mercredi 30 janvier 2013

A l’Est de la RDC, la guerre nous interpelle pour une paix durable




A l’Est de la RDC, la guerre nous interpelle pour une paix durable

Par Kä Mana

Quand on décide de réfléchir sérieusement sur les guerres à l’est de la RDC d’un point de vue plus élevé ou plus profond que ceux du discours politique officiel ou de la rumeur populaire en vogue, on se trouve confronté à la question fondamentale pour une pensée tournée vers l’avenir, qui cherche à donner un sens aux tempêtes et aux fureurs d’une situation en apparence absurde. Cette question est la suivante : notre pays peut-il donner vraiment un sens à l’extermination de plus de six millions de ses habitants dans des guerres à répétition dont rien n’indique aujourd’hui qu’elles vont s’arrêter à plus ou moins brève échéance ? Quel peut être ce sens et sur quel socle pourra-t-il reposer ?
Pour répondre à cette question, il me semble important de poser un regard rétrospectif sur les types de conflagrations meurtrières que le pays a connus dans le passé avant de les comparer à ce qui se déroule aujourd’hui dans le nord et le sud Kivu et de proposer une ligne d’orientation qui convient aux enjeux actuels. 

Un regard sur le passé
            Depuis les temps de l’Etat indépendant du Congo sous le Roi Léopold II de Belgique jusqu’à la chute du régime de Mobutu Sese Seko en 1997, le territoire du Congo a connu quatre types de guerre.
Le premier type de guerre, c’est celui  des révoltes contre le système léopoldien de terreur prédatrice, contre le système colonial d’exploitation du Congo par la Belgique et contre le système de dictature néocoloniale mobutiste. Qu’il s’agisse des mouvements comme ceux des petits villages de forêts qui usaient des flèches et des machettes contre la force publique avant de se faire broyer sans pitié par l’ordre de l’EIC en quête de caoutchouc ; qu’il s’agisse des révoltes plus musclées comme ceux des Bapende ou de Batetela, tout aussi écrasées dans le sang par l’ordre colonial belge ; qu’il s’agisse des rébellions de grande ampleur comme celle lancée par Pierre Mulele dans le Bandundu contre un pouvoir central de Kinshasa et celle des maquisards de Gaston Soumialot et Gbenye dans la province orientale, ou même celle, tragicomique (comme avait dit Che Guevara), de Laurent Désiré Kabila dans la région de Fizi Baraka, nous nous sommes trouvés au Congo face à des forces luttant au nom des valeurs fondamentales de l’humain contre des pouvoirs d’oppression, de domination et d’anéantissement des hommes. Dans ces combats qui avaient une dimension presque mythologique de confrontation entre le bien et le mal, ce sont, contrairement aux logiques des mythes anciens, les forces du mal qui sortirent à chaque fois victorieuses, imposant à l’histoire du Congo la trame d’une défaite pour les forces de la liberté. Une défaite qui travaille sans doute aujourd’hui encore l’être le plus profond des Congolaises et des Congolais.
Le deuxième type de guerre dont le Congo a souffert, ce sont des guerres d’intérêts politico-tribaux ou économico-financiers de dimension nationale, régionale ou mondiale. La sécession katangaise, la sécession kasaïenne, tout comme les deux guerres du Shaba menées par les Diabos katangais contre le régime de Mobutu ressortissent à ce registre. Toutes, elles finirent aussi dans la défaite contre un ordre politique en place soutenu par des puissances qui voulaient un Congo arrimé à une certaine dynamique mondiale. Cette défaite s’imprima aussi dans la conscience congolaise, confortant l’idée de la toute-puissance de ceux qui avaient fait de Mobutu le Roi du territoire congolais.
Le troisième type de guerre n’est pas vraiment une guerre du genre de conflagration armée, mais une situation sociale permanente de violence aussi meurtrière et aussi destructrice que les conflits armés. Cette guerre-là a dominé toute l’histoire du Congo, opposant, dans une disproportion inimaginable, des services de renseignement, de sécurité et de mise en coupe réglée du territoire, à un peuple tétanisé par la peur et la terreur. Dans cette guerre, c’est le peuple qui fut plongé dans un sentiment de défaite permanente, avec tout ce que ce sentiment comporte d’humiliations, de souffrances psychiques et de désespoirs endémiques.
Le quatrième type de guerre, c’est la guerre des esprits, la confrontation des puissances mentales et des énergies de l’imaginaire. Ce fut la guerre de Kimbangu contre le système militaro-sécuritaire belge en plein ordre colonial. Ce fut aussi la guerre de Lumumba contre le néocolonialisme, tout comme celle de Tshisekedi et de ses douze compagnons parlementaires contre le régime de Mobutu. Kimbangu mourut en prison. Ses disciples subirent la relégation dans les brousses du Congo. Ses héritiers, devenus Eglise, se conformèrent vite à l’ordre établi après l’indépendance, au profit de Mobutu. Lumumba finit devant un peloton d’exécution katangais et dissous dans l’acide par des agents belges. D’humiliation en humiliation, de déboire en déboire, mais aussi d’espoir en espoir, Tshisekedi est toujours en lutte, vieux lion qui sent sa mort prochaine, sans goûter au fruit de la victoire après trois décennies de combat politique sans répit. Ici aussi, malgré l’énergétique d’un mental d’acier, c’est l’odeur de la défaite qui règne dans l’esprit des Congolais.      

