La force unificatrice du
système fédéral au Nigeria peut-elle constituer un modèle d’avenir pour la RDC ?
Par Kä Mana et
Jean Patrice Ngoyi
Notre intervention au présent colloque
sur les frontières et les conflits en Afrique est consacrée à l’expérience du
Nigeria : un pays qui a construit un système fédéral solide et viable,
malgré les conflits, les tensions et les tragédies sociales dont il a été le
sujet depuis son indépendance jusqu’à nos jours. Nous décrirons d’abord ces
conflits, ces tensions et ces tragédies en termes de frontières
intérieures : des fractures et des fragmentations réelles qui n’ont
pourtant pas détruit les ressorts de l’identité nigériane multiethnique,
multiculturelle et plurireligieuse. Ensuite, nous mettrons en lumière les
mécanismes de fond que le Nigeria met en œuvre pour transcender, c’est-à-dire
conserver et dépasser, les multiples différences qui constituent son être comme
nation. Nous tirerons enfin, brièvement
mais fermement, les leçons que la
RDC peut apprendre du modèle nigérian dans ses force comme
dans ses difficultés.
Des
frontières intérieures au cœur d’une impressionnante entité étatique
Au Nigeria, le problème des frontières
n’est pas avant tout ni principalement un problème de relations avec les pays
voisins et la manière de les gérer. Quand de tels problèmes de voisinage se
posent, comme ce fut le cas face au Cameroun concernant la presqu’île de
Bakassi, une analyse, même rapide, de la situation montrerait que ce sont les
enjeux intérieurs de pouvoir qui ont déterminé l’issue du conflit frontalier
avec le pouvoir camerounais. La question de l’appartenance de Bakassi au
Nigeria ou au Cameroun montait en tension ou diminuait en intensité selon que
tel ou tel groupe de dirigeants et leurs entourages nationaux ou internationaux
s’emparait des rênes du pays. Au temps de la dictature féroce du Général Sani
Abacha, par exemple, en fonction des intérêts de trusts pétroliers étrangers,
Bakassi avait des allures d’une question de souveraineté inaliénable et de Cassus belli induscutable. En revanche,
sous le Général Obasanjo, dont le tempérament et les options de méthodes
politiques cassaient avec les orientations de Sani Abacha, la presqu’île
devenait un différend négociable avec le
Cameroun devant les instances judiciaires internationales, au point que tout
s’acheva par le retour de la terre disputée dans le giron territorial du
Cameroun, purement et simplement.
Ce que le conflit de Bakassi a révélé du
Nigeria, c’est le fait que dans ce pays, les enjeux extérieurs de conflits de
frontières sont profondément liés à la virulence des différends politiques qui
sont des véritables frontières étanches, des fractures qui ont poussé la nation
au bord de la sécession. Dès les premières années de son indépendance, en
effet, le Nigeria a été précipité dans un conflit historiquement connu sous le
nom de la guerre du Biafra. S’y affrontaient deux forces politiques : le
pouvoir central, qui défendait la légitimité souveraine de son emprise sur tout
le pays, et le pouvoir sécessionniste, qui visait l’indépendance du Biafra pour
des enjeux néocoloniaux attisés par Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, au
nom de la France. Le
Biafra, c’étaient des frontières politiques intérieures manipulées pour des
enjeux mondiaux du néocolonialisme, dans des manœuvres de puissance qui
faillirent démanteler une nation et la plonger dans le gouffre du désordre et
du chaos. Heureusement, les sécessionnistes furent vaincus et le Général Odjuku,
leu chef, dut reconnaître publiquement sa défaite.
