Par Kä Mana
et Jean Patrice Ngoyi
Résumé :
Que faut-il
faire des frontières issues de la colonisation dans l’Afrique actuelle ?
Les conforter inexorablement ? Les redessiner complètement ? Les abolir sans autre forme de procès
? Sûrement pas. La voie qui est proposée
ici est celle de les repenser pour en réorienter la philosophie et en redéfinir
les significations, à partir d’une vision globale de ce que l’idée même de
frontière comporte comme dynamiques de sens et substance de valeurs dans les relations entre les pays et entre les
peuples. Dans une perspective historique articulée autour des schémas
d’intelligibilité qui dévoilent cette dynamique de sens et ces valeurs, il est
montré dans la présente réflexion qu’en RDC, en Afrique comme dans le monde,
les frontières se fondent sur des bases anthropologiques clairement perceptibles. Elles vont
de la gestion de la maisonnée aux temps primitifs jusqu’à la responsabilité de
toute l’humanité face à la vie et à l’avenir, en passant par l’administration
des communautés-cités, des villes-Etats, des Etats-Nations et des Empires
politiques. Une sédimentation idéologique des lignes de partage dans les
relations entre les humains s’est ainsi constituée. Il faut savoir
l’assumer, en remettre en question les éléments pathologiques ou en réinventer les dynamiques fertiles, en
fonction de grandes utopies de construction d’un avenir d’inter-enrichissement
entre les peuples, au-delà des conflits, des violences, des intérêts partisans
et des pesanteurs destructrices qui sont la trame permanente de la réalité
sociale, qu’on le veuille ou non. Les frontières sont considérées ici dans ce
potentiel de lutte pour l’humain et de rêve d’une communauté mondiale en quête
d’éthique planétaire, surtout pour la RDC dont la position géostratégique et
les tragédies actuelles exigent que la question des lignes de partage
géographiques y soit posée avec une attention particulière. Pour la paix
mondiale.
Une question qu’il faut poser dans toute
son ampleur
C’est
aux premières années des indépendances, à la naissance de l'Organisation de
l’unité africaine (0UA), que fut adopté le principe de l’intangibilité des
frontières issues de la colonisation. Quand cette décision fut prise, elle
était en ces temps-là, une mesure de sagesse pour éviter à l’Afrique
indépendante des conflits, des violences et des guerres inutiles. Celles que
pouvaient susciter des revendications identitaires liées aux frontières
ancestrales, aux séparatismes historiquement justifiables ou aux ambitions
individuelles innombrables parmi les nouveaux hommes politiques. Dans un
contexte où le continent avait besoin de stabilité pour se lancer dans
l’aventure risquée d’une liberté reconquise et d’une reprise en main de
l’initiative historique par les peuples africains, l’urgence exigeait de taire
les tentations de divisions stériles et d’entrer dans l’ordre mondial avec une
vision tournée vers l’avenir à construire. L’intangibilité des frontières
apparaissait comme une garantie raisonnable dans un tel projet. Mais très vite,
ce principe fut mis à mal et toute l’histoire du soleil ou de la nuit des indépendances a été celle des remises en
question de la solidité des frontières issues de la colonisation. Les sécessions du Katanga et du Kasaï au
Congo-Kinshasa, la tragédie de la guerre du Biafra au Nigeria, la dislocation
de la Somalie, la séparation entre l’Erythrée et l’Ethiopie, le problème
permanent du Sahara occidental, le conflit de la Casamance au Sénégal, la longue lutte du peuple du Sud Soudan pour
se libérer de Khartoum tout comme les velléités de bâtir l’Azawad comme un
nouvel Etat coupé du Mali, ce sont là autant de signes qui nous poussent
aujourd’hui à réfléchir sur ce que signifient les frontières en Afrique, depuis
les entités ethniques héritées de l’Afrique traditionnelle jusqu’aux impératifs
de réorganisation des Etats actuels en fonction de la mondialisation dans ses
logiques économiques, politiques et géostratégiques. A bien considérer les choses,
on peut dire sans conteste que la constitution de grands ensembles régionaux
comme la CEDEAO, la CEEAC, la SADC ou la Eastern Efrican Community montre
comment les anciennes frontières ancestralo-tribales, tout comme les
configurations des Nations-Etats jaillies de la colonisation et livrées à la
néo-colonisation sont déjà dépassées par des impératifs économiques et
géostratégiques ainsi que par de nouveaux modes de pensée que les luttes entre
mondialisation et altermondialisation imposent aux peuples et aux populations
maintenant. Si nous ajoutons à tout cela la persistance du projet
panafricaniste tel qu’il agit dans la conscience politique comme dans
l’inconscient culturel africain de nos jours encore, on ne peut pas continuer à
se prévaloir du principe de l’intangibilité de frontières issues de la
colonisation, comme si la logique que ce principe porte était immuable et
justifiable envers et contre tout. N’est-il pas temps de le revisiter, de le
repenser, de le remettre en question et d’inventer une nouvelle vision de
l’Afrique susceptible de lui donner un sens plus riche et plus fertile que
celui qu’il avait au matin des années 1960, en réarticulant de manière féconde
le poids des frontières ancestrales, la réalité de l’héritage colonial et
l’appel d’un futur encore inconnu ?
