Quand les violences
de masse deviennent un mode d’être et une structure profonde de l’existence à l’Est de la RDC
Kä Mana
Depuis l’insondable génocide des
Tutsi au Rwanda et ses impacts catastrophiques en République démocratique du
Congo, les violences de masse sont devenues dans notre pays un phénomène social
qui défie l’intelligence de manière vive et lancinante. De par leur ampleur,
leur caractère systématique et leur effet d’accoutumances qui les rendent
presque « normales » et n’étonnent même plus vigoureusement les
esprits dans les zones en guerre comme dans l’ensemble de la société, elles
révèlent un état d’être sur lequel il convient de réfléchir sans relâche.
Surtout dans une région comme l’est de la RDC où, pour peu qu’on ait une conscience pour
s’indigner et un cœur pour se révolter contre l’inacceptable et l’intolérable
dans les relations humaines et les attitudes sociales, on devrait libérer à
grande échelle des énergies d’action contre les pesanteurs d’inhumanité dont le
nombre des victimes atteint des chiffres de plus en plus vertigineux.
Dans une telle région, on ne peut
pas ne pas voir que du point de vue éthique comme du point de vue spirituel,
dans les impératifs politiques des droits des personnes et des peuples comme
dans la sphère psychosociale et dans la quête de ce qu’être humain veut
vraiment dire, ces violences ont une telle emprise sur les individus, sur les
groupes et sur l’ensemble de la société qu’elles créent un esprit, un
imaginaire et une culture profondément néfastes. Elles deviennent un phénomène
de destruction massive qui menace l’être-ensemble des populations et conduit la
nation à un chaos irrémédiable, du fait même qu’elles ne sont plus des faits
isolés, mais un état de société et une structure d’existence qui nourrit les
mentalités et alimente les fantasmes d’anéantissement.
Il faut s’interroger sur la
substance de cette culture de la destruction et sur les moyens de la combattre
avec fécondité. Il faut impérativement le faire
en vue d’une guérison globale des êtres, d’une reconstruction
plénière des personnalités meurtries et d’une refondation de notre société sur
des bases saines et sereines. A partir d’une certaine idée d’un nouvel
être-ensemble dans une même communauté de destinée en RDc. Avec des valeurs,
des normes, des utopies et des espérances sans lesquelles aucun peuple, aucune
nation, aucun pays, ne peut survivre à des pesanteurs d’implosion.
Un
phénomène d’anéantissement de l’homme et de la société
Pour s’engager sur cette voie de
lutte contre le fléau des violences de masse, il est important de prendre
conscience de ce qui caractérise particulièrement ces violences dans l’est de
la République démocratique du Congo aujourd’hui.
Il
faut d’abord prendre conscience de l’ampleur inimaginable du recours à ces
pratiques par
les acteurs engagés dans les multiples guerres qui se déroulent sur le sol du
Nord et du Sud Kivu : la guerre entre le gouvernement et les rebelles du
M23 ; la guerre entre les milices
tribales qui poussent comme des champignons et nouent des liens avec les forces
gouvernementales contre les rebelles ou se déchaînent en toute indépendance
contre les populations ; la guerre entre
les FDLR et ces milices locales ; la guerre entre les populations les unes
contre les autres et la guerre des
ingérences étrangères dans le conflit congolais, pour des raisons d’ordre
géostratégiques ou pour des ambitions de prédation. Quand tout l’espace social
devient un champ de guerre dans un vertigineux vide d’Etat et de gouvernance,
comme c’est actuellement le cas à l’est
de notre pays, personne n’a la possibilité de faire respecter un quelconque
code de déontologie de la guerre. L’imagination destructrice n’a alors plus de
limites. Les cruautés, les carnages, la profanation massive des vagins, les
tortures à grande échelle, l’incendie des habitations, l’éradication des
villages, les humiliations orageuses de l’ennemi et même les archaïsmes
cannibales s’imposent comme un devoir de combat, une stratégie
d’affaiblissement et de neutralisation des ennemis. La logique de la vengeance