Un point culminant
Le point culminant de toutes ces défaites, c’est la bataille de la conférence nationale souveraine contre l’ordre établi du mobutisme. Dans sa force créatrice, cette bataille était destinée à une victoire qui aurait conjuré, une fois pour toutes, la défaite. Une victoire qui aurait sorti le pays du gouffre du désespoir et produit sur l’imaginaire congolais un magnifique effet  de nouvelle naissance et de nouvelle espérance. Dans tous les domaines, on voulut lancer un nouveau commencement, avec des ferveurs et des ardeurs de grande amplitude, en rupture avec les échecs répétés face aux forces de domination et de dictature.
 Malheureusement, au lieu d’un ordre nouveau qui était attendu, la Conférence nationale souveraine accoucha des compromis dérisoires qui laissèrent Mobutu en place, au nom d’un réalisme et d’un pragmatisme dont la substance profonde fut de nouveau l’échec : l’échec de la grande espérance pour un nouveau Congo.
 Plus que tous les échecs de luttes antérieures, la défaite des forces du changement à la Conférence nationale souveraine fut une véritable catastrophe dont on ne se rendit pas compte tout de suite. Ce fut une catastrophe parce qu’il s’agissait d’une défaite sans vainqueur : la défaite de toute la nation congolaise, forces mobutistes et forces du changement confondues. Comme dans le célèbre tableau de Goya, les deux combattants s’empoignaient dans le sable mouvant et s’enfonçaient tous dans leur tombe de sable, sans s’en rendre même compte, laissant à de nouvelles forces historiques le soin d’occuper le terrain, de s’emparer de l’espace et d’imposer une nouvelle orientation à un pays sans souffle.

