Penser l'unité africaine et construire les États-Unis
d'Afrique : quelques orientations
de fond
Par Kä Mana*
Au-delà du
tintamarre auquel elle a été soumise ces dernières années dans les débats
politiques et socio-juridiques de l'Union Africaine, l'idée de la création des
Etats-Unis d'Afrique mérite d'être creusée aujourd'hui dans ses dimensions les
plus profondes pour le destin de notre continent.
Même si elle est parmi celles qui ont le plus embrasé les passions et
déchaîné les prises de position les plus tranchées dans l'espace public
africain, elle a besoin d'être de nouveau soumise avec lucidité au crible de la
pensée, pour qu'elle dévoile toute sa cohérence et révèle ses grands enjeux
comme question fondamentale face à l'avenir de nos populations et de nos
peuples. Une question sur laquelle se joue non seulement le futur de nos pays
comme entités politiquement et économiquement viables, mais la substance même
de notre culture et de nos civilisations africaines dans leurs capacités à
structurer l'ordre d'un monde conforme à nos attentes les plus vives et à nos
espérances les plus brûlantes. C'est sous cet angle que je me propose de
l'analyser dans la présente réflexion et d'en dévoiler les enjeux et les
implications de fond.
I.
Horizon
1. Ce que je sais
Dans
l'ensemble, je sais que cette question des Etats-Unis d'Afrique s'inscrit de
nos jours dans le cadre des discussions sur les processus institutionnels et
les stratégies organisationnelles à mettre sur pied pour que notre continent se
dote de mécanismes d'unité politique et de renforcement de ses capacités
d'action économique et de puissance financière au sein du système mondial
actuel. Dans cette mesure, elle est perçue essentiellement comme une question
réservée au pouvoir décisionnel des Chefs d'Etat, sur la base des analyses
d'experts jadis chargés de préparer les sommets de l'OUA et aujourd'hui braqués
sur la construction de l'Union africaine[2].
Ces
experts, comme les Chefs d'Etat dont ils éclairent les choix, travaillent avec
des visions essentiellement centrées sur les impératifs politiques et les
exigences d'ordre économique. Ils ont du mal à voir les problèmes relatifs au
socle qu'il convient de poser comme fondement de l'unité africaine, aux valeurs
qui devraient guider aujourd'hui l'être ensemble des peuples du continent et
aux principes nécessaires pour gagner les batailles du futur dans le concert
des civilisations. Dans notre monde d'aujourd'hui, dont ils sentent pourtant
qu'il ne peut pas miser son avenir sur les dynamiques de l'ordre selon lequel
il fonctionne encore maintenant[3], ils
donnent toujours l'impression de ne pas savoir comment désenchaîner l'Afrique
par rapport au système géostratégique global où nous vivons, encore moins
comment déconditionner notre imaginaire par rapport à l'imaginaire mondial qui
nous écrase, ni comment inventer le futur en dehors des fatalités du champ
international dont l'étau nous étouffe[4].
Pourtant, face aux systèmes du pouvoir économique et politique mondial
de notre temps ainsi qu'à ses canons idéologiques et aux principes qui régulent
l'espace des relations entre les nations et les civilisations actuellement,
c'est à cet impératif de libération que l'idée des Etats-Unis d'Afrique devrait
ultimement conduire, après toutes les quêtes déjà engagées pour que l'Afrique
maîtrise les lois du monde qui est le nôtre depuis nos indépendances de 1960.
Choisir un autre monde possible
L'horizon qui m'intéresse ici est celui de cet enjeu de fond. Il me
permettra de penser l'idée des Etats-Unis d'Afrique dans la perspective d'une
nouvelle mondialisation, ou d'un autre monde possible, pour parler comme les
altermondialistes d'aujourd'hui.
Pour
dégager cet horizon, je voudrais d'abord considérer attentivement les visions
dominantes et le cadre global à partir desquels les dirigeants de notre
continent ont voulu hier et veulent encore maintenant forger l'unité du
continent. Je me propose ensuite de poser les bases théoriques, de tracer un
nouveau cadre d'idées et de dégager l'horizon d'une vision susceptible
d'échapper à l'emprise de seuls prismes politiques et économiques pour prendre
en charge les aspirations les plus profondes de nos populations et de nos
peuples face à toutes les batailles du futur.
Ma
préoccupation ne sera pas ici que politique, économique ou socio-juridique.
Elle portera en dernier ressort sur les fondations culturelles, les valeurs
éthiques et l'horizon spirituel de l'unité africaine. Ces dynamiques de fond
qui pourront donner un sens aux préoccupations politico-économiques et socio-juridiques
tout en assurant au projet des Etats-Unis d'Afrique une profondeur d'aspiration
à l'invention d'un nouvel ordre africain dans une vaste vision d'invention d'un
autre ordre du monde.
Cette
vision, je la veux en rupture totale avec les logiques par lesquelles notre
continent s'est balkanisé, émietté, décomposé dans ses ressorts vitaux,
dévitalisé dans ses énergies créatives et réduit à l'espace de désarroi qu'il
est aujourd'hui, avec ses républiquettes sous perfusion[5] et ses Etats
manqué ?[6].
Républiquettes et Etats dont on voit mal comment ils pourront survivre sans
une décision radicale de juguler les pesanteurs et les déterminismes qui les
empêchent d'impulser une dynamique solide de construction d'un avenir
socio-économico-politique commun, nourri par de communes valeurs de
civilisation et une commune visée de sens.
Poser la
question des Etats-Unis d'Afrique, c'est réfléchir aux conditions pour éclairer
un tel avenir et bâtir un tel futur, dès maintenant.
II. Mirages et impuissances : la lutte contre les logiques du
formatage néocolonial et de la malédiction néolibérale de l'Afrique
Pour
entrer dans cet horizon de réflexion et de proposition, il est utile de savoir
clairement selon quelle logique l'idée de l'unité africaine et de sa
concrétisation dans les Etats-Unis d'Afrique a émergé dans l'imaginaire
africain et comment elle s'est développée au fil des années dans notre espace
social et dans les fibres de nos rêves. Depuis les indépendances africaines de
1960 jusqu'à nos jours, deux visions stratégiques de la construction de l'unité
africaine se sont, en fait, affrontées au fil des années :
- la vision chaude d'une
unification politique volontariste, qui pose le panafricanisme comme condition
préalable pour le développement africain et pour une prise en charge décisive
du destin de l'Afrique par elle-même
- et la vision froide d'un
pragmatisme qui promeut une construction progressive de l'unité africaine à
partir de l'intégration des grandes régions d'Afrique dans des ensembles
économiques puissants et dynamiques[7].
1.
Le
rêve de Kwamé Nkrumah, un visionnaire de l'unité africaine solide et immédiate
A l'aube des indépendances africaines de 1960, l'idée de l'unité
africaine comme condition du développement africain et de la prise en charge de l'Afrique par elle-même s'est imposée très
tôt aux esprits grâce à l'idéologie panafricaniste incarnée par Kwamé Nkrumah,
premier président du Ghana. Celui-ci avait élevé cette idée au statut d'un
véritable cadre idéologique enraciné dans la longue histoire des luttes
anticolonialistes. Il l'avait non seulement forgée comme un grand rêve et une
vaste utopie pour bâtir une nouvelle Afrique, mais surtout théorisée comme
instrument d'une lutte politique pour mobiliser les forces sociales en vue
d'une révolution africaine fondée sur la confiance des Africains en eux-mêmes
et sur leur pouvoir de ré-imagination de leur destin, selon les exigences d'une
liberté réellement assumée. Le panafricanisme de Nkrumah fut ainsi une amie de
combat pour l'unité politique du continent, socle d'un développement global
capable d'assurer aux Africains une place de choix dans la géopolitique et la
géostratégie propres à la période de la guerre froide, ce monde bipolaire où
les Etats-Unis et l'Union Soviétique se livraient une guerre idéologique sans
merci.
Dès 1963, à la création de l'Organisation de l'Unité
Africaine (OUA), le président ghanéen présenta son projet panafricaniste dans
toute sa virulence. Avec des accents d'incantations et d'imprécations où
vibraient des convictions torrides et des certitudes sur l'absolue nécessité
d'une Afrique unie et organisée comme un espace solidifié dans ses bases
politiques et huilée dans ses rouages institutionnels grâce à un pouvoir
supra-étatique fortement structuré, il offrit à ses pairs chefs d'Etat et fit
diffuser à très large échelle son fameux livre programme : Africa must
unité.
Ce livre donnait une ossature politique à une
philosophie globale qui portait Nkrumah et alimentait tout son combat : le
consciencisme[8].