destructrice et la loi de la terreur s’érigent en norme et l’homme devient pire
qu’un fauve affamé. Il sème l’horreur partout et rien ne l’arrête sur la voie
de cette horreur qui engendre l’horreur. Bébés, enfants, vieillards,
populations civiles, tout le monde subit la fureur et la folie meurtrières. La
société devient une aire du sang et des larmes, un champ de crimes et de ruine,
comme si l’homme avait cessé d’être un être humain, un être d’intelligence, de
cœur, de conscience et d’esprit, pour devenir un pur instinct de massacre et
d’anéantissement. Le chiffre de plus de 6 millions de morts que l’on avance concernant
la guerre du Congo est en lui-même très parlant. Les statistiques sur les viols
ne sont pas publiquement disponibles, mais le chiffre de plus de 2500 viols au
cours de premiers mois de l’année 2012, comme l’indique l’hôpital Heal Africa à
Goma, donne une certaine idée du fléau. En une semaine, juste après la prise de
Goma parr le M23, on dénombre déjà 11 viols de femmes par les FARDC dans la
ville de Minova. Quand aux massacres et assassinats, personne n’y fait même
plus attention, tellement chaque étape de la guerre charrie son flot de morts
et chaque nuit sol lot de victimes de l’insécurité régnante. Nous sommes donc
non pas devant une guerre de faible intensité dont les morts civils seraient
des victimes collatérales d’un conflit armé qui pourra être résorbé à plus ou
moins brève échéance, mais devant une situation de violence structurelle dont
les tueries et les cruautés sont des manifestations d’une destruction en pleine
progression : la culture de l’anéantissement.
Il
faut ensuite prendre conscience du fait que l’ampleur de la violence de masse a
fait de cette violence un esprit de banalisation du crime et de la mort :
une accoutumance à l’inacceptable. Les assassinats, les tortures, la guerre
elle-même sont considérés comme un phénomène presque normal. Ils ne choquent
pratiquement plus. Ils ne suscitent plus d’indignation ou de révolte, du moins
pas à une échelle réellement significative. On les vit comme si de rien
n’était. On en en parle comme s’il s’agissait des choses ordinaires, des informations
sans importance, des faits divers. Cette accoutumance est telle qu’on ne se
rend même pas compte qu’elle détruit les ressorts importants de ce qui fait de
l’être humain un être sensible aux valeurs de son humanité : la capacité,
le potentiel, le pouvoir de se révolter à fond contre le mal. Aujourd’hui, dans
le langage comme dans la vie de tous les jours, ce pouvoir, cette potentialité,
cette capacité s’émoussent dans notre société à l’est du Congo.
Il
convient également de prendre conscience de ce à quoi conduit l’accoutumance à
la violence de masse : la construction d’une culture de l’indifférence
à la souffrance des autres. Une culture sans empathie, c’est-à-dire sans
possibilité de se mettre à la place des autres pour éprouver leurs détresses et
leurs souffrances. Cette culture est en fait celle du manque de solidarité et
de générosité au sens le plus fort et le
plus fertile de ces termes dans leur dimension anthropologique fondamentale. Il
y a comme un formatage collectif nouveau qui immunise les esprits contre les
effets de la violence de masse. On le voit bien quand les autorités de l’Etat
n’ont dans la bouche que l’instinct de guerre pour libérer le pays,
« centimètre par centimètre ». On le voit quand les médias d’Etat
sont mobilisés pour chauffer à bloc l’imaginaire de la fureur et du sang, sous
prétexte d’un nationalisme blessé. On le voit dans les réflexes d’une
communauté internationale auquel sied à merveille la voie des armes et la voix
de la force que l’on propose aux Etats contre leurs rebellions internes,
justifiées ou pas. On le voit dans les négociations toujours biaisées où tout
se déroule sur fond de mensonge et de calcul politicien, sans souci de la vie
et du destin des populations et du petit peuple. Que signifie tout cela sinon
le triomphe d’une structure d’être et d’une forme d’esprit dont le pivot est le
mépris de la vie ?