Quand vint l’ère post-génocide
Quand éclata le génocide au Rwanda et que son effet boomerang embrasa la RDC, ce pays ne vit même pas que la guerre dans laquelle il plongeait différait de toutes les guerres précédentes par sa visée, par son ampleur et par sa signification.
 On ne vit pas qu’on n’était plus dans une guerre congolo-congolaise avec des relents internationaux de petite amplitude, comme en 1960. A cette époque, comme l’a si bien analysée David Van Reybrouck dans son monumental livre Congo, une histoire (Paris, Actes Sud, 2011), le pays était confronté à des logiques d’intérêts disparates dans le contexte de la guerre froide. Dans ce conflit qui donna aux conflagrations congolaises une dimension planétaire, les logiques comme celles des sécessions katangaise et kasaïenne, des mutineries dans la Force publique ou des guerres civiles mulelistes poussaient vers un pourrissement qui prit le nom de congolisation. C’est-à-dire d’un chaos, non irrémédiable, que l’implantation d’une dictature comme celle de Mobutu devait maîtriser, au sein de l’ordre néocolonial.
La guerre qui se déclencha au Congo après le génocide rwandais s’inscrivait dans un autre contexte : la chute du mur de Berlin et l’effondrement du communisme face au monde occidental. Un monde qui, à partir de ce moment, n’eut plus besoin de Mobutu et de sa dictature. Il fallait même se débarrasser de cette dictature à partir de nouveaux alliés, les voisins les plus proches. Surtout ceux qui avaient leurs propres intérêts de sécurité dans la chute du dictateur zaïrois et qui avaient compris que, géo-stratégiquement, leur pérennité dépendait de leur capacité à devenir des défenseurs et des garants du nouvel ordre planétaire, en dehors de leurs territoires, dans les nouveaux enjeux économiques et géopolitiques que le Congo incarnait désormais. La logique n’était pas celle de la congolisation, mais celle d’un nouvel ordre global à imposer en RDC, à partir de nouvelles stratégies des Maîtres du monde, pour reprendre le mot de Jean Ziegler, qu’il s’agisse des stratégies de guerres de basse intensité ou de celles de la pure et simple balkanisation. La balkanisation  non pas au sens négatif de dépeçage destructeur que ce mot a au Congo, mais au sens, plus positif, d’une réorganisation cartésienne pour un ordre plus logique et plus rentable.
Ce projet échoua à partir du moment où, à l’agenda du nouvel ordre américano-rwando-ougandais s’opposa l’agenda propre de Laurent Désiré Kabila avec ses nouveaux alliés africains comme l’Angola et le Zimbabwe. La situation se complexifia plus encore avec l’émergence des milices anti-rwandaises qui ont mis en branle leurs propres intérêts et leur propre agenda face aux anciennes forces génocidaires du Rwanda et à tous les Rwandophones congolais. Si on ajoute à cela les simples intérêts tribalo-économiques qui firent émerger de forces internes au Congo n’ayant pas d’autres buts que de tirer profit d’une situation militaire inextricable, avec une armée congolaise impuissante et désorganisée, on comprend vite qu’un nouveau danger a pris corps : le danger d’une guerre absurde. Une guerre sans projet visible ni profondeur idéologique. Une guerre qui devient comme un monstre renaissant de ses propres centres, dont aucun accord de paix ne peut casser les ressorts parce qu’un tel accord est incapables de saisir toutes les dimensions et tous les mécanismes d’une telle situation, ou plus exactement, de la multiplicité des guerres dans la guerre. Même ceux qui tirent le plus de profits dans une telle situation ne savent plus comment arrêter la machine infernale.
Par rapport au passé, on est donc dans une nouvelle configuration qui exige une approche totalement nouvelle du problème. Cette nouvelle configuration ne peut pas être saisie par des concepts anciens comme ceux de congolisation chaotique ou de balkanisation calculée.
De nouveaux concepts sont indispensables. Celui qui convient en premier lui, c’est celui de la guerre comme dévoilement d’un état de saturation[1], pour reprendre un mot que Maffesoli emprunte à Sorokin. La saturation est « un processus quasiment chimique, rendant compte de la déstructuration d’un corps donné, suivie d’une restructuration avec les éléments mêmes de ce qui a été déconstruit (…). Rapport intime et constant entre la pars destruens et la pars construens. Ce qui se détruit et se reconstruit en toutes choses. Vie et mort liées en un mixte étroit et infini. » En langage plus clair, on est en face d’un changement de fond qui exige que des réalités anciennes comme les réalités tribales du genre hema, lendu, tembo, hutu, tutsi, lega, tout comme des réalités obsolètes comme Congolais, Rwandais, Ougandais, Burundais et autres,  perdent leur potentiel radical et fondamental de sens dans un nouveau monde qui doit naître. On a besoin d’une grande reconfiguration de leur sens dans une nouvelle pars construens. Plus exactement, la guerre à l’est de la RDC, dans son fond, dépasse désormais les petites logiques au nom desquelles les uns et les autres la font, oubliant qu’ils sont portés par une vague historique principale, qui se cache dans l’absurdité même de ce que l’on vit dans le Kivu aujourd’hui. Cette vague est celle d’une transformation décisive, du type dont parle Maffesoli au sujet des relations entre la modernité et la postmodernité, quand il écrit : « Un changement de fond est en train de s’opérer. » L’ancienne matrice d’où jaillissait le sens des réalités étroites « est inféconde. » « L’économie, les mouvements sociaux, l’imaginaire, voire le politique subissent les contrecoups d’une lame de fond dont on n’a plus fini de mesurer l’amplitude. »
Traduisons : l’ordre néocolonial où le Rwanda et la RDC s’affrontent de manière absurde doit cesser d’être le paradigme à l’intérieur duquel l’avenir devra se construire. Il faut un nouveau paradigme dont, malheureusement, ceux qui font la guerre du Kivu ne perçoivent même pas les enjeux. Ils se battent avec les idées de l’ancien paradigme, en recourant au langage de l’ancien paradigme et en restant aveugles à la grande révolution qui les porte et qui les appelle. Kagame, Kabila, Museveni, Kaberebe, les négociateurs des accords de paix de Kampala, la Monusco, le M23, tout ce monde ne voit pas qu’il est dans un processus d’enfantement qui fait du Congo la grande et nouvelle matrice de naissance d’un nouveau sens de l’histoire africaine à bâtir, ici et maintenant. Ils n’ont pas d’yeux pour voir ce sens, ils n’ont pas d’oreilles pour en écouter l’appel de vie, ils n’ont pas d’intelligence pour en créer et en ordonner le souffle. Ils n’ont que des armes entre leurs mains et ils ne peuvent pas comprendre que le but de leurs armes c’est la paix dans un nouvel ordre de l’être. Ils ne savent pas ce qu’ils font parce qu’l leur manque la vérité et la profondeur d’humanité en vue de laquelle il faut changer de fond en comble l’ordre actuel des réalités en Afrique. Ils font des guerres sans profondeur, sans vérité humaine directrice, ou du moins, en ne s’accrochant qu’à des visions complètement obsolètes : les petits intérêts de petites tribus et de petits pays sans aucune idée de vraie grandeur ni aucune ambition vraiment géostratégique pour toute l’Afrique.
Bien avant Maffesoli et son concept de saturation grâce auquel nous proposons une nouvelle lecture de la guerre du Kivu, le philosophe Jan Patocka avait eu une vision terrible de la signification de la première guerre mondiale. Il avait exprimé cette vision avec une clarté terrifiante quand il affirmait :
« La Grande Guerre est l’événement décisif de l’histoire du XXe siècle. C’est elle qui décide de son caractère général, qui montre que la transformation du monde en un laboratoire actualisant les réserves d’énergie accumulées pendant des milliards d’années doit se faire par voie de guerre. Aussi représente-t-elle la victoire définitive de la conception de l’étant née au XVIIe siècle avec l’émergence des sciences mécaniques de la nature et la suppression de toutes les « conventions » susceptibles de s’opposer à cette libération des forces,- une transmutation de toutes les valeurs sous le signe de la force. » 
Clairement dit, Patocka voit dans la guerre de 14-18 le dévoilement, la révélation d’un type d’être : la puissance d’une destruction créatrice.
Dans le contexte d’une philosophie de la force, de la puissance vitale, de la violence agressive qui fut celui des siècles d’émergence de la science et de la technologie comme dynamisme du progrès dans l’imaginaire de la modernité, Patocka cherche à dire que la guerre n’a pas été une absurdité totale. Elle ne l’est pas du tout,  si l’on regarde les buts qu’elle sert et l’esprit qui la porte. Elle révèle l’être d’une époque, la substance de son imaginaire, pour ainsi dire : le changement conforme à un ordre des valeurs de toute une civilisation.
  Aujourd’hui, après la deuxième guerre mondiale, Hiroshima et Nagasaki et toutes les remises en question de cet être dévoilé par la guerre dans ses barbaries, ses carnages et ses sauvageries sans fin, l’être du monde n’est plus déterminé et ne peut pas être déterminé par la force, la violence et l’énergie destructrice. Il est plutôt l’être manifesté par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, les conférences internationales innombrables contre la prolifération des armes, pour la protection de l’environnement et pour les droits des générations futures. Cet être-là n’est un être-pour-la-guerre, mais un être-pour-la-pax.
La transformation du monde que la guerre de l’est de la RDC devait déclencher l’a malheureusement été avec une mauvaise vision de l’être, une mauvaise perception des valeurs et une mauvaise interprétation du sens de la place de l’Afrique dans l’histoire contemporaine. Elle a misé sur l’être-force et la violence-barbarie, sur l’être-puissance et l’énergie-sauvagerie, en fait, sur l’être-violence carnassière, en dehors de toutes les avancées éthiques sans lesquelles il n’y a pas de valeurs d’humanité possibles. En se mettant en dehors de cette révolution des valeurs, les acteurs de la guerre de l’est n’ont fait que reprendre une vielle conception du monde, avec plus de six millions de morts sacrifiés au Moloch sans nom contre lequel il convient aujourd’hui de s’inscrire en faux pour que se dévoile l’être d’une civilisation de paix en Afrique : une communauté de développement solidaire.