Cette idéologie représentait un acte de prise de conscience de la situation
globale de l'Afrique dans l'ordre néocolonial contre lequel Nkrumah a lutté
toute sa vie. Cet ordre constituait à ses yeux le carcan, l'étau, le goulot
d'étranglement qui a étouffé l'Afrique et plongé ses sociétés dans
l'impossibilité de libérer ses énergies de créativité pour assumer sa liberté
et reprendre l'initiative historique pour un nouveau destin de dignité et
d'engagement pour la construction de l'Afrique nouvelle.
Prendre ainsi conscience de l'étau néocolonial dans
tous ses méfaits et dans ses chaînes socio-psychiques conduit à imaginer les
conditions de désenchaînement par rapport à cet ordre. Nkrumah l'a fait autour
de quatre idées essentielles :
- la conviction que
seule l'Afrique unie peut se libérer des mécanismes de fragilisation par
émiettement, qui ont vidé le processus des indépendances de 1960 de toute sa
substance et de tout son sens :
- le recours à
l'esprit du communautarisme de l'Afrique traditionnelle pour briser le système
économique capitaliste dont les mécanismes globaux sont conçus pour casser les
ressorts de l'indépendance africaine ;
- Le souci
d'invention d'un nouveau cadre de liberté politique et de réorientation
économique éclairée et soutenue par les expériences du socialisme moderne des
pays de l'Est, expériences dont il convient de s'inspirer sans nécessairement
s'y inféoder dans une relation de maître à esclave ou de serf au
seigneur ;
- Le développement
d'une ligne politique qui intégrerait le continent africain uni dans la
philosophie de l'indépendance par rapport aux protagonistes de la guerre
froide, les pays du camp communiste et ceux du monde capitaliste.
Ces idées directrices de la pensée et de l’action de
Kwamé Nkrumah sont dotées d'une grandeur, d'une valeur et d'une splendeur
intrinsèque certaines : l'ambition d'une Afrique consciente d'elle-même et
des exigences d'invention de son avenir. Cependant, elles ont été plombées par
le contexte à l'intérieur duquel elles ont surgi : la guerre froide et ses
moules idéologiques et géostratégiques dans lesquels les pays africains
nouvellement « indépendants » étaient condamnés à s'inféoder, de gré
ou de force, en faveur d'un camp ou d'un autre, impérativement. La lutte entre
les deux camps a eu pour conséquence de livrer une partie du continent à l'étau
communiste pendant que l'autre partie subissait le rouleau compresseur du système
capitaliste. Déchiré et écartelé entre deux idéologies et deux visions
géostratégiques en guerre, l'Afrique ne pouvait aucunement s'unir selon son
projet propre de liberté et d'indépendance, ni à l'échelle politique ni à
l'échelle économique.
En plus, les idées de Nkrumah sur l'unité africaine
ont souffert de la personnalité même du leader ghanéen. L'homme était doté d'un
tempérament fougueux, impulsif, tranchant, provocateur et fortement imbu de
l'idée de sa propre grandeur. Pire : Nkrumah développait un messianisme
mégalomaniaque et un culte de la personnalité où la célébration populaire de sa
gloire comme « rédempteur » de son peuple étouffait l'énergie
d'espérance des idées et de la vision du premier président du Ghana. A ces
idées et à leur vision ont manqué un réalisme politique et une gouvernance
rigoureuse qui pouvait faire du Ghana le modèle d'une libération en profondeur
par rapport aux moules du monde bipolaire des années 1960. Nkrumah ne fut ni un
gestionnaire compétent ni un leader soucieux d'une ambition démocratique pour
mobiliser toutes les forces vives et créatives de sa Nation.
Avec une telle personnalité et un tel manque de
gouvernance démocratique, le leader panafricaniste ne pouvait susciter que de
la méfiance auprès de beaucoup de ses pairs Chefs d'Etat.
2. Muammar al-Kadhafi et la création des
Etats-Unis d'Afrique
Le premier président ghanéen a incarné un
panafricanisme idéologique dont les lignes de fond ont animé les débats
politiques depuis les indépendances de 1960 jusqu'à nos jours. Beaucoup de
personnalités et partis politiques ont repris et réanimés ces débats au cours
des quatre dernières décennies. Des colloques, ateliers de réflexion et
symposiums internationaux leur ont été consacrés. Une conscience profonde de
l'unité africaine a surgi dans leur vigueur et rayonne aujourd'hui encore dans
leur aura. Elle est activée par des forces intellectuelles dans des clubs de
réflexion et de recherche qui essaiment partout en Afrique. Nkrumah est même
devenue une icône à laquelle on se réfère spontanément dans les milieux
déjeunes africains qui rêvent d'un autre avenir.
Malgré cette présence massive des idées
panafricanistes dans la conscience africaine, le projet des Etats-Unis
d'Afrique tel qu'il mobilise aujourd'hui les énergies politiques et sociales du
continent africain ne doit pas son second souffle au souvenir de Nkrumah et de
son action. Ce souffle, ce projet le doit aux débats qui ont dominé le champ
politique africain lorsqu'il s'est agi de passer de l'Organisation de l'Unité
Africaine (OUA) à la création de l'Union Africaine (UA)[9].
A cette époque, il était devenu clair que l'OUA avait été un échec : elle
n'avait pas vraiment atteint les idéaux pour lesquels elle avait été créée,
notamment la construction d'une Afrique unie. Elle n'était pas parvenue à
donner à l'Afrique un poids politique qui l'eût imposée comme un espace de
puissance dans l'ordre mondial. Par manque d'institutions fortes, efficaces,
crédibles et ayant un pouvoir de décision clairement identifiable à l'échelle
du continent, elle était devenue une coquille vide, enterrée dans la logique
des cymbales qui résonnent et des chiens qui aboient quand la caravane de
l'ordre mondial passe.
Pour sortir de cette situation, il fallait un
changement de cap radical et des ruptures fondamentales dans la vision de
l'unité africaine.
Un homme a incarné cette vision et ces
ruptures : Muammar al-Kadhafi, président de la Libye. Telle qu'elle
apparaît dans les multiples initiatives qu'il prend au cours de ces dernières
décennies, l'ambition du leader libyen s'est construite autour de trois
problèmes majeurs.
Le premier
problème concerne les stratégies
opérationnelles à imaginer pour combler le fossé entre les pays riches du Nord
et les pays pauvres du Sud, particulièrement les pays africains. Il s'agit, au
fond, de vaincre le sous-développement chronique qui caractérise la condition
africaine actuellement. Depuis sa création en 1963, l'OUA a toujours été
impuissante face à ce problème. De conférences ministérielles innombrables en
multiples sommets de chefs d'Etats, elle n'a pas pu donner une impulsion
décisive à l'Afrique pour poser les bases du développement endogène et durable.
Au fond, elle n'a jamais mis au cœur de ces préoccupations la volonté,
réellement panafricaine, de juguler les faiblesses et de vaincre les
contraintes qui ont fait de notre continent une terre du sous-développement
endémique. Aux yeux de Muammar al-Kadhafi, l'unité de l'Afrique devrait
impérativement se construire autour des impératifs du développement, avec des
institutions fortes et une logique sensible à l'urgence d'une telle dynamique de
combat et d'engagement contre le sous-développement.
Lié à
cette première préoccupation, le deuxième problème concerne la
construction d'une Afrique capable de donner elle-même des réponses viables à
ses questions vitales, parce qu'elle aurait situé ces problèmes à une échelle
qui lui permettrait justement de les résoudre : l'échelle d'une réelle
communauté de destin pour toutes les nations africaines. L'OUA n'avait pas pu
créer cette communauté de destin dans des décisions concrètes nouées autour des
projets concrets d'une Afrique brisant les schèmes de son extraversion et
cassant elle-même l'étau de sa balkanisation entretenue par une logique
néocoloniale d'aliénation manifeste. Pour Muammar al-Kadhafi, briser les
chaînes de cette situation exige plus que des discours tonitruants. Il faut des
choix politiques, institutionnels et économiques vigoureux, dans une Afrique
dirigée par des leaders déterminés à prendre eux-mêmes en charge la
construction du présent et de l'avenir. Des leaders libres et responsables des
orientations panafricaines qu'ils auraient choisies en toute liberté et en
toute responsabilité. Il ne s'agit pas d'un problème idéologico-politique comme
au temps de Nkrumah, il s'agit d'un problème de décision politique ici et
maintenant, pour défendre les intérêts vitaux du futur.