Il
convient enfin de prendre conscience du fait qu’un tel formatage et la culture qu’il sécrète tuent le rêve d’une
société nouvelle et d’une volonté de projeter des utopies de bonheur collectif
et de développement communautaire
comme horizon d’avenir. Quand une personne et une communauté s’habituent à
vivre sans utopie, sans rêve et sans espérance, c’est l’avenir même qui
dépérit. Comme le dit si justement Théophile Obenga, « les êtres humains
vivent d’utopie, d’imaginaire, d’illusion et d’espérance », de tout ce
ferment de vie que la guerre détruit profondément, comme c’est le cas
maintenant à l’est de la RDC. Malheureusement, dans cette région, se développent
plutôt des anti-utopies meurtrières face auxquelles s’accroît la culture de
l’impuissance, de l’irresponsabilité, de l’accoutumance aux souffrances et
d’enfermement dans le destin du malheur et de la fatalité
Prendre conscience de ces quatre
caractéristiques de la violence de masse,
c’est comprendre que ce dont il est
question dans cette violences, c’est la destruction même du sens de
l’humain et l’anéantissement du pouvoir de transformer la société dans les
profondeurs de l’être-ensemble, grâce à des rêves puissants d’un autre monde
possible.
Les
effets de la destruction de l’humain et l’anéantissement du sens de
l’être-ensemble
Si l’on veut se rendre compte des
effets de cette situation de destruction de l’humain et de l’anéantissement du
pouvoir de l’être-ensemble à cause les violences de masse, trois sortes de
lieux sont aujourd’hui témoins des cruautés, des barbaries et de la dévastation
de l’humain dans la région est du Congo.
Les
hôpitaux d’abord.
Ceux de Panzi dans le Sud-Kivu et Heal Africa dans le Nord-Kivu sont
aujourd’hui une sorte d’exposition universelle de toutes les inhumanités que
les êtres humains sont capables d’infliger à d’autres êtres humains, dans des
violences totalement absurdes. Le docteur Mukwege, de Panzi, est devenu L’homme qui répare les femmes, selon le
titre d’un livre que lui a consacré la journaliste Belge Colette
Braeckman. Réparer les femmes :
l’expression est en elle-même un étrange miroir de la société à l’est du pays.
A Heal Africa, à Goma, comme dans l’hôpital du docteur Mukwege à Bukavu, on
rencontre des êtres qui ont subi un processus effroyable d’anéantissement et
qu’il faut réparer. Des êtres dont l’intégrité physique a été brisée par des
tortures corporelles indescriptibles et par des agressions cruelles comme les
viols de masse et les esclavages sexuels méticuleusement et savamment
orchestrés. Des êtres dont le mental est brisé par la perte de l’estime de soi
et par le dégoût du monde. Des êtres qui ont sur eux-mêmes un regard négatif et
dévalorisant et qui souffrent également du regard des autres, celui où se lit
la pitié et la commisération devant lesquelles on développe en soi-même une
véritable auto-culpabilisation, pour parler comme les psychologues. Ce syndrome
d’auto-culpabilisation que les spécialistes du psychisme humain constatent
souvent chez les victimes de violences de masse a pour conséquence un véritable
refus de croire de nouveau en la vie et de faire de nouveau confiance en l’être
humain. On vit alors un emmurement psychologique autiste et on éprouve une
sorte d’étouffement de l’être, comme si l’on était enterré vivant. Au fond, on
s’éteint socialement à petit feu et on meurt dans ce qui est fondamental pour
tout être humain : être reconnu
comme un être humain par d’autres êtres humains, dans une relation d’égalité,
de dignité et de respect, sans larmes de pitié ni regard de tristesse comme on
en voit souvent au cours des visites rendues aux victimes dans les hôpitaux, en
une sorte de tourisme de la commisération qui désespère les victimes au lieu de
leur redonner l’espérance.
Les
camps des déplacés de guerre ensuite.