Ne pas rater cette révolution
Il ne faut pas rater cette révolution de l’humain au Congo et dans l’ensemble de la région des Grands Lacs. Elle est notre nouvelle frontière, comme aurait dit Kennedy, notre grande ambition, comme on dit au Cameroun, notre nouvelle espérance, comme on dit au Congo-Brazzaville. C’est en elle que sont les grands enjeux d’avenir : le nouveau paradigme dont la paix et le développement sont le nom, au-delà des ethnies, au-delà des frontières factices, au-delà des intérêts étroits qui tuent la grande utopie humaine de l’être-ensemble pour le bonheur.
Si le Congo comprend cela et le fait comprendre par des initiatives de paix à tous ceux qui sont aujourd’hui engagés dans la tragédie de l’est de notre territoire, il aura rendu un grand service non seulement à l’Afrique, mais à l’humanité entière.
  Mana, Président de Pole Institute


[1] Michel Maffesoli, Le temps revient, les structures élémentaires de la postmodernité, Paris, DDB, 2011.

1 commentaire:

  1. merci professeur pour cette belle réflexion. je pense que beaucoup d'entre-nous ignoraient les liens qui pouvaient s'établir, au fil du temps, entre les oppressions que j'appelle physiques et celles psychiques.j'espère que nous allons arriver à maintenir le cap pour Congo plus prospère.

    RépondreSupprimer