Le
troisième problème qui est au
cœur de la démarche du président Kadhafi concerne justement ce futur de
l'Afrique. Sur quelles bases devrait-on le bâtir ? Dans quelles conditions
convient-il de l'imaginer ? Avec quelles forces devrait-on en sculpter le
visage ? La réponse à cette question est celle-ci : il est impératif
de passer de la simple conscience panafricaine à la construction des Etats-Unis
d'Afrique comme espace politique et économique viable et fiable. Dans le monde
tel qu'il est aujourd'hui, c'est à partir
d'une telle entité politiquement crédible et économiquement puissant que le
continent africain peut avoir une parole crédible et une puissance d'action
cohérente.
Ces problèmes et les horizons de solution qu'il
faudrait ouvrir pour les résoudre, il n'y a pas que Muammar al-Kadhafï qui les
porte maintenant. De même qu'il s'était constitué un groupe de pays dans le
sillage des idées de Nkrumah pour célébrer le panafricanisme comme seul horizon
d'avenir et vouloir une Afrique concrètement unie face aux impératifs de sortie
du système néocolonial, de même s'est constitué autour du projet kadhafi en des
Etats-Unis d'Afrique un groupe de leaders qui souhaitent un continent
politiquement et économiquement uni ici et maintenant. Dans beaucoup de milieux
intellectuels et socioculturels, la même préoccupation embrase les consciences
et taraude les imaginations. Même si c'est au leader libyen que revient
l'initiative, l'impulsion et le nouveau souffle actuel de cette préoccupation ;
même si c'est à lui que l'on doit le sentiment d'urgence pour la construction
d'un nouveau cadre institutionnel crédible contre les atermoiements et les
pesanteurs qui ont jusqu'ici casser la dynamique de la construction des
Etats-Unis d'Afrique, il porte en fait les rêves de beaucoup d'Africains et
d'Africaines qui font de l'unité africaine une question d'urgence.
Qu'est-ce qui a rendu cette question à nouveau si
urgente qu'il soit devenu maintenant impératif de lui trouver une solution
immédiate dans la construction des Etats-Unis d'Afrique ? Amon sens, c'est
le contexte delà victoire du capitalisme ultralibéral (avec son idéologie du
marché), sur le système communiste (avec ses espérances des lendemains
enchanteurs) qui réactive dans l'imaginaire africain tout le grand rêve du
panafricanisme. Cette victoire a un nom : la mondialisation dans ses
dynamiques de dictature globale du marché.
Dans l'esprit du Président Muammar al-Kadhafi et de
ceux qui, comme lui, croient qu'il faut des mesures plus radicales que celles
qui ont conduit à la création de l'OUA ou à sa transformation en Union
Africaine, les Etats-Unis d'Afrique constituent la seule réponse crédible à la
mondialisation néolibérale. Ils le sont parce qu'ils créent un vaste marché
africain capable non seulement de mobiliser les richesses économiques internes
à l'Afrique et les immenses possibilités de consommation intracontinentale,
mais aussi d'attirer les investisseurs étrangers qui meuvent doper l'économie
du continent et ouvrir un vaste horizon de développement. En effet,
l'émiettement actuel de l'Afrique ne peut conduire nos pays qu'à vivre à la
merci de conglomérats capitalistes mondiaux et à subir une véritable dictature
économique face à laquelle il n'y aura rien à faire. Rien d'autre que de se
soumettre aux lois d'un marché vorace où le continent sera, de gré ou de force,
une victime impuissante.
En revanche, une Afrique unie deviendrait un vaste
champ économique au service d'une politique de puissance par la fécondité même
de sa présence comme partenaire de poids face aux conglomérats mondiaux et aux
pays qui en sont les maîtres.
Les enjeux sont clairs : ou l'Afrique s'unit et
fait de son unité un instrument de sa propre maîtrise des règles de l'économie
du marché, alors elle gagne la bataille de son avenir ; ou elle reste
comme elle est maintenant et son destin se scellera pour longtemps comme un
destin d'impuissance, de faiblesse chronique, de sous-développement endémique
et de nouvel esclavage.
Le choix du Président Muammar al-Kadhafi est
clairement celui d'un avenir de puissance et de liberté pour l'Afrique :
la voie des Etats-Unis. Si le leader libyen s'est engagé sur cette voie, ce
n'est pas uniquement pour répondre de manière efficace au défi de la
mondialisation, mais aussi pour une raison plus personnelle. Il veut juguler
les échecs répétés de ses tentatives de regroupements et d'union avec d'autres
pays, au Maghreb, dans l'ensemble du monde arabe ou à l'échelle des Etats du
Sahel. On peut imaginer que ces échecs ont convaincu le Chef d'Etat libyen de
l'urgence d'une ambition de vaste dimension. Une ambition qui vise à rassembler
directement toute l'Afrique dans la lutte contre les endémies dont elle
souffre, au lieu de petites tentatives régionales qui ne peuvent ni vaincre la
pauvreté, ni juguler l'impuissance politique, ni poser les bases d'un
développement endogène et durable sans lequel nos pays.ne pourront jamais
imposer une présence réellement créative dans le monde sans pitié de
l’ultralibéralisme actuel. Un tel projet d'unité pour la puissance et le
développement, tout le monde peut en mesurer l'importance et la pertinence rien
qu'en observant les faiblesses actuelles de notre continent.
Un problème se pose cependant : il concerne la
manière dont le Chef d'Etat libyen insère la vision des Etats-Unis d'Afrique
dans le champ mondial actuel. Dans les années 1970-1980, au temps où il tenait
un discours de libération face à l'impérialisme capitaliste et qu'il se
présentait comme une figure de proue de la puissance du monde arabe ou de la
grandeur de l'Afrique en dehors de la domination occidentale du monde, Muammar
al-Kadhafi pouvait inscrire l'idée des Etats-Unis d'Afrique dans une vision de
véritable liberté pour les pays africains impuissants et dominés. Aujourd'hui,
face au rouleau compresseur des Etats-Unis dans sa lutte contre le terrorisme
et dans son obsession à créer le Grand Maghreté comme nouvel espace
géostratégique, il est évident que le Président libyen ne peut pas réfléchir ni
agir en dehors de l'hégémonie américaine et des contraintes qu'elle lui impose.
Ses Etats-Unis d'Afrique ne peuvent se penser qu'à l'intérieur des règles
actuelles de l’ultralibéralisme, s'ils arrivent d'ailleurs à sortir du carcan
que ce système impose à l'Afrique et de l'étau par lequel il limite les
capacités africaines d'imagination et d'invention de l'avenir.
De la même manière, le besoin qu'à la Libye de se
réinsérer dans le jeu du commerce mondial après des années d'embargo oblige son
leader à s'ouvrir à l'Union Européenne pour bénéficier de son savoir
technologique et lui ouvrir un marché intéressant et juteux. Cela ne peut pas
se faire sans une soumission souterraine et larvée à la vision que l'Europe a
de l'Afrique et de son unité. La Jamahiriya libyenne a beau vouloir prendre la
tête de la volonté de construire les Etats-Unis d'Afrique, son chef ne peut le
faire qu'à l'intérieur d'un cadre où son imagination sera limitée et réduite à
copier l'un ou l'autre de deux modèles : celui des Etats-Unis d'Amérique
et celui de l'Union Européenne. Modèle que l'Afrique ne pourra construire que
sous l'égide de ces puissances, selon leurs désirs et leurs intérêts.
Disons-le autrement et plus clairement : le
projet des Etats-Unis selon les perspectives kadhafiennes n'est qu'un masque de
notre impuissance africaine actuelle, de nos incapacités à penser et à
construire l'unité africaine autrement que dans la soumission au libéralisme et
à ses visées géostratégiques. Il veut se bâtir sur des modèles dont on peut
sérieusement se demander si l'Afrique a des outils mentaux, des schèmes
culturels et des principes de fond pour en inculturer le souffle et en assumer
le projet de puissance. On peut aussi se demander si le développement auquel
notre continent peut aspirer gagnerait à s'inscrire dans la vision ultralibérale
du monde et s'il est souhaitable qu'il ait pour socle les paramètres du marché
mondial tel qu'il fonctionne aujourd'hui.
Pire : la personnalité même de Muammar
al-Kadhafi pose problème auprès de ses pairs et dans l'imaginaire africain
actuel. L’Etat libyen incarné par son chef ne constitue pas le rêve à partir
duquel on peut imaginer l'avenir. La gouvernance kadhafienne n'inspire pas
confiance dans sa vision de relations entre peuples africains et entre
ressortissants de différents pays désireux de casser les frontières mentales et
géographiques néocoloniales. La xénophobie notoire qui règne en Libye à l'égard
des Subsahariens, et les pratiques de torture qu'a révélée l'étrange et triste
affaire des infirmières bulgares accusées d'avoir inoculé le virus du sida aux
enfants, ne suscitent aucune
admiration pour la société libyenne. En plus, avec son passé truffé d'actes
terroristes, de déstabilisation d'autres régimes politiques, de guerres contre
des voisins, des volte-face politiques inattendues et d'engagement constant
pour l'expansion et l'hégémonie de l'islam partout en Afrique, le leader de la
Jamahiriya n'a pas la crédibilité qui convient pour conduire le projet des
États-Unis d'Afrique. Même soutenu par quelques autres Chefs d'Etat dont on peut
d'ailleurs douter de la sincérité et de l'engagement en profondeur ; même
dopé par d'immenses moyens financiers qui peuvent séduire beaucoup de pays
pauvres d'Afrique, sa montagne ne peut accoucher que d'une souris.
C'est
cela qui est effectivement arrivé dans les dernières rencontres panafricaines
où le chef d'Etat libyen, soutenu par quelques collègues, voulait les Etats
Unis d'Afrique ici et maintenant.
3. Enjeux de fond : transformer une utopie en un projet politique réelle
Du rêve
panafricaniste de Kwamé Nkrumah à l'ambition des Etats-Unis d'Afrique chez
Mouammar Kadhafi, l'enjeu de fond a été de transformer une utopie savoureuse en
un projet politique concrètement réalisable. Malgré la passion, les bonnes
intentions et la vigoureuse volonté investies dans cet enjeu ; malgré les
enthousiasmes suscités par l'horizon panafricaniste et la détermination
affichée par certains leaders pour donner corps à un espace politique et
économique africain unifié, les résultats n'ont pas été à la hauteur des espérances.
Pour reprendre le célèbre adage : les fruits n'ont pas dépassé la promesse des
fleurs[10].
J'ai
indiqué les deux causes principales de cet échec et de l'impuissance du grand
rêve panafricain à se concrétiser.
D'abord
les contextes de la guerre froide et de la mondialisation ultralibérale dont
les règles du jeu, les mécanismes de fonctionnement et les méthodes
d'organisation géostratégiques ne pouvaient pas contribuer à l'émergence d'une
Afrique forte, prospère et capable d'un développement endogène durable.
Ensuite
les personnalités controversées et ambiguës qui ont porté, l'une l'utopie
panafricaniste, l'autre le projet des Etats-Unis d'Afrique. De ces
personnalités, le moins que l'on puisse dire est qu'elles ont allumé le feu
d'une espérance dont l'ampleur et la profondeur ont dépassé leurs faibles
possibilités d'hommes mortels.
Tout le problème aujourd'hui est de savoir si
l'Afrique, pour son unité politique et économique, est capable de se
déconditionner des contraintes, des pesanteurs et de la dictature du contexte
mondial où nous vivons et si elle est en mesure de forger des leaders à la
hauteur de cette tâche dont dépend la construction des Etats-Unis d'Afrique.
Si Nkrumah et Kadhafi ont une place importante dans
notre histoire africaine, ce n'est pas pour des réalisations extraordinaires en
tant qu'hommes d'Etat ou guides sûrs pour leurs peuples. C'est plutôt pour
avoir mis simplement devant nos yeux et au fin fond de nos cœurs cette question
essentielle.
II.
Les
maîtres du pragmatisme de l'intégration africaine : mythes, vérités,
réalités et espoirs
Dans les débats politiques sur l'unité à forger pour
le continent africain, la vision de Nkrumah a eu face à elle une autre
conception : celle de Félix Houphouët-Boigny. Aujourd'hui, le projet de
Muammar al-Kadhafi est confronté à celui qu'incarné Thabo Mbeki.
On dirait que l'Histoire bégaie et se répète :
de même qu'il y eut au lendemain des indépendances africaines le groupe de
Casablanca et le groupe de Monrovia qui représentaient deux visions de l'unité
africaine, l'une dite révolutionnaire et l'autre qualifiée de conservatrice,
nous nous trouvons aujourd'hui dans une Afrique où se confrontent une vision
dite progressiste qui veut les Etats-Unis d'Afrique ici et maintenant, et une
autre, qualifiée de pragmatique, qui veut avancer avec prudence, à petits pas, sans
atermoiement funeste ni précipitation inconsidérée, comme avait dit en son
temps le Roi des Belges au sujet de l'indépendance du Congo.
Malgré l'unanimité affichée par les instances
politiques panafricaines actuelles qui veulent faire croire que la visée de
l'Afrique unie est partagée par tous les responsables politiques et économiques
africains et que seuls diffèrent les moyens à mettre en œuvre et le timing à
moduler, il convient de dire que la vision qu'Houphouët-Boigny a opposée
Nkrumah sous la forme de sagesse réformiste et celle que Mbeki oppose à Kadhafi
selon les , modalités de la tortue qui va plus vite que l'antilope ne se
rythment pas selon une même ambition. Leur portée n'est pas la même, encore
moins leur signification par rapport au destin du continent africain.
1 . L'unité africaine de
Félix Houphouët-Boigny : le modèle du miracle ivoirien
Dans la
vision qu'il avait du continent africain, Félix Houphouët-Boigny a reproché à Kwamé
Nkrumah de s'enfermer dans l'agitation idéologique coupée de toute analyse
lucide des rapports de force internationaux. A ses yeux, le leader ghanéen
embrasait des incantations stériles et dansait sur des braises avec d'inutiles
et vaines imprécations. Il brassait des rêveries jubilatoires et des phantasmes
jouissifs, sans aucune méthode rigoureusement pensée pour atteindre des
objectifs réalistes à court, moyen et long terme. Pour unir l'Afrique,
Houphouët-Boigny pensait que seule une juste perception de la réalité du
système néocolonial pouvait permettre de bâtir une véritable stratégie de
libération. Dans le contexte d'une Afrique indépendante, mais privée de cadres
pour gérer les pays et imaginer un processus efficace de développement ; dans
un cadre politique où les pays du Nord disposaient de tous les moyens pour
vider l'autodétermination africaine de tout contenu, crier, brailler,
vociférer, gesticuler et s'agiter à la manière de Nkrumah ne servait à rien,
politiquement et économiquement parlant.
La bonne
méthode était plutôt, selon le premier président de la Côte d'Ivoire, de se
servir du colonialisme contre le colonialisme, en faisant du néocolonialisme le
ciment pour construire des nations africaines viables, capables de s'intégrer
progressivement dans des entités politiques et économiques régionales
crédibles. Une telle voie devait conduire à une liberté fondée sur une économie
solide et une politique respectable à l'échelle internationale. Faire du
système néocolonial un allié stratégique, tel devrait être le chemin de
l'avenir : la voie d'un panafricanisme pragmatique, réformiste, rusé, sage
et prospectif, qui se sert de la force de l'adversaire contre l'adversaire,
selon les bonnes stratégies des arts martiaux.
Sur cette
route de la lucidité agissante qu'ouvrait Houphouët-Boigny, les nations
africaines devaient se garder de tomber dans le piège de leur propre
fragilisation par une opposition radicale et précipitée à l'ordre du monde.
Elles devaient d'abord se construire comme des espaces à la fois
supra-ethniques et ouverts à toutes les forces créatives venant d'autres
nations. Elles devaient, sans complexe ni vanité inutile, se laisser féconder
par les anciens colonisateurs et par d'autres énergies venues d'ailleurs.
C'est sur
ce modèle que fut inventée la Côte d'Ivoire des années 1970. Le pays eut pour
cerveau politique et administratif la France, garante de sa stabilité
néocoloniale. Avec l'aide des forces intellectuelles des voisins comme le
Bénin, il disposa de cadres au service de la vision houphouëtiste de la nation. Ses poumons économiques
bénéficièrent du souffle et du génie libanais en même temps que du sens
commercial des peuples du Nord, de la Haute-Volta particulièrement, notre
Burkina Faso actuel. De ce pays et d'autres voisins comme le Mali vinrent une
main-d'œuvre travailleuse, qui s'engagea dans le jeune processus
d'industrialisation de la Côte d'Ivoire, et une force humaine de première
importance pour la modernisation de son agriculture. Sous la houlette du
Président de la République, les tribus ivoiriennes furent le cœur de système
qui les enrichit énormément et contribua au rayonnement de l'image de leur
Président dans le monde. Le vrai panafricanisme, aux yeux de Félix
Houphouët-Boigny, c'était celui-là même qui fonctionnait chez lui : la
dynamique de construction d'une nation moderne, loin des chants des sirènes des
pseudo-révolutionnaires sans moyens réels de leur révolution.