Ils constituent aujourd’hui le haut lieu de ce tourisme de la commisération,
avec tout un système de charité ostentatoire entretenu par ceux que l’on
appelle aujourd’hui les humanitaires. Malgré la bonne volonté et la sincérité
de tous ceux qui consacrent leurs efforts à soulager les souffrances des autres
et à donner un peu d’espérances à leurs prochains qui ont tout perdu et vivent
dans les camps des déplacés, il existe un problème humain de fond que les camps
ne peuvent pas résoudre : le problème de la réduction de l’être humain au
désespoir et de la perte du sens même de la vie. En exposant la misère et la
déchéance humaine à ciel ouvert, les camps des déplacés transforment les être
humains en purs objets de la Charity
business, avec ce que cela apporte non seulement de sentiment de honte, de
désespoir et de dépendance pitoyable, mais de déresponsabilisation susceptible
de devenir, à long terme, endémique. Dans ses conditions hygiéniques
déplorables et dans ses promiscuités inénarrables, la vie dans ces camps a
quelque chose d’une prison qui ne dit pas son nom, d’un ghetto qui asphyxie la
vie. On y étouffe littéralement mais on s’y habitue aussi à la dépendance face
aux actions charitables venant des Eglises, des organisations non
gouvernementales et des toutes les personnes de bonne volonté. Cet effet
d’accoutumance est psychiquement destructeur : il fait des êtres humains
de véritables loques et de véritables déchets, sans capacité d’initiative
d’aucune sorte. Une mentalité se développe ainsi qui tue dans l’être humain ce
qu’il a de plus fondamental : le pouvoir d’une liberté responsable et
inventive. On le voit dans les camps comme ceux de Mugunga et Kabarutchina, aux
alentours de la ville de Goma. L’aide humanitaire que l’on attend comme une
manne tombant du ciel fait perdre aux habitant des camps, aux responsables
politiques et aux associations charitables le souci de chercher des solutions
profondes et durables aux problèmes. A force de se consacrer aux symptômes et
aux effets, on délaisse les causes et les actions de transformation des
structures mêmes du mal dont souffre la société dans la région du Kivu. A force
de charité apitoyée, on casse les ressorts de l’engagement dans les changements
de fond. On le fait comme si la charité n’avait justement pas pour sens de
conduire vers ces changements de fond pour remettre les personnes et les
sociétés debout, de manière créatrice.
Les
villages dévastés, enfin.
Quand on a devant soi le spectacle des villages que la folie de la violence de
masse a réduits en cendres, on se fait vite une idée de ce que cette
destruction révèle sur ses auteurs, sur leurs victimes et sur le désastre
écologique auquel on ne fait pas souvent attention en temps de guerre. Les
auteurs se manifestent dans leur essence de monstres : des hommes et des
femmes qui ont détruit leur propre humanité dans ses références aux valeurs.
Face à cette humanité perdue, les victimes représentent le processus même par
lequel la destruction de l’humain s’opère : le mal dans son absurdité et
dans son pouvoir de donner à l’absurde une visibilité terrifiante. Cette
absurdité va jusqu’â la destruction des écosystèmes naturels qui permettent la
vie dans un village. La violence de masse prend alors le visage non pas
seulement d’une force contre l’humain, mais d’une visée de destruction de
l’ordre même de la vie, une sorte d’anti-écologie macabre dont les préjudices
portés au parc de Virunga et aux animaux qui y vivaient, par exemple, sont
aujourd’hui un symbole majeur : le symbole de la déraison absolue et de la
folie insondable.
Des
conséquences profondément dévastatrices
Ce triomphe ostentatoire de la
déraison et de la folie dans un village dévasté, tout comme l’effet de mise en
loques de l’homme dans les camps des déplacés, tout comme le syndrome de mort
sociale de la victime de violence de masse, ont un impact profondément négatif
dans toute la société.
Tout observateur attentif de la
société dans le Kivu ne peut pas ne pas voir aujourd’hui que l’imaginaire
social est devenu un imaginaire négatif : avec des représentations, des
idées, des visions et des images d’enfermement dans le pessimisme, dans le
défaitisme et dans le fatalisme, comme si la violence, la guerre et les ethnismes
meurtriers étaient indépassables, inguérissables, indéboulonnables dans le
fonctionnement même de la société. La
foi dans la capacité de vaincre tous ces maux, à partir de la force intérieure
des populations du Kivu, a presque, si pas totalement chez certaines
populations, disparue. Les solutions, les changements de fond, on les attend
soit du ciel, dans le délire religieux sans fin, soit de l’étranger, par la
grâce du Rwanda, par la présence des soldats de la Monusco ou par les diktats
des grandes Puissances du monde actuel. On dirait que la violence à grande
échelle a créé des populations dont l’intériorité est en loques. Des populations livrées aux instincts
ravageurs des seigneurs de la guerre. Des populations sans énergie pour changer
elles-mêmes leur propre destinée par la paix construite sur une véritable
volonté de bonheur, de développement et de prospérité. Des populations qui
s’enferment dans des ethnismes absurdes et meurtriers.