Malgré cette victoire des fédéraux,
les frontières internes demeurèrent vives selon le schéma d’antagonisme entre
acteurs engagés dans la politique au sens strict du terme : «
l’administration du droit et du civique, la gestion des légalités et de la
justice dans l’esprit du bien commun d’une communauté », selon la
définition qu’en donne V.Y. Mudimbe. [1]
La force de ces frontières politiques au
sens de luttes de factions et de cliques, c’est d’être alimentée, à l’intérieur
même du pays, par des alluvions dangereuses : celles des groupes ethniques
et de leurs intérêts intrinsèques. Comme tout le monde le sait, le Nigeria est
une mosaïque de tribus dont les plus grandes et les plus dynamiques, comme les
Yoruba, les Haussa ou les Igbo, constituent de vastes aires culturelles et
développent des identités fortes et des dynamiques politico-économiques
torrides. Des vraies centrales nucléaires culturelles et hégémoniques dont les
énergies peuvent faire exploser le pays, si aucun principe cohérent de gestion
n’est mis en œuvre pour pacifier les esprits et les unir dans un même projet
d’ensemble.
Au Nigeria, la ligne de partage Nord-Sud,
fortement connue dans le monde, est la cristallisation et la stylisation, pour
ainsi dire, des intérêts politiques et économiques très vifs. Ces intérêts font
que le Nord, c’est le Nord, et le Sud, le Sud. Chacun est conscient d’être un
bloc psychique et culturel de passions et d’intérêts identitaires. Chacun sait
qu’il faut défendre ce bloc à tout prix, chaque fois que cela est nécessaire,
et par tous les moyens nécessaires.
En même temps, et nous sommes là au cœur de la puissance nigériane, chaque bloc
sait, consciemment ou inconsciemment, dans le discours public comme dans les sphères
privées, que l’intensité des centrales nucléaires constituées par les identités
ethniques, n’ont d’avenir que dans la puissance de la fédération nigériane à
l’échelle mondiale. Les intérêts des groupes particuliers, s’ils ne sont pas
fortement et profondément intégrés dans cette dynamique d’ensemble, deviennent
des pouvoirs de destruction. Il n’est pas question ici d’un savoir moral, mais
d’une véritable conscience politique qui connaît ses fragilités et qui doit
défendre à tout moment son socle et son horizon contre les puissances de
dissolution et les pesanteurs du chaos. Surtout contre les religions quand
elles sont utilisées comme des identités séparatistes et dissolvantes.
Les religions ont en effet au Nigeria une
double fonction comme frontière spirituelle : elles peuvent être des murs
comme elle peuvent être des ponts. Elles nourrissent souvent de manières
positives la conscience des populations dans le sens d’humanité, mais elles
explosent aussi comme de terribles tsunami psychiques et suscitent des carnages
indescriptibles. Selon qu’elles sont des frontières pour unir les conceptions
d’humanisme communautaire ou qu’elles deviennent des monstres de haine et de
rage comme dans des sectes extrémistes, elles sont au service de la nation ou
au travail de sa fragmentation intérieure, de son implosion même. On le voit
quand un mouvement comme Boko Haram et les groupes extrémistes musulmans
suscitent des réactions chrétiennes de carnages ravageurs ou des sectes comme
celle qui, récemment, s’est affirmée païenne et s’est engagée dans le
terrorisme au nom même de son paganisme. Ici, les frontières religieuses
dérivent vers le mal radical, faisant oublier tout ce que le pays a de sublime
dans l’inter-fécondation entre l’islam, le christianisme et l’animisme pour la
construction de l’unité nigériane sur un socle spirituel solide. On ne peut pas
oublier ici la grande idée de Blyden qui affirmait que l’islam est la forme que
prend le christianisme quand il arrive en Afrique. C’est-à-dire dans un limon
communautaire animiste où la quête de la vie en abondance unit les esprits, les
consciences et les cœurs dans un même sillon d’amour et de vérité. Tout le
problème au Nigeria, c’est la gestion du religieux selon cette fécondité
spirituelle, en rupture avec les pratiques séparatistes et les idéologies
religieuses destructrices qui n’ont pas la majorité du peuple avec eux, même
si, dans les villes comme Joos, Kano ou Maiduguri, les pulsations religieuses
entrent constamment en éruptions comme des volcans indomptables, incontrôlables.