On doit à ce système politique houphouëtiste
le fameux miracle socioéconomique ivoirien qui enchanta tant le monde au cours
des décennies 1960-1970. Son auteur croyait avoir trouvé le sésame de l'unité
africaine et s'ingéniait à vouloir le répandre comme idéologie alternative aux
rêves de Nkrumah. La Côte d'Ivoire travailleuse et en plein développement
devait servir de voie à toute l'Afrique de l'Ouest, et progressivement, à toute
l'Afrique[11].
La vision fut trop belle pour durer, trop liée à la
personnalité de son auteur pour rayonner à long terme. Elle s'épanouissait sans
compter avec les sentiments de fierté africaine et l'idéologie du refus du
colonialisme dans les cœurs et les esprits de tous ceux, leaders ou peuples,
qui voulaient une Afrique profondément et concrètement libre. Un continent
marchant sur ses propres jambes et se construisant dans l'autodétermination,
sans béquilles néocoloniales. Une Afrique hors de la nasse des pays qui
l'avaient colonisée sans états d'âme ni projet de développement endogène et
durable, comme on dirait aujourd'hui. Houphouët-Boigny avait imaginé l'Afrique
sans compter avec la géostratégie de la guerre froide et ses intérêts propres,
dans ses tensions et ses orages, dans ses glissements de terrain politiques et
ses déchirures insurmontables. Il n'eut ni le temps nécessaire, ni l'énergie
indispensable, ni la constance du génie créateur, ni les possibilités de mener
son combat jusqu'à la construction des Etats-Unis d'Afrique selon son cœur et
sa vision.
Il a ouvert tout de même le chemin sur lequel se
sont engagés les nouveaux leaders pragmatiques comme Thabo Mbeki, qui veulent
prendre le temps de construire une Afrique des régions économiquement
intégrées, gérées
et administrées selon une cohérence politique qui ne fasse pas fi des nations
africaines actuelles et de leurs intérêts respectifs. Si cette voie de la
prudence et du pragmatisme prend aujourd'hui le pas sur la précipitation
idéologique à la Nkrumah et sur le volontarisme bulldozer à la Kadhafï, c'est
parce que la nouvelle génération qui en incarne les dynamiques construit un
moule dont elle semble maîtriser les rouages grâce au leadership de l'Afrique
du Sud et de l'expérience politique de ses leaders.
2.
Thabo Mbeki : l'intégration
africaine sur l'arrière-fond de l'apartheid en Afrique du Sud
Dans les discussions récentes au sein de
l'Union Africaine, le Président sud-africain Thabo Mbeki représente en effet
une voix nouvelle qui parle à partir d'une expérience originale : celle de
l'Afrique du Sud post-apartheid et sa volonté d'être le fer de lance de la
renaissance africaine[12].
Cette expérience est importante parce qu'elle montre comment une situation pire
que celle du néocolonialisme a pu être gérée sans œillères idéologiques ni
prismes dogmatiques qui auraient conduit le pays à l'implosion économique.
Comme Houphouët-Boigny face au système néocolonial, l'Afrique du Sud a voulu se
construire sans détruire par idéologie les bases économiques posées par
l'apartheid. Elle a décidé de forger d'abord une bourgeoisie noire capable de
s'intégrer dans les rouages de l'économie nationale avant de lancer une vaste
politique de^ justice sociale capable de respecter certains équilibres grâce
auxquels le statut social des Noirs devait s'améliorer. La lutte contre la
pauvreté est devenue dans ce cadre une priorité pour le gouvernement. Une
priorité dont la réussite dépend essentiellement des performances économiques
du pays.
Après la présidence de Nelson Mandela, Thabo Mbeki
a compris que l'ouverture économique de son pays à ses voisins et l'horizon de
l'Afrique entière comme marché potentiel constituaient un atout de poids. Il
lui fallait libérer l'espace d'une intégration régionale solide afin de
proposer à l'Afrique la voie d'une unité pragmatique fondée sur le souci du
développement. Sur cette voie, la maîtrise des enjeux mondiaux de l'économie et
le recours à toute l'expérience financière des énergies humaines du pays, les
Blancs et les Noirs confondus, étaient indispensables.
La stratégie est claire : l'unité du pays doit
se faire autour des batailles contre la misère, contre la pauvreté, contre les
inégalités, contre les injustices, à partir des choix stratégiques de la
croissance économique conforme à l'orthodoxie de l'économie du marché. Cela
conduit justement à ouvrir un marché régional solide et à viser progressivement
des horizons toujours plus vastes,
autour des projets concrets, comme le NEPAD, par exemple[13].
C'est cette démarche qui préside à l'option de l'intégration progressive de
l'Afrique à partir de ces grandes régions, au lieu de bâtir une unité sans
assises solides en termes d'intérêts communs, d'institutions régionales déjà
fonctionnelles et de volonté commune de partager les richesses parce qu'on
comprend qu'il n'y a pas d'avenir de prospérité et de progrès sans une histoire
perçue comme une histoire commune et un destin vécu en tant que destin
solidaire.
Les idées
essentielles qui guident la démarche sud-africaine sont celles-ci :
- il n'est pas possible de
construire les Etats-Unis d'Afrique si l'Afrique n'a pas fait preuve de ses
capacités à faire fonctionner des espaces régionaux qui maîtrisent le contexte
du marché mondial et de ses exigences ;
- pour faire fonctionner
de tels espaces, il est indispensable de disposer d'une armée d'hommes et de
femmes formés et éduqués à l'esprit et aux batailles de la mondialisation
actuelle de l'économie ;
- les Etats-Unis d'Afrique
devront se construire comme un processus sécrété par la création des richesses
bien gérées et la gestion cohérente des démocraties plutôt que par les diktats
des chefs qui croient que le vivre ensemble se décrète comme on réussit un coup
d'Etat ;
- dans un projet de longue
baleine comme le processus d'unification de l'Afrique, la volonté seule ne
suffit pas, il faut de la patience, du temps, de l'organisation et une forte
capacité de dépasser les conflits d'intérêts pour apprendre à gérer des
institutions à l'échelle communautaire.
En fait, l'unité se construit par l'intelligence organisatrice et
gestionnaire fondée sur des intérêts communs que l'on met au service d'une
volonté politique pragmatique.
3. Enjeux
d'une vision : se donner une politique, des moyens et des acteurs
crédibles du changement
Quels
sont les enjeux actuels des visions comme celle d'Houphouët-Boigny et celle de
Thabo Mbeki pour la construction des Etats-Unis d'Afrique ?
Le
premier enjeu concerne la politique
des leaders qui ont la responsabilité de construire les Etats-Unis d'Afrique.
Si cette politique se fonde sur des nationalismes étriqués comme c'est le cas
pour beaucoup de pays qui ne s'engagent dans l'intégration régionale que du
bout de lèvres ; si elle ne se développe que selon les lignes de conflits
et de guerres de prédation au profit des hégémonies ethniques ou
socioreligieuses, on peut craindre que les
leaders qui l'incarnent ne soient que des fossoyeurs de l'ambition
panafricaniste.
Il faudrait alors que d'autres leaders surgissent
pour penser pragmatiquement les exigences de l'intégration régionale, surtout
dans les espaces vitaux où cette intégration n'avance pas selon des intérêts
communautaires clairement assumés. Construire des véritables politiques
d'intérêts communs devient aujourd'hui une urgence, surtout dans des régions
comme les Grands Lacs, la zone Tchad-Soudan-Centrafrique et la Corne de
l'Afrique, qui ont besoin d'une paix profonde et d'une sécurité globale des
peuples et des populations, sous la houlette d'hommes d'Etat responsables et
susceptibles d'engager leurs pays dans la construction d'un destin
politico-économique commun.
Le deuxième enjeu a trait aux moyens réels d'intégration
régionale. Félix Houphouët-Boigny avait lancé une politique d'intégration des
populations et des forces créatrices comme moteur d'une ouverture des
frontières pour la circulation des personnes et des biens. Thabo Mbeki semble
insister sur la circulation des capitaux et la construction des conglomérats
financiers de grande envergure régionale pour ouvrir le continent aux
investissements panafricains et étrangers. Notre problème aujourd'hui est de
pouvoir assumer ces deux impératifs de manière cohérente, en les considérant
non pas comme des rêves étincelants et inaccessibles, mais comme des impératifs
pragmatiques et réalisables.