Ecrasée par ses propres
violences, la société du Kivu est ainsi devenue une société autodestructrice,
qui s’illusionne sur elle-même en croyant que ses énergies du mal viennent de
l’extérieur d’elle-même alors que c’est en elle-même qu’elle sécrète ses
propres force d’anéantissement de son potentiel créateur, à cause de la promotion
des identités meurtrières. Au fond, la
violence de masse qu’elle a développée en elle-même est devenue une sorte de
démiurge qui la recrée constamment comme une société pathologiquement violente.
Une violence qui s’autoproduit et s’autorégule dans un système de haine et de
volonté de vengeance, où, à de degrés divers, tout le monde joue sa partition,
consciemment ou inconsciemment.
Guérir,
Reconstruire et refonder l’humain : la voie de la culture et de
l’éducation
La question qui se pose face â
toute cette situation est celle de savoir ce qu’il convient de faire
aujourd’hui pour sortir de ce qui est fondamentalement une crise de l’humain.
Pour donner une réponse à cette
question, il nous semble utile de nous inspirer des expériences de violence de
masse qui ont été jugulées ailleurs et qui peuvent nous donner des orientations
pour le Kivu aujourd’hui.
Nous pensons d’abord aux
tragédies du Liberia, de la Sierra Leone et de la Côte d’ivoire, qui ont donné
lieu â de crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité rationnellement et
moralement impensables. Nous pensons aussi au génocide des Tutsi au Rwanda et
nous pensons enfin à la guerre dans les Balkans.
Dans tous ces cas de cruautés
massives contemporaines, il faut remarquer qu’au processus négatif de violence
extrême, lié à la guerre dans toutes ses fureurs et toutes ses folies, a été
opposé un processus positif caractérisé par des dimensions suivantes,
intimement liées :
-
une
forte mobilisation de la conscience éthique à grande échelle, dans un travail
de vérité sur ce qui se passe réellement comme crimes de grande ampleur et
comme violence de masse ;
-
un
changement du pouvoir politique en place soit par la voie de la force locale,
soit par l’intervention des forces militaires internationales, soit par des
négociations vigoureuses pour une transformation radicale de la société ;
-
un
processus juridique qui a conduit les criminels de guerre et les auteurs des
violences de masse devant les tribunaux nationaux ou devant les cours
internationales de justice ;
-
une
réorganisation de l’ordre social selon des principes du respect des droits
humains et de la gestion pacifique des conflits ;
-
un
travail de prise en charge médicale et socio-psychique des victimes ;
-
et
un choix de remettre au centre de l’éducation les valeurs spirituelles,
éthiques et sociopolitiques sans lesquelles l’humanité de l’homme perd tout
sens.
Toutes ces dimensions signifient
qu’une société ne peut sortir de la violence de masse que si en son sein
s’enclenche une dynamique pour éventrer
le boa, comme on dit en langage populaire.
C’est-à-dire le devoir de regarder les vrais problèmes dont on souffre,
de les analyser dans leur globalité, dans leur profondeur et dans leur
substance essentielle, sans aucune complaisance ni aucune fuite en avant. Il
n’est pas sûr que dans le Kivu et partout au Congo, ce travail ait été vraiment
fait. On tourne autour des problèmes. On évite de regarder ce qui se passe et
comment cela se passe dans la violence congolaise actuelle : celle des tribalismes
meurtriers, celle des forces gouvernementales et des multiples groupes armés,
celles des populations qui se sont enfermées dans le cycle des vengeances sans
fin.
Sans ce courage de se regarder
tel que l’on est dans les maux dont on souffre, il sera difficile de créer l’onde de choc et le sursaut salutaires de la
conscience, avec un effet boomerang qui
s’élargirait de plus en plus pour pousser les populations elles-mêmes à se
libérer des énergies de mort et à s’écrier : « plus jamais ça !
». Même à l’échelle internationale, tant que les mensonges tissés sur la
situation du Congo au Congo même et dans le monde, avec des camps qui défendent
des intérêts partisans sans aucune vision sur le destin de la nation, les plus
de 6 millions de morts dont on parle partout concernant la guerre du Congo ne
mobiliseront jamais la conscience éthique de l’humanité pour mettre fin à la
tragédie du Kivu.