C’est
à cette question que nous nous proposons de répondre, en suivant la trame de
l’histoire des indépendances africaines et des aléas qui la portent en matière
des divisions, des séparations, d’éclatements manqués ou réussis. Nous
ouvrirons à partir de nos analyses une vision des frontières conforme à
une Afrique enracinée dans ses réalités
ancestrales profondes et ouverte à l’avenir qu’elle doit construire à partir de
maintenant.
Une théorie des frontières
Dans
le monde actuel, il est possible de construire une théorie des frontières à partir des expériences historiques et
d’inscrire le problème de l’Afrique d’aujourd’hui dans une perspective
d’ensemble qui ouvre sur un avenir fructueux.
En
fait, vues du point de vue de la dynamique de l’histoire des peuples et des
nations, les lignes de partage des espaces ne sont pas des réalités arbitraires
ni des produits du hasard. Elles obéissent, comme le souligne Régis Debray, à
des logiques où la nature et la culture s’entremêlent pour créer des besoins
d’être ensemble, produire des identités historico-sociales qui naissent,
grandissent, s’épanouissent dans des styles de vie en se distinguant les unes
des autres, tout en créant en meme temps des interrelations, des
interconnections et des interactions sur le
court, le moyen et le long terme. Jusqu’au jour où elles meurent et se
désintègrent. Comme l’a bien perçu Paul Valéry en son temps, il s’agit des
entités vivantes dont nous devons savoir qu’elles sont mortelles. Autrement
dit : les frontières que nous voyons matérialisées sur les cartes
traduisent des réalités anthropologiques fondamentales dans la vie des peuples,
des cultures et des civilisations. Elles sont l’expression des visions de la
réalité et la visibilisation, pour ainsi dire, des schémas de pensée, des
forces de cohésion ou de desintégration ainsi que de puissances d’utopie ou de
régression qu’ils convient d’analyser attentivement. Se sont ainsi créées, dans
l'histoire, des idiosyncrasies et des
énergétiques de leurs rencontre dont la complexification à conduit à des grands
ensembles qui culminent dans la configuration actuelle de la mondialisation.
J’aimerais présenter ce processus du développement de la philosophie des
frontières en prenant appui sur les repères que donne le penseur tchèque Jan
Patocka quand il distingue dans l’histoire humaine les grands moments
suivants : l’oikos primitif, la polis grecque, la civitas romaine, l’Imperium
politico-ecclésiastiquedans ses évolutions, les Etats-Nations modernes et l’ère
planétaire que nous vivons aujourd'hui. A chacune de ces étapes, la
frontière n’a pas le même sens ni les mêmes enjeux.
L’oïkos, la hutte primitive, la
maisonnée, la case protectrice, représente une perception de l'espace en
fonction des besoins primaires à satisfaire. Lhomme se déplace en raison de ce
que la nature lui fournit, dans les rythmes de la chasse et de la cueillette
qui ouvrent des possibilités immenses. La frontière est déterminée par la
capacité d’aller vers là où la hutte et la case réunissent une famille dans un
ensemble d’autres familles nourries par la même vision de l’oikos : la quête de la sécurité primaire et la conviction
que la nature est à la disposition de l’homme pour ses besoins de base. Dans
l'esprit oikos, il ne s'agit pas vraiment d'un problème de petite dimension de
la maisonnée. Selon Patocka, meme certaines immenses entités
politico-territoriales, comme la Mésopotamie, ont vécu selon l'esprit de la
gestion de la case protectrice; dans une vision ou je me définis par rapport à
un voisin guidé par les mêmes préoccupations de subsistance que moi.
Avec la polis grecque, on passe de la sécurité primaire de l’oïkos à ce
que le philosophe tchèque appelle la problématicité de l’existence. L’être
humain se voit comme un être dans une communauté politique dont le centre est
la quête de la liberté, ou plus exactement sa conquète, sans aucune garantie
qui viendrait ou de la nature, ou de la tradition, ou du ciel. Il entre dans
une ère où il se construit lui-même sur la base des préoccupations de type
supérieur : des préoccupations spécifiquement politiques concernant
l’être-libre de l’homme, avec des interrogations philosophiques sur le destin,
dans l’ouverture à l’histoire comme existence sans garantie. Vue sous cet
angle, la frontière qui sépare les territoires des hommes est celle entre
l’en-dedans de la liberté vécue et assumée et l’au-delà caractérisée par une
vie sans liberté. Autrement dit : les humains sont unis ou séparés par quelque
chose d’immatériel, de l’ordre des valeurs politiques, philosophiques,
historiquement partagées. La frontière est plus entre l’homme libre et l’esclave qu’entre l’homme
grec et l’étranger.