Le troisième enjeu est la prise en charge du projet
des Etats-Unis d'Afrique par des faiseurs d'opinion, des forces de la société
civile et des groupes d'action sociale susceptibles de créer des mouvements
d'opinion et des tendances populaires au sein de nos peuples. C'est dans la
mesure où nos populations elles-mêmes comprendront les implications et les
desseins des Etats-Unis d'Afrique que ceux-ci deviendront une dynamique de fond
pour notre avenir.
Manifestement, nous n'en sommes pas encore là. Les
trois enjeux que je viens de dégager demeurent des voies d'avenir face
auxquelles des choix devront être faits à l'intérieur de nos Etats, au cœur des
régions africaines et à l'échelle de tout le continent.
IV. Penser l'histoire d'une
civilisation
Le couple Kwamé Nkrumah-Muammar al-Kadhafi, et le
couple Thabo Mbeki-Félix Houphouët-Boigny, m'ont servi de socle pour
cristalliser les grandes tendances de la vision de l'unité africaine et des
Etats-Unis d'Afrique au cours de nos
décennies d'indépendance. Cette cristallisation n'est cependant pas complète en
tant que présentation du paysage de cette problématique qui agite les esprits
aujourd'hui. Si elle a mis en lumière les dimensions politiques et économiques
de la question, elle est loin de l'avoir enracinée dans le sol historique, dans
le terreau culturel, dans le limon éthique et dans la profondeur spirituelle
qui lui conféreraient tout son sens.
J'ai
donné l'impression que c'est avec l'accession à leur indépendance que les pays
africains se sont trouvés confrontés aux impératifs de leur unification et au
défi de la construction des Etats-Unis d'Afrique. Je me suis attelé à montrer
comment, à travers des nécessités politiques, économiques et socio-juridiques,
nos pays étaient obligés soit de chanter et de danser l'indépendance dans le
moule de l'intangibilité des frontières issues de la colonisation, pierre
d'angle du système néocolonial, soit de se lancer dans l'innovation pour créer
de nouvelles structures plus conformes aux principes d'autodétermination du
continent tout entier.
Cette
présentation des réalités est partielle. Elle occulte d'autres enjeux qui sont
pourtant plus fondamentaux. Je voudrais maintenant porter mon attention sur ces
enjeux que je cristalliserai autour de deux personnalités africaines de
poids : le savant sénégalais Cheikh Anta Diop, dont l'œuvre est largement
connue aujourd'hui, et le penseur et romancier de la RDC. Georges Ngal, dont
les idées que je présente ici ne bénéficient pas encore d'une vaste diffusion
ni dans les milieux intellectuels d'Afrique ni auprès du grand public habitué à
ne lire de Ngal que ses romans.
1. Cheikh Anta Diop et la conscience
culturelle africaine
Longtemps
avant les préoccupations d'ordre politique, économique ou juridique qui ont
dominé les débats sur l'unité africaine et les Etats-Unis d'Afrique, le savant
sénégalais Cheikh Anta Diop avait établi l'unité culturelle du continent
africain et désigné clairement sa matrice originelle : l'Egypte
pharaonique. Sa thèse sur la substance culturelle prioritairement et
profondément « nègre » de la civilisation égyptienne ancienne fit
l'effet d'une bombe dans les milieux scientifiques africains et dans le champ
international des historiens. Célébrée comme une découverte de génie par les
uns et dénigrée comme une imposture scientifique par les autres, cette thèse a
eu le mérite de recentrer l'Afrique sur la connaissance de son propre passé et
d'ouvrir l'horizon d'une refondation historique du destin du continent dans son
unité culturelle.
Pour
Cheikh Anta Diop, l'unité africaine se base sur le socle d'une histoire qui
fait de notre continent non seulement le berceau de l'humanité, mais également le berceau de la civilisation. Les
peuples d'Afrique s'enracinent dans ce terreau auquel il faut de nouveau faire
recours pour remettre en cause non seulement le regard de la colonisation sur
nous, mais pour nous repenser de fond en comble comme civilisation inventive et
créatrice[14].
Choix idéologique ou vérité scientifique, mythe
stérile ou réalité historique fécondatrice, cette idée fondamentale du savant
sénégalais a une portée capitale dans la vision du problème de la construction
des Etats-Unis d'Afrique. Elle nous conduit à penser que nos débats actuels
n'ont aucun sens si nous ne sortons pas de leur emmurement dans la prison
idéologique du néocolonialisme pour ré-imaginer l'Afrique dans son être. La
vraie unité à partir de laquelle on peut penser les structures politiques,
économiques et juridiques du continent est cette unité d'un être-au-monde bâtie
sur des références originaires communes et sur leur déploiement tout au long de
l'histoire.
Quelles sont ces références communes ?
Contrairement à ce que l'on peut penser au premier abord, le génie de Cheikh
Anta Diop ne consiste pas à claironner partout que l'Afrique actuelle est fille
de l'Egypte pharaonique. Il consiste à donner à la vallée du Nil et à sa
civilisation le statut d'origine au sens le plus fondamental du terme, c'est-à-dire
ce à partir de quoi se construit l'imagination, la créativité-et l'inventivité
d'un peuple dans la plus haute idée qu'il peut voir de lui-même. Sous cet
angle, il s'agit moins d'un renvoi à un passé prestigieux que de la
revendication d'une structure d'esprit à réactiver ici et maintenant. L'Egypte
pharaonique n'est qu'une manière d'exalter la puissance du génie créateur
africain hier, aujourd'hui et demain. Elle désigne le fond d'une personnalité à
repenser comme force motrice d'une nouvelle destinée. C'est là son véritable
enjeu.
Et il s'agit d'un enjeu capital parce qu'il a
permis au savant sénégalais de relire toute l'histoire africaine comme
processus de sédimentation et d'accumulation des richesses de pensée, d'action,
d'organisation.
Si j'interprète ainsi la pensée de Cheikh Anta
Diop, ce n'est pas pour me dispenser de prendre position sur ses thèses
concernant l'antériorité « nègre » de l'Egypte pharaonique. C'est
plutôt pour montrer où se situe la vraie fécondité des perspectives ouvertes
par notre savant. Je crois pouvoir présenter ces perspectives autour de trois
propositions :
-
L'unité de l'Afrique, c'est l'unité de l'être africain dans ses
fondements ;
- La nature de ces fondements de l'être africain,
c'est la capacité à construire une grande civilisation grâce à la mobilisation
des énergies inventives ;
- La
force d'une telle civilisation, c'est son humanité, c'est-à-dire le refus de
toute barbarie, de la violence comme substance de l'histoire et de la vie.
Une fois
ces trois idées-forces comprises, la vision que Cheikh Anta Diop a des
structures à donner à l'unité africaine prend tout son sens : il s'agit de
construire un Etat fédéral qui puisse bâtir une économie solide, développer une
politique de promotion humaine en profondeur, forger un culture féconde de la
paix et créer une société digne de la vitalité des sources pharaoniques des
civilisations africaines.
Pourquoi
un Etat fédéral ? Pour respecter les spécificités de chaque pays et les
intégrer dans une harmonie polyphonique qui corresponde au génie communautaire
de fond culturel africain, loin de tout centralisme autoritaire et de toutes
les dictatures dont souffre le continent parce qu'il se coupe de ses propres
fondements.
J'interprète
ce fédéralisme de Cheikh Anta Diop comme une manière de proposer une unité par
paliers de sens, où la démocratie locale et la décentralisation nouent des
liens entre les villages, construisent des « ethnies unies »[15] par
le même souffle de profondeur et guident les pays vers un Etat continental
fédéral capable de créer des richesses matérielles et humaines dans la
dynamique du développement humain solidaire.
2. Ce que
Georges Ngal a vu
Alors que
Cheikh Anta Diop était principalement préoccupé par les questions des
fondements culturels de l'unité africaine, le penseur et romancier congolais
Georges Ngal s'est concentré surtout sur le problème des valeurs qui devraient
structurer l'unité africaine comme idée et les Etats-Unis d'Afrique comme
projet et comme vision[16].
Ngal
prend au sérieux l'Afrique en tant qu'histoire et considère qu'il faut penser
cette dynamique historique en termes d'alluvions de valeurs qui se sont
accumulées de siècle en siècle pour constituer un humanisme de profondeur dont
le continent devrait se nourrir maintenant. Son idée centrale est
celle-ci : la mémoire africaine qui doit fertiliser l'être africain est
une mémoire plurielle, où diverses traditions éthiques et spirituelles ont
marqué de leurs empreintes l'humanité même du continent. Il s'agit, en fait,
d'une mémoire pharaonico-judéo-christiano-islamo-occidentalo-animiste. Une
mémoire en strates dont le déploiement dans la légende des siècles nous oblige
aujourd'hui à repenser l'Afrique comme un limon de richesses, un trésor de
sagesses et d'esprit novateur tourné vers l'avenir.
Si je
comprends bien cette idée de Georges Ngal, je peux l'expliquer d'un point de
vue plus général en donnant à chaque strate une signification éthique et un
contenu spirituel qui permettre d'ouvrir à l'idée de l'unité africaine et au
projet des Etats-Unis d'Afrique leur plénitude de sens.
La strate
pharaonique, c'est l'invention de l'unité du divin dans un monothéisme
philosophique que l'on attribue généralement à la révolution mentale et
socio-spirituelle du pharaon Akhenaton[17].
Cette révolution a un sens profond dans l'idée qu'elle donne de l'homme ou de
l'humanité : l'idée même de l'unité du genre humain et de son destin. Cela
conduit à fonder cette unité sur l'ouverture aux énergies divines et sur une
éthique de la responsabilité humaine et de l'engagement pour la vérité, la
justice, la paix, la sécurité et la sauvegarde des équilibres sociaux
fondamentaux. Dans l'Egypte antique, cette vision a un nom qui désigne la
pratique et l'art d'être une personne humaine véritable : la Maat. C'est
la base, le ciment, le ferment, le souffle de l'être ensemble[18].
Pour
donner l'idée d'ensemble de la strate judéo-islamo-chrétienne dans la
construction de l'éthique et de la spiritualité qui devront forger la
personnalité profonde d'une Afrique consciente de toute son histoire et nourrie
par tout le patrimoine de sa mémoire, il est bon de recourir aux
caractéristiques qu'en donne Louis Massignon. D'après Massignon, le judaïsme
est la religion de l'espérance, l'islam, la religion de la foi, et le
christianisme, la religion de l'amour.
A elles
trois, ces religions composent une configuration humaine de base dont l'entrée
dans la culture africaine devra être réinterrogée dans la perspective d'une
éthique et d'une spiritualité fondamentales. Espérer, croire, aimer, nous avons
là des piliers d'une vision capable d'unir les peuples en leur donnant une
énergie que seules les grandes religions savent produire pour dynamiser
l'histoire des peuples. Il convient de dire ici que, dans la perspective de la
culture et des civilisations africaines, il s'agit d'espérer ensemble, de
croire ensemble et d'aimer ensemble pour construire une nouvelle civilisation
où ces énergies communautaires fertilisent les champs politiques et économiques
en les humanisant par l'éthique et la spiritualité. La foi, l'amour et
l'espérance se situent ainsi plus à l'échelle des relations entre les
civilisations, entre les pays, entre les peuples et entre les groupes qu'à
l'échelle des individus qui se rencontrent. L'enjeu, c'est la spiritualisation
de l'humanité pour qu'elle situe la fécondité de sa vie dans la rencontre des
civilisations, dans l'alliance des cultures, dans l'harmonie des peuples, dans
la collaboration entre les pays et dans la coopération créative et fructueuse
entre les continents. Avec cet enjeu, les grandes religions du livre pénètrent dans le génie africain de
la foi, de l'amour et de l'espérance communautaire. Il y a là de quoi
transformer littéralement le monde.
Liée à la présente massive de l'Occident moderne
dans la trajectoire spirituelle de l'Afrique, cette strate
judéo-islamo-chrétienne est indissociable de la modernité occidentale et des
valeurs qu'elle a imposées à la société africaine à travers les idées de sujet
humain libre et créateur, de progrès scientifique et technologique, et
d'universalité des droits des personnes, toutes ces valeurs que la modernité
elle-même a trahies et perverties en tant que substance d'un être ensemble
mondial bâti sur le socle d'une éthique pour toute l'humanité.
La dernière strate, celle qu'il faut considérer
comme la plus profonde, c'est la strate animiste, au sens le plus noble du mot.
Il s'agit de l'affirmation, impérissable et radicale, des liens vitaux et
essentiels qui unissent tous les règnes des êtres en tant qu'ils sont traversés
par l'énergie divine, ainsi que l'a vu avec justesse l'historien camerounais
Kange Ewane[19].
Le plus important dans l'animisme en son sens positif, c'est la conscience
éthique et spirituelle qu'il induit': le pouvoir de vivre en sachant que l'on
est responsable de la qualité des liens qui unissent toute la réalité.
Responsable de la qualité des liens avec le divin. Responsable des liens avec
le monde invisible. Responsable des liens entre les personnes et entre les
peuples. Responsable des liens avec le règne animal, avec le règne végétal et
avec le règne minéral. Au plus profond de la conception africaine de la vie,
nous avons cette forte conviction qui affirme que tout est lié et que l'être humain
doit veiller sur cette unité de la réalité par une manière d'être, de vivre, de
penser et d'agir conforme aux exigences de l'unité de la réalité.
L'Afrique spirituelle et éthique, ce sont ces
strates d'une conscience et d'une vision du monde qu'il convient d'unifier
maintenant dans toutes les richesses de ses alluvions historiques. On ne peut
pas penser l'unité africaine sans se référer, de façon décisive, à cette
histoire éthique et spirituelle des peuples du continent, en vue de la
transformer en énergie d'une manière d'être, de vivre, de penser et d'agir pour
bâtir l'avenir que nous voulons[20].
3. Enjeux d'une réflexion
Toutes les considérations que j'ai cristallisées
autour des figures de Cheikh Anta Diop et Georges Ngal ont pour enjeux les exigences
suivantes :
-
L'unité de l'Afrique est l'unité d'une histoire en mouvement, d'une culture
vivante à partir de laquelle il nous est possible de penser aujourd'hui les
principes d'une civilisation fondée sur des valeurs essentielles de l'humain.
-
Cette histoire devrait nous faire comprendre que ce sont les valeurs de
civilisation qui portent les institutions pour l'administration, la gestion, la
direction et l'épanouissement de l’être-ensemble.
Pour notre continent, le problème sera de bâtir des institutions
comme les Etats-Unis d'Afrique sur le socle des valeurs spirituelles et des
principes éthiques les plus nobles de la culture, de la civilisation et de
l'histoire de notre continent.
V. Une leçon d'humanité, une énergie de liens
A la lumière de toutes les considérations que je
viens de déployer, la leçon qu'il est bon de tirer des débats ici analysé est
celle-ci : on ne peut penser l'unité africaine et bâtir les Etats-Unis
d'Afrique que selon une perspective globale qui conjugue toutes les
dimensions des enjeux de notre avenir.
La première dimension est celle des Etats-Unis
d'Afrique comme production et construction culturelles. A ce niveau de
profondeur, le grand travail à faire est celui de bâtir un imaginaire collectif
qui puisse mobiliser les capacités des peuples africains à avoir foi dans
l'avenir d'unité et de communauté de destin. C'est la construction d'un tel
imaginaire qui a le plus manqué à notre continent. Les convictions tribalistes
et les nationalismes étriqués ont pris le pas sur l'urgence de l'unité
continentale dans l'esprit de nos populations. Dans ce contexte, il n'a pas été
possible de penser le présent et l'avenir en termes de valeurs fondamentales et
des principes d'un être ensemble panafricain bâti sur le socle solide d'une
vision globale de notre histoire et d'un désir commun de produire une
civilisation d'humanité africaine à proposer au monde.
Pourtant, c'est cet enjeu de la construction d'un
autre monde possible grâce aux alluvions éthiques et spirituelles de l'Afrique
à toute l'humanité qui me semble décisif pour ré-imaginer notre destinée
commune autrement" que sous la forme de soumission à l'ordre ultralibéral
qui nous étouffe et nous écrase. Autrement dit : il est temps de mobiliser
les penseurs, les producteurs d'idée, les orienteurs d'opinion et toutes les
énergies d'impact sur le mental de nos peuples pour qu'ils se réinvestissent
profondément dans l'idée panafricaine et dans la révolution qu'elle doit
susciter au sein de l'imaginaire social. Il est évident qu'un travail
d'éducation de fond devrait se faire dans tous les lieux où il est possible de
réinventer l'Afrique dans l'esprit des Africains : le système éducatif, la
société civile, les forces intellectuelles, les structures de régulation éthique
et spirituelle de nos sociétés.