A
ce niveau de notre réflexion, nous devons impérativement évoquer un autre type
de frontières : les frontières sociales, celles des inégalités et de leurs
pulsations psychiques, qui maintiennent dans le fond de la société des
structures de frustrations, d’envies, de passions, énergies porteuses de
changements brusques, sources de ces destructions
créatrices que l’on nomme révolutions. Au Nigeria, les effarantes
inégalités entre l’aire des richesses inimaginables et les espaces de misère indicible
ou de pauvretés endémiques, qu’elles soient anthropologiques ou
économico-financières, sont grosses de fracas, de fractures et de
fragmentations révolutionnaires. Les religions apaisent souvent les
esprits et nombreuses d’entre elles
jouent à l’opium, pour parler comme Marx. D’autres, en revanche, - et c’est là
la grande force du Nigeria-, suscitent de gigantesques volontés de réussite
personnelle ou collective à travers la théologie de la prospérité et les
innombrables messianismes de terroir qui animent des spiritualités de nouvelles
espérances fortement engagées dans la lutte contre la misère et la pauvreté.
L’islam de confréries et celui inspiré des rationalités modernisantes au sein
de la société nigériane ont la même dynamique créatrice. Celle-ci tranche avec
les envies de restauration des orthodoxies traditionnelles du type wahhabite,
qui engraissent les frustrations populaires pour des cassures et des explosions
sociales de terreur. Entre un tel islam de créativité et le christianisme catholique
ou protestant traditionnelle, des ententes se nouent, des alliances de
profondeur dans une idéologie de profondeur qui tient ensemble la société. Les
pentecôtismes d’enrichissement, tout comme les religiosités des terroirs que
l’on voit dans des Eglises africaines traditionnelles (christianisme céleste,
Aladura, Séraphins et Chérubins), concourent à la même dynamique de cohésion,
d’harmonie, de solidification intérieure pour dépasser les frontière entre
riches extrêmes et pauvretés extrêmes. Les politiques de grands travaux de
l’Etat vont dans le même sens tout comme le grand dynamisme de l’informel où la
société nigériane excelle pour juguler les dangers des frontières entre la
haute société et l’aire des laissés-pour-compte.
Frontières ethniques, frontières
politiques, frontières socio-économiques. Ce qui est frappant au Nigeria, c’est
le fait que toutes ces fragmentations intérieures font système. Elles
fonctionnent dans une entité nationale qui tient ensemble, malgré elles et même
grâce à elles en quelque sorte, sous une figure d’oignon où chaque pelure
renvoie à d’autres en renforçant l’être même de l’oignon. On peut appliquer à
ce système la vieille sagesse antique : « Ne cherche pas l’oignon en
pelant l’oignon » : chaque pelure est lui-même l’oignon. Le Nigeria
est ainsi l’ensemble du système de ses frontières internes : de leurs
dialectiques, de leurs lois d’attraction et de répulsion, de leur gravitation
nationale, de leur fascination réciproque et de leur gestion dans un ensemble
qui donne un certain sens à tout cela. Depuis l’indépendance, le système tient,
dans un mystérieux dynamisme qui a fait du Nigeria l’une des nations africaines
les plus impressionnantes de créativité et du désir de vivre. Pourquoi en
est-il ainsi ?
Le
système nigérian comme modèle pour transcender les frontières intérieures
Qu’est-ce qui tient ensemble le système ?
Son fédéralisme, son attachement au multiculturalisme, son esprit de puissance
nationale, son imaginaire social, ses appareils idéologiques d’Etat et sa volonté
de persévérer dans son être.
Le choix du fédéralisme dans un pays
comme le Nigeria a été un choix judicieux. Il a posé les bases d’une prise en
compte des frontières intérieures comme réalités et la nécessité de les
transcender, c’est-à-dire de les conserver et de les dépasser en les en même
temps, en les enrichissant par leur intégration dans une réalité plus vaste qui
leur confère un nouveau sens. Contrairement au modèle jacobin des pays
francophone et conformément à la grande tradition anglo-saxonne des démocraties
locales. Si le ciment fédéraliste n’avait pas créé une conscience des intérêts
à la fois locaux et communautaires, à l’échelles des terroirs comme au plan
national, il n’y aurait plus aujourd’hui de nation nigériane : les
pesanteurs religieuses, les intérêts politiciens et les pouvoirs centrifuges
manipulés par des forces néocoloniales auraient déjà balkanisé le pays. Heureusement,
la conscience fédérale a créé un pouvoir central à la fois suffisamment fort et
suffisamment souple pour accorder aux citoyens le sens de leurs propres intérêts
et le sens des intérêts nationaux. Malgré l’immensité du pays et sa force
démographique, malgré les permanentes tentatives de déstabilisation et de
division, le Nigeria tient toujours ensemble et construit son destin. C’est la
preuve qu’une nation multiethnique et multiculturelle est possible et qu’elle
peut vivre selon des lois et des règles communes sans que les forces
centrifuges en cassent les ressorts.
Cette voie de
la sagesse a comme moteur un choix
idéologique d’une grande importance pour tous les Nigérians: le choix de la
puissance du pays et la culture de cette puissance dans une créativité
permanente, à la fois individuelle, communautaire et étatique. De ce point de
vue, le pays est une fourmilière : tout y bouge dans une intensité
effarante, avec des populations en constante ébullition, dans tous les
domaines, au sein d’une virulente passion de faire des affaires, de gagner de
marchés, d’ouvrir de petites, moyennes ou grandes entreprises, de fabriquer de
vrais comme de faux produits, d’inventer de structures d’escroqueries
étonnantes et d’entretenir le sentiment de foi dans le destin d’une nation
appelée à la grandeur. Il suffit de se concentrer sur le cinéma nigérian, sur
sa littérature, sur son football, sur sa musique comme sur son marché intérieur
pour se rendre compte qu’on est dans un espace de gigantomachie
permanente : une lutte pour la vie dans un imaginaire fascinant
d’inventivité et de vigueur, en bien comme en mal. En bien : le Nigeria a créé un génie
propre de la recherche des solutions à tous problème dans la vie de tous les
jours, contre toute mentalité d’impuissance ou de désespoir. En mal : le
pays s’est hissé à un niveau d’escroquerie impensable ailleurs, qui l’a hissé
au niveau des grands systèmes du crime organisé. Tout cela dans la conviction
que tout l’espace national est un et indivisible, grâce à la solidité des
terroirs compétitifs qui ne souffriraient aujourd’hui aucune balkanisation.
Tous les
appareils idéologiques d’Etat, comme dirait Althusser, sont mis au servir de
cet imaginaire d’unité plurielle. Du temps de la dictature des Généraux comme
pendant les périodes de démocratie, l’Etat dispose toujours d’une puissance de
coercition indomptable. Il impose sa présence par une administration centrale
solide relayée par des administrations locales tout aussi solides. Aucune force
de désintégration n’est parvenue à briser ce ressort-là : ni les
sécessionnistes du hier ni les activistes de l’extrémisme religieux aujourd’hui.
L’armée, la police, les renseignements généraux, les faiseurs d’opinions, les
animateurs religieux les plus significatifs tout comme les producteurs de
culture et de pensées, un système institutionnel extrêmement solide encadre,
cadre et oriente le pays pour lutter contre le divisionnisme. Boko Haram comme
le Mend, en tant que mouvements d’action dissolvante, en savent quelques
choses, malgré une certaine audience locale de leurs revendications. Ils ne
sont jamais parvenus à mettre les médias, officiels ou privés, au service de
leur cause. La toile d’araignée de l’information et de la production du
discours légitime a toujours mis les intérêts supérieurs de la nation au-dessus
des velléités de revendications
partisanes. La violence d’Etat gère les violences des forces destructrices sans
état d’âme, dans la ferme volonté de maintenir la dialectique publique
unité-diversité au cœur de l’être ensemble. Ne pensez pas que nous décrivons
ici un système idyllique : nous parlons d’un monde d’une extrême violence,
mais qui tient parce que la violence d’Etat, structurée et organisée, arrive
toujours à vaincre les violences locales de groupes armées ou des milices. Au
fond, le Nigeria tient parce qu’il est un Etat et en tant qu’Etat, il a la
maîtrise de sa dynamique de violence publique ; au service du projet
national.
L’imaginaire
du peuple est conditionné par ce grand cadre et il y fonctionne dans la foi en
ses institutions : en leur solidité, en leur fondements collectifs, en
leur vision du présent et de l’avenir, en leur vitalité comme cadre de vie
commune, sans aucune remise en question de la conscience historique qui fait du
peuple nigérian une seule et même entité consciente de sa force. Ce mental de
l’être-ensemble est une énergie psychique de cohésion extraordinaire. Les
structures d’enseignement primaire, supérieur et universitaire travaillent à
solidifier cet imaginaire, dans des ancrages locaux et nationaux qui fondent
les légitimités de terroir comme les légitimités de vision nationale. Un
fédéralisme mental, psychique, s’impose ainsi comme un cadre incontestable
d’une certaine idée du Nigeria par les citoyens nigérians. Il rend possible la
solution des problèmes et des crises, même les plus virulents, dans le une
dynamique de destinée commune. C’est dans cet imaginaire que le système de la
présidence tournante (Nord-Sus) et du club des généraux te des barons qui
comptent par leur poids sociopolitique et représentent les grands intérêts
locaux et le sens de l’unité nationale a pu donner une chance à la démocratie nigériane.
C’est cette
force qui donne au pays son poids géopolitique au Nigeria et élargit sa
puissance à la dimension africaine et à la dimension du monde. Il faut entendre
par là manière dont le pays veut se placer sur l’échiquier international et
ouvrir ses frontières aux autres pays, dans une posture tant de conquête que
d’enrichissement par les autres.
Dans le
domaine économique, le Nigeria a toujours développé la conscience d’être la
locomotive de l’économie africaine, à partir de celle d’Afrique de l’ouest,
qu’il domine manifestement. Il voit dans les pays voisins comme dans beaucoup
d’autres pays africains un vaste marché, réel ou potentiel. Les temps ne sont
pas lointains où ses produits, avant l’émergence de la Chine sur le marché
africain, se retrouvaient partout et inondaient l’espace commercial de nombreux
pays. Les opportunités commerciales que son dynamisme ouvrait et l’accessibilité
de son propre marché aux nations
voisines ont été l’une des clés de la réussite de la CEDEAO. En Afrique, les hommes
d’affaires nigérians sont parmi les grandes fortunes d’Afrique et du monde,
comme on peut s’en rendre compte dans le classement annuel établi par Forbes.
De même, son gigantesque potentiel militaire lui
a permis d’intervenir dans les conflits extérieurs et de régler, au nom de la CEDEAO, des conflits comme
ceux du Libéria et de la Sierra Leone.
Même aujourd’hui, on reconnaît en ce pays une énorme potentialité de servir de
force de stabilisation et de maintien de la paix partout où l’Afrique pourrait
avoir besoin de ses services. Sans oublier que son espace militaire sert de
champ de formation aux autres armées des pays voisins qui reconnaissent
l’efficacité de son système de formation.
Dans le
domaine de la religion, le dynamisme expansionniste du Nigeria est actuellement
sans limites. Ce pays est devenu une puissance religieuse dont l’élan et l’aura
missionnaire chez les chrétiens, tout comme son engagement au service d’un
islam radical, envahissent l’Afrique entière. Ses Eglises essaiment partout,
non seulement dans les mouvements pentecôtistes venus de l’étranger, mais aussi
dans les Eglises fondées au Nigeria même et destinées à s’implanter ailleurs
comme de nouvelles semences du dynamisme chrétien africain. Même pour les
Eglises africaines indépendantes, c’est au Nigeria que l’on trouve celles dont
la dynamique conquérante est la plus époustouflante.
Le pays a
ainsi un poids politique, économique, militaire et religieux qui attire
beaucoup d’investisseurs à l’échelle mondiale ? Il est de ceux que l’on
appelle aujourd’hui les lions africains prêts à rugir par leur croissance, par
leur volonté d’émergence et par leur pouvoir de tirer toute l’Afrique vers le
haut, rompant ainsi avec le pessimisme qui avait dominé la situation du
continent durant les dernières décennies.
Quand on
s’interroge sur le secret de tout ce dynamisme, la réponse que les spécialistes
du Nigeria, ceux de l’intérieur comme ceux de l’extérieur, donnent est toujours
la même : un certain type d’esprit, une certaine idée de soi-même et de
son destin, une certaine ambition qui se diffuse dans le système éducatif dans
tous les milieux où se forgent les mentalités (les Eglises, les écoles, les
universités, les mouvements de jeunesse, les clubs et cercles économiques, les
partis politiques, les familles). Dans ce pays se vérifie l’idée de Marianne de
Boisredon partagée par beaucoup d’économistes dans le monde : « La
première richesse est la personne humaine, quelle que soit sa condition. »[2]
Et la RDC ?
De
l’expérience du Nigeria que nous venons de présenter, nous tirons quatre leçons
pour la RDC. Trois
leçons que la similitude entre les deux pays en matière d’étendue, du dynamisme
démographique, du potentiel économique, du bouillonnement social et de la
créativité culturelle valide comme perspectives pour la nation congolaise.
Un : la RDC gagnerait à étudier le modèle fédéraliste
nigérian pour en comprendre les mécanismes politiques, les rouages économiques,
les pulsations culturelles et les ressorts mentaux. C’est un modèle qui aiderait
le Congo à transcender les haines tribales, à juguler les querelles entre
régions et à libérer une dialectique identitaire entre la nation et ses
terroirs.
Deux : la RDC gagnerait à mettre ses
appareils idéologiques d’Etat au service d’une ambition et d’un désir de
puissance dans les domaines politiques et économiques : une certaine idée
du Congo et de sa grandeur devrait créer une idéologie nationale dynamique et
forte, ouverte sur l’avenir dans une unité nationale clairement assumée.
Trois :
Contrairement à la tentation actuelle d’enfermement dans ses frontières issues
de la colonisation, la RDC
devrait se penser en termes d’économie ouverte et de politique conquérante,
pour faire de son marché intérieur un espace ouvert non seulement entre ses
régions, mais avec ses voisins et avec le monde entier, non pas dans une
posture néocoloniale, mais à partir du dynamisme interne au pays. La
construction des infrastructures et la modernisation des institutions devient
de ce point de vue un impératif central, à la manière de ce que le Nigeria a
fait.
Quatre : la RDC a le devoir de créer un
homme congolais à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui, capable de dominer son
propre destin, de maîtriser les enjeux du présent et de l’avenir, à travers un
système éducatif tourné vers l’avenir, loin du désordre dans lequel baigne son
système scolaire et universitaire. Si la « première richesse est la
personne humaine », il faut au Congo une éducation pour développer cette
richesse.
Certes, le
Nigeria n’est pas le modèle idéal dans tous ces domaines. Loin s’en faut. Mais
pour la RDC, le
Nigeria donne à penser.
[1] V.Y.
Mudimbe, « A propos d’un passe-vue conceptuel, Une méditation sur
« le tiers » et des histoires conceptuelles d’un monde, En mémoire de
Fabien Eboussi Boulaga », in Lidia Procesi et Kasereka Kavwahirehi, Au-delà des lignes : Fabien Eboussi
Boulaga, Une pratique philosophique, LINCOM cultural Studies, 2012, p. 389.
[2] Marianne de Boisredon, Inventer une économie yin et yang,
Témoignage d’une femme de terrain pour un monde plus juste, Paris, Presses
de la Renaissance,
2006, p. 177.
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