La
Civitas romaine s’inscrit dans la même logique des réalités immatérielles qui
seront définies en termes de valeurs juridiques, une sorte d’humanité commune
qui dépasse le clivage entre l’esclave et l’homme libre pour ouvrir les
possibilités d’une éthique communautaire où l’esclave comme l’homme libre se
retrouvent sous les mêmes normes de vie. A partir de ce moment, la frontière
devient la ligne de partage entre le barbare, qui n’est pas dans l’espace
éthique et juridique, et le citoyen, qui vit ces valeurs, La distance est
géographiquement visible dans la différences entre les mentalités et les modes
d’être des peuples. Humanité en-deçà,
sauvagerie au-delà.
L’imperium que la Civitas romaine va créer
sera l’élargissement de cette vision de la frontière :
l’agrandissement géographique de l’espace de l’humanitas. Malgré les violences extrêmes qui fera de l’empire un
territoire caractérisé par la différence entre les dominants et les dominés,
l’important est l’ambition de constituer une nouvelle vision de l’homme dans la
diversité des peuples et des cultures, comme dans l'empire romain. Quand
l'Eglise se constituera selon l'esprit de l'empire, elle développera un
imperium du même type et d'un même style. Ceux-ci donnent de la frontière une
connotation nouvelle, dans laquelle l’esclave comme l’homme libre, la barbare
comme le sauvage, le dominant comme le dominé; le voisin comme moi-même, sont
dans un monde partagé, sous le chapiteau d'un unique pouvoir centrlisé. Un
même univers de sens s’est créé dans une
ampleur sans commune mesure avec les petites préoccupations de l’oikos primitif. La frontière, c’est ce
qu’il faut dépasser pour intégrer d’autres peuples dans l’aire du nouveau sens.
La géographie s’élargit. L’Homme aussi.
La ligne de partage est une visée d’un ordre plus grand, plus vaste,
soumis à une dynamique juridique de grande portée. L’ici et le là-bas ne
s’opposent pas vraiment. Le là-bas est la nouvelle frontière de l’ici, dans un
élan où l’on croit toujours qu’une intégration est constamment possible, par
conquête militaire ou par expansion civilisqationnelle.
On
comprend que l’empire dans son idée est porté et nourri par l’idée d’un Mundus universus, comme dirait
Montaigne, un champ global qui prendra des siècles à se constituer dans le
grand jeu même de la constitution et de la dislocation des empires, dans
l’avènement des Etats-nations modernes toutes happées par le dépassement de
leurs propres limites vers quelque chose que nous désignons aujourd’hui par le
terme de mondialisation. Une aire globalitaire; comme dirait le philosophe
congolais Dimandja Eluy'a Kondo. L'ère planétaire dont Patocka dit qu'il n’est
pas seulement une unification de l’espace,
mais surtout la création d’une vision commune du monde autour de
l’économie, de la politique, de la culture,
de l'énergie scientifique et technologique ainsi que d’un esprit commun
que l’on peut nommée mondialité. Bien sûr que les Etats-Nations y jouent un
rôle important de base identitaire et idéologique, bien sûr qu’on y sent
l’esprit des empires comme l’empire américain ou l’empire soviétique d’antan,
comme l’Occident ou l’Orient dans l’acception que ces mots ont dans le
vocabulaire moderne, il n’en est pas moins vrai que tout cela baigne dans une
perception planétaire du monde qui donne à l’idée de frontière de connotations
toutes nouvelles. La frontière n’est pas ce qui me sépare du monde, mais ce qui
m'unit au-monde, psychiquement, médiatiquement, économiquement et utopiquement
parlant. Elle est ouverture à l’autre qui est avec moi dans le même univers de
compétition ou de concorde, malgré les lignes de partage de nos territoires.
Même les guerres et les conflits s’insèrent dans une même trame d’existence et
de foi dans la mondialité triomphante. On n’a jamais eu autant qu’aujourd’hui
le sentiment que le monde est un est que sont destin est tout aussi un. C'est
cela que traduit l'expression village planétaire.
Quel
est alors le sens de tout cela ? Il est dans la totalisation des anciennes
idées de la frontière qu’il intègre en une forte dialectique historique nouvelle. Il les prend en charge, les déconstruit
et les reconfigure en vue de quelque chose de nouveau : une mondialité de
dépassement des frontières géographiques et socioculturelles dans une
économie-monde, une culture-monde, une identité-monde dans lesquels les
peuples, les nations et les civilisations n’arrivent pas encore à entrer avec
des harmoniques concordantes, tellement les pesanteurs d’identités et
d’idiosyncrasies historiques jouent encore leurs partitions séparatrices et
dissolvantes. Mais l'horizon est ouvert et il est l'horizon de l'avenir, volens nolens.
Le
problèmes des frontières dans le monde actuel est, en profondeur, celui de la
gestion planétaires de la mondialité en
devenir face aux particularismes que les réalités de l’oikos, la polis, la civitas et l’imperium ont accumulé comme
couche sédimentaire dans la conscience comme dans le subconscient des peuples.
Pour notre monde actuel, Une telle gestion ne peut pas s’assumer seulement en
nous tournant vers le passé face aux problèmes d’aujourd’hui, elle devra nous
tourner vers l’avenir dans les enjeux les plus cruciaux qu’ils nous imposent
aujourd’hui : ceux de la responsabilité de l’humanité dans les grands
équilibres cosmiques et dans la création d'une éthique globale de la rencontre
des peuples. Si l’idée de frontière nous pousse vers l’horison du cosmos tout
entier et de la vie dans toutes ses dimensions pour les peuples, nous serons
confrontés à des questions radicales de l’être ensemble des cultures, des
nations et des civilisations.
L’Afrique et l’imaginaire des frontières
Vue sous l’angle historique et philosophique que nous avons adopté
dans notre analyse, les frontières créent des systèmes de relations qui
articulent des logiques de proximité ou d’éloignement, de complicité ou
d’affrontement. En même temps, elles construisent des imaginaires sociaux
multiples, depuis ceux de l’oikos
primitif jusqu’à ceux du cosmos, dans une complexité toujours plus grande liée
au différents domaines de la vie humaine : les domaines économique,
social, politique, culturel et spirituel.
Au fond, c’est dans ces domaines et dans
les intérêts qu’ils tissent que se forgent les significations humaines des
frontières.
L’oikos tisse des assurances simples, de
petites connivences, de petits intérêts de sol et de sang, dans une sorte de
cocooning maternel où l’on se sent bien
entre soi, êtres jaillis d’une même matrice vitale, pouponnés par un
seul air de famille, dans une modeste économie domestique qui satisfait les
besoins les plus simples. La maisonnée, le village, puis la tribu, relèvent de
cette logique qui s’enferme sur soi et ne voit pas plus loin que le bout des
affinités naturelles. Ils vivent dans un imaginaire du côte à côte qui
réchauffe et rassure devant les dangers des alentours, sans aucune idée ni
aucun souci des lointains qui troublent et inquiètent les esprits.
En
Afrique, c’est ce type de frontières primaires qui dominent et déterminent
encore les imaginaires économique, social, politique, culturel et spirituel,
dans une sorte d’archaïsme d’un oikos
coupé de grandes sédimentations historiques que sont la polis, la civitas, le mundus universus et le cosmos comme
vision anthropologique de la frontière et de ses exigences. On vit dans l’ère
du cosmique et de l'intergalactique avec la mentalité des huttes, comme si on
voulait réparer les fusées avec la technologie de Bushmen, pour reprendre une
métaphore éclairante de Von Bertalanfy, dans un gigantesque décalage qui
empêche de penser le monde tel qu’il est et en fonction des enjeux qui en
configurent le futur, du point de vue de ce à quoi devraient servir les
frontières.
Le
même décalage se remarque du point de vue de la polis comme vision des relations entre les peuples. En Afrique
actuellement, l’élan issu de la polis
dans sa vision du monde a été plombé par le choc de la rencontre entre les
peuples africains et le monde occidental. L’Afrique est entrée dans la
modernité selon la modalité de l’esclavage, de la colonisation et de la
néo-colonisation. Ce système a créé un imaginaire de conformation à ce que les
« Blancs » décident, dictent et appliquent en Afrique, notamment en
matière de frontière. L’invention occidentale de l’Afrique est ainsi devenue un
déterminisme dans l’être même des Africains, brisant ainsi la puissance de la
lutte pour la liberté véritable : celle de l’être même, condition de toute
liberté politique réelle. C’est ainsi que les Africains se sont accommodés des
frontières coloniales dans les deux mouvements qui les ont caractérisés :
le temps des grands ensembles comme l’Afrique occidentale francaise
francaise(AOF) et l’Afrique équatoriale francaise (AEF) et le temps de
l’éclatement de ces ensembles en petites entités souvent sous perfusion. Les
frontières furent ainsi vécues de manière décentrée, en fonction de la
structure néocoloniale de la situation africaine dans le monde. Cette situation
désastreuse qui aurait due pousser les Africains à sortir du schéma de la
dépendance, a plutôt été vécue dans des mentalités de l’oikos, avec l’ethnie comme entité politique de base. Cela dans un contexte où le combat pour la
liberté concernait les entités plus vastes, au-delà des archaïsmes ethniques
totalement inféconds.
Dans
un tel contexte, les nations africaines ne pouvaient même plus vivre selon un
héritage bien assumé de l’esprit de la civitas,
c’est-à dire des valeurs civiques d’un être ensemble cohérent, au-delà des
ethnies. Les ethnies elles-mêmes deviennent des frontières fermées,
réfractaires au développement de l’espace national compris comme enjeu d’un
vivre-ensemble créateur. C’est cette fragilité des nations qui les a poussées à
se concevoir finalement selon les frontières artificielles de la colonisation
et à s’enfermer dans des cavernes politiques complètement insensées. Le manque
d’intégration des ethnies en nations véritables dans les profondeurs des
imaginaires sociaiux a fait perdre aux nations africaines le sens de leurs
intérêts communautaires et la volonté de constituer de vrais grands ensembles
capables de peser sur l’Economie-Monde, la Politique-Monde et l'imaginaire
monde.
D’où la faiblesse des politiques d’intégration et d’unité africaines
aujourd’hui. C’est-a-dire de dépassement des frontières archaïques et obsolètes
pour la construction des frontières sensées, qui obéissent à des enjeux mondiaux. Se penser en fonction de la
mondialisation, à l’intérieur et de l’intérieur de l’Afrique, n’est pas encore
un reflexe politique et économique ancré dans les mentalités. S’il l’était, les
barrières psychiques liées aux ethnies et les obstacles à l’union que
constituent les appartenances à des Etats fragmentés seraient déjà tombés. On
aurait compris que le panafricanisme n’est pas une utopie creuse, encore moins
un rêve impossible, mais l’exigence même de la capacité de l’Afrique à entrer
dans l’ordre mondial actuel, dans la logique de l’ère planétaire, Mundus universus, avec ses frontières
déterminées moins par des valeurs éthiques ou des exigences politiques que par
des impératifs des marchés à conquérir, à développer ou à promouvoir. Visiblement, la place de l’Afrique dans cette
logique du marché mondial n’est pas consistate. Ce n’est pas l'Afrique qui
domine le marché. Ce n’est pas elle qui en décide les orientations. Ce n’est
pas elle non plus qui en détermine le jeu. Sous ce rapport, elle ne peut
s’inscrire solidement dans les logiques de nouvelles frontières qui comptent
vraiment actuellement : les frontières de la puissance économique et
financière, celles qui concernent la capacité de produire, de vendre, de créer
des richesses et d’en assurer la distribution à l’échelle mondiale. Celles qui
divisent la société en riches et pauvres et qui conduisent les laissés pour
compte à revendiquer un autre monde possible. Catégorisée comme pauvre et
laissée-pour-comte, malgré le discours optimiste qui émerge peu à peu à son
sujet depuis cette année 2013, l'Afrique est appelée à faire de cette bataille
économique et financière sa nouvelle frontière, par rapport à elle-même et à ses ambitions mondiales.
A
ce niveau, ni la vision du monde ancrée dans l’instinct de l’oikos, ni le souci de la liberté dans la polis, ni le champ de valeurs citoyennes de la civitas ne sont de mise. C’est la recherche d’un imperium économique et financier qui
compte, à l’échelle du monde mais aussi à l’échelle du dépassement du monde de l’imperium purement économique et
financier par un sens spirituel de l’être-ensemble que les questions des
valeurs écologiques et du souci des
générations futures offrent à la conscience humaine des frontières aujourd’hui.
Dans ces questions, toutes les nations, tous les peuples, toutes les cultures,
toutes les civilisations sont concernées. Elles jouent leur vie et leur survie
ensemble et elles sont dans une même dynamique d’alter-monde. Le temps d’une
éthique planétaire qui engage tous les êtres humains maintenant :
•
Une éthique de la responsabilité et du
dépassement du présent vers l’avenir. Elle concerne la capacité de toute l’humanité à se projeter dans un
réel futur d’humanité, selon des utopies nouvelles d’un monde sans frontières
face aux enjeux qui concernent tous les humains dans leur destinée au sein du
cosmos. Mais ce monde sans frontières n’est pas celui de la négations des
frontières, Il est le monde de leur reconnaissance dans leur sphères de
légitimité pour mieux articuler les logiques d’enrichissement qu’elles portent
au détriment des logiques de conflit et de de destruction qu’elles portent
également. Reconnaissance et inter-enrichissement sont donc les deux piliers
d’une philosophie positive à développer et à promouvoir chaque fois que l’on
prend conscience de la complexité historique et spatiale des lignes de partage
entre les humains. Edgar Morin l’a bien montré dans son anthropologie de la
complexité : si l’homme est un être dont les identités se chevauchent et
s’interpénètrent depuis son appartenance au cosmos, au système solaire, à la
terre, à sa culture, à son pays, à sa tribu, à sa famille et à sa propre
intériorité existentielle, il ne peut être vraiment homme qu’en assumant toutes
ces identités et en les gérant de la manière la plus féconde possible. Il en
est de même pour les frontière : dans la mesure où l'homme est, dans son
être même, un producteur de frontières (frontières géographiques, frontières
idéologiques, frontières psychiques, frontières politiques, frontières sociales
et frontières spirituelle) et tisseur
des liens entre ces différentes frontières,il ne peut réussir une
destinée collective qu’en ouvrant l’horison d’une éthique de la solidarité et
de la générosité contre la logique de la violence destructrice et des
déflagrations guerrières. Il n'aura pas d'éthique panétaire sans cette
conviction de fond.
•
Une éthique de la solidarité et de la générosité
pour affronter ensemble les menaces qui pèsent sur toute l’humanité. Les fondateurs de la communauté économique
européenne, devenue aujourd’hui Union Européenne, avaient compris cette vérité.
Monnet, Schumann, Spaak et Gasperi ont senti que les frontières doivent être
dépasser par la création d’une grande force institutionnelle de solidarité et
de générosité dans les efforts collectifs d’enrichissement fournis par la
mobilisation du génie créateur de chaque peuple et de chaque pays membre de
cette nouvelle grande institution. Malgré les réticences, les obstacle et les
tentations de régressions, cet élan d’institutionnalisation est un acquis
fondamental pour toute philosophie et toute politique de dépassement des
frontières. A ce principe, Sartre avait bien perçu qu’il fallait ajouter un
autre, issue de sa réflexion sur la guerre d’Algérie. Il s’agissait de
reconnaître l’Homme comme un être des rites et de ritualiser les institutions
de dépassement des frontières par des rites de l’être-ensemble qui
jugulent la violence : des célébrations quasi magiques des personnalités, des
événements et des actions qui construisent un psychisme commun de la
construction d’un ordre de paix. On élève la volonté d’être ensemble dans une
sorte d’un invisible fondateur pour alimenter une générosité communautaire
capable de forger une nouvelle identité, au-delà des ethnismes et des
nationalismes meurtriers. De même que les nations se donnent des grands
symboles pour se doter d’un souffle, d’un esprit, d’une âme, les grands ensembles supranationaux de
solidarité et de générosité sont obligés de se donner d’une dynamique rituelle
de leur être-ensemble et de leur volonté de persévérer ensemble dans leur
vivre-ensemble. Il n'y a pas d'éthique planétaire sans cela.
Aujourd'hui,
Il appartient à l’Afrique actuelle de solidifier ses institutions d’intégration
avec ce ciment éthique pour un panafricanisme de responsabilité, de
dépassement, de fraternité et de générosité.
Elle doit le faire non pas seulement
par des efforts de sa solidification interne, mais par l’ouverture vers les
institutions mondiales et la construction des solidarités mondiales qu’elle
devra enrichir. Il s’agit d’être une Afrique dans le monde et pour le monde,
selon une logique d’enrichissement du monde et de fécondation de soi par le
monde, en fonction de la capacité africaine de contribuer de manière décisive à
la solution des grands problèmes du monde. Il y aurait ainsi une idéologie
communautaire de la puissance africaine et du renouveau africain qui pousserait
les Africains à inscrire toutes leurs frontières dans une unité de puissance et
de renouveau. Toute frontière qui irait
à l’encontre de ce projet-là deviendrait un archaïsme stupide contre lequel
tous ceux qui comprennent que l’avenir est à l’unité créatrice devraient
s’inscrire en faux et engager une lutte sans relâche.
Quand on est un pays au neuf
frontières
Dans
le vaste cadre de la philosophie des frontières que je viens d’esquisser, il
m’est possible de regarder maintenant la République démocratique du Congo sous
un angle nouveau. Dans ce pays se pose avec acuité un problème de frontières :
•
Le problème des frontières ethniques qui relèvent de la logique de
fragmentations analysables à la lumière
de l’oikos primitif.
•
Le problème des frontières de vision politique entre les couches
sociales que l’on peut appréhender sous le modèle de la polis antique.
•
Le problème des valeurs
communautaires qu’un recours à l’idée de la civitas romaine pourrait bien
éclairer.
•
Le problème des frontières géographiques que l’idée d’imperium
pourrait nous aider à comprendre.
•
Et le problème d’intégration dans l’ordre international où le bassin
du Congo est considéré comme un patrimoine mondial, conformément au mot d’ordre
de l’ancien président George W. Bush : « Le Congo nous appartient à
tous ».
Qu’est-ce à dire ? Que le
problème des frontières du Congo est complexe et que s’y télescopent beaucoup
de logiques dont il faut dénouer attentivement l’écheveau.
Une réflexion de Jan Patocka au
sujet de l'histoire est éclairante :
« Il n’y aura de l’histoire qu’aussi
longtemps qu’il y aura des hommes qui ne se contenteront pas seulement de
« vivre », qui seront au contraire prêts à renoncer à la vie nue pour
poser et défendre les fondations d’une communauté de la reconnaissance
mutuelle. Ce qui reçoit là un fondement n’est pas la subsistance assuré, mais
la libertée, c’est-à-dire les possibilités
qui s’élèvent au-dessus du plan
de la vie pure et simple. Ces possibilités sont, au fond, de deux
espèces : la sollicitude responsable pour autrui et le rapport explicite à
l’être, c’est-à-dire la vérité. L’homme dans ces relations n’est ni dépendant
ni consommateur, mais essentiellement bâtisseur, créateur, développeur, gardien
de la communauté, fût-ce (…), sans jamais pouvoir se dire à l’abri du
péril »
Ce qui est mis en lumière ici et qui peut éclairer la situation
congolaise, c’est le fait qu’en RDC, la conception alimentaire de la vie a fait
des tribus, des ethnies, des espace qui cassent, par leur logique, les ressorts
des « fondations d’une communauté de la reconnaissance mutuelle » :
la nation congolaise. Les frontières que créent ainsi les tribus entre elles
comme logique de l’oikos a réduit chaque ethnie à la recherche de la
« subsistance assurée », loin de la liberté comme enjeu pour la vie
de la nation, avec « les possibilités qui s’élèvent au-dessus du plan de
la vie pure et simple ». Ainsi, ce qui relève de la politique comme
pouvoir de liberté est ravalé au niveau alimentaire. Les institutions
deviennent alimentaires. Les relations sociales deviennent alimentaires. La
culture même devient alimentaire. C’est l’envahissement de toutes les sphères
de l’existence par l’oikos, la « vie axée sur la subsistance », quand
« l’homme vit simplement pour vivre, et non pas pour chercher des formes
de vie plus profondes, plus authentiques. » Du coup, on entre dans le
règne de la fragmentation sociale, qui ne crée rien de vraiment supra-ethnique,
dans les profondeurs des mentalités. Tout s’éboule dans le règne de la pure
consommation, de l’alimentaire tribalisé, avec une dépendance chronique envers
ceux qui sont susceptibles de faire vivre un tel système. Notamment les Maîtres
du monde qui instaurent leur propre système de tutelle, avec un psychisme de
tutelle que les Congolais, fragmentés par l’esprit de l’oikos, entretiennent sans état d’âme. On oublie alors cette vérité fondamentale sur
laquelle Jan Patocka insiste : « L’homme dans ces relations n’est ni
dépendant ni consommateur, mais essentiellement bâtisseur, créateur,
développeur, gardien de la communauté ».
Le
défi congolais, c’est de sortir de la fragmentation tribale alimentaire et de
tout son complexe de logiques destructrices en vue de créer une communauté des
bâtisseurs. Une puissance d’engagement pour vaincre les identités de type oikos, surtout quand elles deviennent
meurtrières et qu’elles condamnent toute une société à la loi de l'émiettement
tribalistique, malgré la volonté affichée par les individus d’être ensemble. Ce
qu’il faut, c’est de créer cette nation pour qu’elle devienne le sens même de
l’union des tribus, de telle manière que chaque tribu se retrouve dans une même
dynamique de valeurs qui font une nation, avec son âme, son souffle, son élan
vital. Le Congo sortirait ainsi de l’oikos pour saisir d’autres logiques des
frontières, du type polis, civitas ou imperium.
Patocka écrit :
« L’empire(…), la polis et la civitas
offrent à l’homme un espace nécessaire au déploiement des grandes possibilités
qui s’élèvent au-dessus des besoins de la vie et mettent en question les évidences
de la dérive quotidienne. »
Pour
le Congo, cette réflexion nous conduit à comprendre ceci : notre pays,
qu’il le veuille ou non, s’inscrit dans la force d’une histoire qui le
contraint à quitter la sphère de l’oikos
pou entrer dans une autre logique. Celle de nouvelles possibilités d’être où
les frontières ont un sens et des valeurs d’un nouveau type que le règne de
l’alimentaire.
Sur
ses neuf frontières avec ses voisins, par exemple, les lignes de partage qui le
séparent du Rwanda, de l’Ouganda et de l’Angola le confrontent à des pays
animés par la logique de l’imperium,
c’est-à-dire d’expansion, de domination, avec ce que cela comporte de visée
d’agression, de prédation, de conquête ou de balkanisation. Ce sont des pays
qui se donnent pour piliers l’armée, la politique autoritaire, la volonté d’une
économie forte et l’éducation de l’homme agissant. Face à cette volonté de
puissance, la RDC offre un vide de puissance, c’est-à-dire des frontières qui
n’en sont pas, une gouvernance sans colonne vertébrale, une fragilité
économique manifeste et une armée erratique. Dans ces conditions la carte
géographique du Congo peut bouger à tout moment. Des territoires peuvent être
perdus à chaque instant parce que la logique alimentaire congolaise n’offre au
pays aucune possibilité de puissance. La balkanisation, l’implosion ou même la
disparition sous le coup de boutoir des voicins ne sont plus des vues de
l’esprit. Ils sont du domaine du possible.