En même temps, il faut avoir le
courage de changer la vision congolaise de la politique et l’ensemble de
l’ordre politique congolais actuel. On devrait comprendre que, contrairement à
l’habitude qui fait croire, en RDC, que la politique est l’aire de la
roublardise, du mensonge, de la ruse, de la violence et de la cruauté, il n’ y a pas de vie politique digne de ce
nom sans foi dans certaines valeurs fondamentales de l’humain : les
valeurs de vérité, de liberté, de solidarité et d’honnêteté, par exemple. Il
n’y a pas non plus de vie politique véritable sans une dynamique de bon sens et
d’intelligence dans la gestion et la gouvernance. Le bon sens et l’intelligence
qui permettraient aux gouvernants de savoir qu’ils sont au service d’un peuple
et non dans le processus de destruction permanente des populations par le
pillage et la prédation des richesses. Il n’y a pas non plus de vie politique
véritable sans de vrais rêves et des utopies profondes pour faire étinceler
l’avenir. Or la violence de masse détruit non seulement le bon sens et
l’intelligence, mais aussi le sens des valeurs et l’énergie des utopies. Elle
empêtre la société, à l’est de la RDC particulièrement, dans une politique
d’ambiguïté criminelle, sans aucune capacité de prendre le taureau par les cornes, comme dit encore le langage
populaire. C’est-â-dire de gérer les problèmes du pays avec compétence et
efficacité.
Des changements de fond qui sont
nécessaires, tout le monde les connaît : un gouvernement légitime et
crédible, un système de sécurisation et d’administration solide, une gestion
transparente des médias dans leur travail de vérité et un ordre juridique des
droits humains et des libertés fondamentales garanti. Une nation qui n’a pas
ces bases et ces reliefs institutionnels ne peut pas lutter contre les
violences de masse comme celles qui pullulent dans le Kivu aujourd’hui. Pour le
faire, il faut mettre sur pied un nouvel ordre politique, avec de nouvelles
ressources humaines et de nouvelles dynamiques sociales des valeurs et du sens.
Plus radicalement encore, les
solutions les plus fertiles pour le Kivu et le Congo aujourd’hui sont du
ressort de l’éducation éthique et spirituelle : dans les familles, dans
les institutions religieuses et dans l’action sur les consciences et sur les
imaginaires populaires, à travers la société civile et les groupes d’engagement
citoyen. C’est là qu’une nation construit son éthique du vivre-ensemble et ses utopies pour l’avenir ; qu’elle
promeut ses valeurs de fond et ses normes ; qu’elle s’affirme dans son
unité et éradique la violence des esprits et des institutions. C’est là aussi
qu’elle se dote des moyens pour panser les cœurs et s’occuper des victimes
meurtries dans leur psychisme et dans tout leur être, grâce à une prise en
charge fondée sur la solidarité de toutes les forces vives du pays.
Ces exigences sont, au fond,
malgré toutes les pesanteurs du mal, toutes les furies de la destruction et
tous les vertiges de l’inhumain, celles de la foi en un certain fond de bonté
comme base de l’authentique humanité de l’être humain : l’homme rationnel,
éthique et spirituel, capable de transcender ses propres puissances
d’anéantissement pour être créateur d’unité, de beauté, de vérité, d’amour et
d’espérance. Il s’agit d’une réorientation fondamentale que seule une nouvelle
culture capable de produire de telles valeurs et de les promouvoir peut
porter et faire resplendir : la culture de la paix, la culture de la promotion
humaine, la culture de l’éducation, la culture de l’engagement politique comme
force de transformation sociale en profondeur.
A l’est de la RDC, il faut cette culture,
envers et contre tout. C’est le vrai chemin d’avenir, notre route de vie.
-
« Vous
rêvez ! » diront sans doute les pragmatiques de tous bords qui
pensent que la violence de masse est invincible et que l’est du Congo y est
irrémédiablement enchaîné.
Comment répondre à cela sinon en
parodiant une parole célèbre ?
-
Rêveurs
de tout le Congo, unissez-vous.
Kä Mana, Président de Pole Institute
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire