisme et qui est convaincu qu’impossible n’et pas camerounais ; soit dans l’attachement à une terre dont la fertilité est une digue contre la famine, soit surtout dans la foi en des utopies de puissance et d’émergence qui travaillent de l’intérieur chaque citoyen et chaque citoyenne. Il faut désigner tout cela par des mots immatériels : l’âme, le souffle, l’esprit camerounais. Réalités qui existent bel et bien et qui assurent le lien entre le passé, le présent et l’avenir, dans un imaginaire d’une extraordinaire énergie de conservation de soi malgré tous les obstacles, tribalisme y compris,
Si c’est par la puissance de l’immatériel que le Cameroun tient ensemble, il faut tenir l’immatériel des idées, des aspirations et des espérances comme une terre psychique à fertiliser afin que la puissance de l’immatériel se matérialise en une politique, en une économie, en une culture concrètes qui finiront par juguler le mal tribal dans ses vertiges et ses furies.
Cela est d’autant plus nécessaire que ce sont les dynamiques de l’immatériel qui tient ensemble les Camerounais et les pousse à développer un esprit de contradiction et de débats. En cela, ils se confrontent à un système politique autoritaire avec une extraordinaire sérénité, une extraordinaire dynamique de liberté d’où la peur a disparu. Le vouloir-vivre ensemble peut ainsi transformer les menaces d’implosion ou d’émiettement du pays en un champ de confrontations de projets sociétaux et d’idéologies antagonistes qui s’habituent à être ensemble dans leur affrontement même, comme on peut s’en rendre compte rien qu’en lisant les penseurs camerounais qui sont sans aucun doute parmi les plus grands d’Afrique et du monde : Fabien Eboussi Boulaga, Achille Mbembe, Célestin Monga, Ebénézer Njoo Mouellé, Kange Ewane, Messi Metogo et  Owona Nguini
 Il ne faut pas minimiser ces réalités de l’immatériel créateur : il convient plutôt de les intégrer dans une énergétique éducative qui les conduirait plus loin, plus haut, dans un regard de combat contre le tribalisme non pas seulement au Cameroun, mais partout sur le continent africain,
Vous l’aurez compris sans doute : dans toute notre réflexion, le Cameroun a été l’autre nom de l’Afrique. L’Afrique en lutte contre les risques, les menaces, les pesanteurs et les fureurs de fragmentation, d’émiettement ou d’implosion. 

 * Kä Mana (Président de Pole Institute) et Jean-Blaise Kenmogne (Recteur de l’Université Evangélique du Cameroun)

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