Le défi pour notre pays est de
s’organiser pour refuser un destin ou un sort imposé de l’extérieur à ses trois
frontières poreuses, face au Rwanda, à l’Ouganda et à l’Angola. Cela exige une
politique de dissuasion conduite à la fois
par la voie de la puissance de
l’armée, par l’efficacité de la gouvernance politique bâtie sur la foi du
peuple en ses institutions, par
l’émergence des forces économiques promptes à conquérir des marché et par le
dynamisme de la cohésion et de la concorde nationales, dans un imaginaire
d’unité solide, concrètement libéré de
pesanteurs des identités meurtrières. Sur ce front-là, les nouvelles
possibilités peuvent être pensées de l’intérieur : tout faire pour donner
l’initiative à la RDC afin qu’elle propose elle-même de nouvelles frontières à
ses voisins. Des frontières qui ne seraient pas géographiques, mais de l’ordre
de conquête d’une puissance économique et démocratique commune au service des
populations, dans une philosophie communautaire du bonheur partagé. Ce serait notre
nouvelle frontière, au sens que John F. Kennedy donnait à ce terme quand il
parlait de la conquête de la lune comme la nouvelle frontière des Etats-Unis.
Les six autres lignes de partage
géographiques avec nos voisins, on peut, du point de vue de notre possibilité
de puissance dissuasive, les concevoir comme Le désert de Tartares ou le Rivage
de Syrtes , C’est-à-dire, des lieux où les dangers, même improbables,
peuvent surgir à tout moment (la Zambie ou le Zimbabwe, par exemple, pour des
raisons économiques), ou comme des chances d’inter-enrichissement fabuleux (le
pont sur le fleuve Congo et l’intensification du réseau commercial sur
l’Oubangui et sur le Lac Tanganika). Sur ce front, les possibilités d’un
dynamisme économique commun sont gigantesques et encore vierges : on doit
y organiser des marchés féconds et impulser des dynamiques financières qui nous
permettraient d’accueillir sur notre territoire et de donner aux autres
territoires des ressources humaines et des flux financiers de grande envergure,
sans qu’aucun coup de feu ait besoin d’être tiré pour défendre les frontières
géographiques. Celles-ci seraient, toutes, des ponts commerciaux et de
boulevards économiques, pour une prospérité commune. Il faudrait pour cela que
notre pays décide de devenir le centre névralgique d’une nouvelle économie en
Afrique centrale, avec une ouverture éminemment créatrice vers les quatre
points cardinaux de notre nation, d’où peuvent surgirent de nouvelles chances
pour notre économie.
Pour
ce faire, un leadersphip éthique serait un atout indispensable. Il faut
entendre cette expression au sens que lui donne Benoît Awazi Bambi
Kungwa :
« Un processus de conscientisation, de
responsabilisation et de mobilisation des réseaux synergétiques de toutes les
forces vives et intellectuelles, capables de constituer une masse critique dans
la démolition des pratiques idéologiques et institutionnelles qui ont conduit
le pays à son implosion politique et à sa désintégration sociale. »
Le
penseur congolais continue :
« L’ampleur de la ruine morale,
intellectuelle et économique du Congo postcolonial constitue le catalyseur d’un
mouvevement de renouveau des élites et d’une responsabilisation des individus
pour en faire des acteurs et des auteurs de leur destinée politique et économique
dans une conjoncture mondiale de récession économique et de marginalisation des
pays d’Afrique subsaharienne sous les coups de boutoir des programmes
d’ajustement structurel décidés unilatéralement par les institutions
financières de Bretton Woods »
Avec un tel esprit, les frontières
qui nous séparent du monde dans son ensemble deviennent des appels pour une
politique de grandeur, de puissance, de prospérité et d’inter-enrichissement.
Nous n’aurions plus peur de quelque forme de tutelle que ce soit : ni
celle du FMI, ni celle de la Banque mondiale, ni celle de l’OMC, ni celle des
pays qui ont aujourd’hui les rênes de la communauté internationale. Nous
serions un pays de liberté, de responsabilité, de créativité, qui réfléchit non
seulement à ces propres problèmes, mais à tous les problèmes du monde, pour
proposer des solutions à la hauteur des enjeux de l’avenir. Le Congo de la
mondialisation sereine et de l’altermondialisation heureuse. Un Congo qui
serait le centre de sa propre destinée et le coeur des relations qu'il tisse
avec les autres pays. Ce serait là notre nouvelle frontière.
Kä Mana
Président de Pole Institute
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