L'unité africaine et les Etats-Unis d'Afrique
qu'elle implique sont des réalités à forger dans les esprits et les consciences
des personnes et de peuples avant de devenir des impératifs pour les décideurs
politiques et les responsables des stratégies économiques globales. Il s'agit
d'une structure d'esprit, d'une orientation de personnalité collective et d'une
vision d'ensemble nourris par les valeurs de civilisation, les limons
spirituels et les convictions fortes qui portent le destin d'une communauté
historico-sociale. Sans une culture de l'unité et un projet de civilisation
incarné à large échelle dans les esprits, tout ce que l'on entreprend d'en haut
et que l'on veut imposer du point de vue des institutions politiques sera plombé
par les pesanteurs de l'imaginaire. Jusqu'ici, la dimension de la construction
culturelle de l'unité africaine n'a pas pris la place qui est la sienne dans
l'imaginaire de notre continent pour bâtir les Etats-Unis d'Afrique comme une
nouvelle réalité créative en termes d'imagination d'un autre monde possible. Il
est temps, pour nous Africains et Africaines, de nous consacrer à cette tâche.
La deuxième dimension des Etats-Unis d'Afrique est
celle des impératifs de sécurité commune, de prospérité communautaire, de
développement collectif et de responsabilité solidaire pour gagner les
batailles du futur. C'est à ce niveau que se situent les enjeux politiques, économiques et
sociaux juridiques qu'il est difficile d'affronter sans des bases éthiques, des
principes vitaux partagés et un horizon des sens en lequel les peuples ont foi.
De ce point de vue, l'Afrique est confrontée au défi
de maîtriser les mécanismes de la mondialisation pour s'y affirmer comme un
continent politique et économique de poids ainsi qu'au défi d'imaginer un autre
monde possible et d'en être un nouveau laboratoire. L'unité africaine et les
Etats-Unis d'Afrique devraient se concevoir selon cette double perspective, de
telle manière que les Chefs d'Etat et les experts économiques comprennent qu'il
y a de nouvelles stratégies en œuvre pour occuper le marché mondial et pour
aménager de nouveaux espaces de créativité et d'épanouissement pour nos
peuples, au-delà des logiques économiques à court terme.
C'est un tel horizon qui donne tout son sens à la
visée de bâtir une nouvelle Afrique. Il est temps, pour nos Etats, pour leurs
chefs et pour leurs peuples, de se convertir à cet avenir, avec la conviction
qu'on ne construit pas les Etats-Unis d'Afrique pour se conformer au monde
présent, mais pour le transformer, comme aurait dit Saint Paul (Rm, 12).
*Kä Mana
Président de Pole Institute
[1] .Cette intervention au
colloque organisé à Goma en 2013 reprend une conférence déjà prononcée au
Bénin, au Cameroun et en Côte d’Ivoire, devant des publics d’universitaires.
[2] Lire Elenga Mbuyinga, Panafricanisme
et Néocolonialisme ; la faillite de l'OUA, Editions UPC, 1978 ;
Aujourd'hui et pour les années qui viennent, le livre de référence sur les
problèmes de l'unité africaine est sans doute celui de Michel Kounou, Le
panafricanisme, De la crise à la renaissance, Yaoundé, CLE, 207.
[3] Sur la critique de l'ordre
mondial actuel, je renvoie aux livres suivants : Ignatio Ramonet, Géopolitique
du chaos, Paris, Fayard, 1997 ; René Passet, L'illusion
néolibérale, Paris, Economica, 1996 ; Joseph E. Stiglitz, La grande
désillusion, Paris, Fayard, 2002.
[4] Aminata D. Traoré, L'Etau,
L'Afrique dans un monde sans frontières, Arles, Actes Sud, 1999.
[5] Je reprends cette
expression qui fut fureur dans les années 1990 et dont on sait maintenant
qu'elle a été forgée par les services du Ministère français des Affaires
Etrangères au temps du gouvernement Balladur pour provoquer un choc
psychologique en Afrique et préparer les esprits à la dévaluation du franc CFA.
[6] Cette expression est le
titre d'un excellent livre de Noam Chomsky.
[7] Sur ces deux logiques, on
lira avec intérêt Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique, Paris, Hatier,
1972. Je signale également deux ouvrages importants : Cornevin,Histoire
de l'Afrique, t. 3 : Colonisation, décolonisation, indépendance, Paris,
Payot, 1976 ; Roland Pourtier, Afrique noire, Paris, Hachette,
2001.
Kwame Nkrumah, Le Consciencisme, Philosophie
et idéologie pour la décolonisation et le développement, Paris, Payot,
1964.
[8] Kwame Nkrumah, Le
Consciencisme, Philosophie et idéologie pour la décolonisation et le
développement, Paris, Payot, 1964.
[9] Lire Fabien Kange Ewane, Défi
aux Africains du troisième millénaire, Yaoundé, CLE, 2000
[10] Lire : Mwayila
Tshiyembe, « Difficile gestion de l'Union Africaine », in Le Monde
Diplomatique, juillet 2000.
Lire Fabien Kange Ewane, Défi aux Africains du
troisième millénaire, Yaoundé, CLE, 2000
[11] Je dois cette analyse du
système houphouëtiste au philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga que je
rencontre régulièrement dans le cadre de nos activités professionnelles à
l'Institut Supérieur de Pédagogie pour Sociétés en Mutation (IPSOM) et au cours
des conférences organisées par Academia Africana, une structure de
rencontre .qu'il dirige à Yaoundé. J'ai eu à vérifier la pertinence de cette
analyse au cours de mes nombreux voyages d'études en Côte d'Ivoire et dans mes
discussions avec les penseurs de ce pays, particulièrement Félix Tchotche,
président de l'Eglise Harriste, et l'égyptologue Ramsès Boa.
[12] Thabo Mbeki, Africa, The Time has corne, Capetown,
Tafelberg, 1988.
[13] Malheureusement, ce
projet de développement de l'Afrique par des actions communes en matière d'infrastructure, de système de santé-efficace, de
dynamique éducative nouvelle et de sécurité au sens global du terme n'a pas
marché comme le voulaient les présidents Mbeki, Obasanjo, Bouteflika et Wade,
ses initiateurs. Faute d'une réflexion de fond sur son financement endogène et
par manque d'une adhésion massive des populations aux idées propagées par les
hommes politiques, il reste aujourd'hui un beau rêve brisé dans l'imaginaire de
notre continent.
[14] On gagnerait énormément à relire aujourd'hui les grands livres, déjà
classiques, de l'historien sénégalais : Nations nègres et culture, De
l'antiquité négro-égyptienne aux problèmes culturels de l'Afrique noire
d'aujourd'hui, Paris, Présence Africaine, 1955 ; Unité culturelle
de l'Afrique, Paris, Présence Africaine, 1959; Antériorité des
civilisations nègres, Mythe ou vérité historique, Paris, présence
Africaine, 1967 ; Civilisation ou barbarie, Anthropologie sans
complaisance, Paris, Présence Africaine, 1984.
[15] Je reprends à Amadou Hampâte Bâ l'expression « Ethnies Unies
d'Afrique ». Elle indique à mes yeux des perspectives d'un
panafricanisme fondé sur l'organisation des terroirs locaux dont l'action
s'intégrerait à celle des entités administratives modernes, selon une logique
de la démocratie participative nourrissant l'énergie d'un Etat fédéral à
l'échelle de tout le continent.
[16] Georges Ngal, Préface à Kä Mana, Philosophie africaine et culture, Yaoundé,
Editions Terroirs, 2009.
[17] Sur cette question, je dois tout à l'érudition de l'égyptologue Guillaume
Bilolo Mubabinge dont les ouvrages sont aujourd'hui mes livres de chevet,
particulièrement : Les Cosmo-théologies philosophiques de l'Egypte
antique, prémisses herméneutiques et problèmes majeurs, Kinshasa-Libreville-Munich,
Publication Universitaires africaines, 1986 ; Les cosmo-théologies
philosophiques d'Héliopolis et d'Hermopolis, Essai de thématisation et de
systématisation, ibid, 1988.
[18] Martin Masonsa wa Masonsa, Le « Maatisme, Conception endocentrique
de l'économie », in Parole
africaine, 1998.
[19] Fabien Kange Ewane, Intervention au Colloque de Bâtie, in Kä Mana et
Jean-Biaise Kenmogne, Ethique écologique et reconstruction de l'Afrique, Bafoussam,
Editions CIPCRE, 1997.
[20] Amadou Hampâte Bâ, Aspects de la civilisation africaine, Paris,
Présence Africaine, 1972. Il y a lieu de se référer aussi à toutes les
traductions des contes, mythes et légendes d'Afrique que cet auteur à léguées à
la postérité et qui constituent un vrai trésor de sagesse. Je pense
particulière à Kaïdara, Njeddo Dewal et L 'Eclat de la grande étoile (Abidjan,
NEI, 1989).
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