vendredi 7 juin 2013

Penser l'unité africaine et construire les États-Unis d'Afrique


Penser  l'unité africaine et construire les États-Unis d'Afrique : quelques  orientations de fond


  Par Kä Mana*
Au-delà du tintamarre auquel elle a été soumise ces dernières années dans les débats politiques et socio-juridiques de l'Union Africaine, l'idée de la création des Etats-Unis d'Afrique mérite d'être creusée aujourd'hui dans ses dimensions les plus profondes pour le destin de notre continent.
Même si elle est parmi celles qui ont le plus embrasé les passions et déchaîné les prises de position les plus tranchées dans l'espace public africain, elle a besoin d'être de nouveau soumise avec lucidité au crible de la pensée, pour qu'elle dévoile toute sa cohérence et révèle ses grands enjeux comme question fondamentale face à l'avenir de nos populations et de nos peuples. Une question sur laquelle se joue non seulement le futur de nos pays comme entités politiquement et économiquement viables, mais la substance même de notre culture et de nos civilisations africaines dans leurs capacités à structurer l'ordre d'un monde conforme à nos attentes les plus vives et à nos espérances les plus brûlantes. C'est sous cet angle que je me propose de l'analyser dans la présente réflexion et d'en dévoiler les enjeux et les implications de fond.

I.                   Horizon

       1. Ce que je sais

     Dans l'ensemble, je sais que cette question des Etats-Unis d'Afrique s'inscrit de nos jours dans le cadre des discussions sur les processus institutionnels et les stratégies organisationnelles à mettre sur pied pour que notre continent se dote de mécanismes d'unité politique et de renforcement de ses capacités d'action économique et de puissance financière au sein du système mondial actuel. Dans cette mesure, elle est perçue essentiellement comme une question réservée au pouvoir décisionnel des Chefs d'Etat, sur la base des analyses d'experts jadis chargés de préparer les sommets de l'OUA et aujourd'hui braqués sur la construction de l'Union africaine[2].
Ces experts, comme les Chefs d'Etat dont ils éclairent les choix, travaillent avec des visions essentiellement centrées sur les impératifs politiques et les exigences d'ordre économique. Ils ont du mal à voir les problèmes relatifs au socle qu'il convient de poser comme fondement de l'unité africaine, aux valeurs qui devraient guider aujourd'hui l'être ensemble des peuples du continent et aux principes nécessaires pour gagner les batailles du futur dans le concert des civilisations. Dans notre monde d'aujourd'hui, dont ils sentent pourtant qu'il ne peut pas miser son avenir sur les dynamiques de l'ordre selon lequel il fonctionne encore maintenant[3], ils donnent toujours l'impression de ne pas savoir comment désenchaîner l'Afrique par rapport au système géostratégique global où nous vivons, encore moins comment déconditionner notre imaginaire par rapport à l'imaginaire mondial qui nous écrase, ni comment inventer le futur en dehors des fatalités du champ international dont l'étau nous étouffe[4].
Pourtant, face aux systèmes du pouvoir économique et politique mondial de notre temps ainsi qu'à ses canons idéologiques et aux principes qui régulent l'espace des relations entre les nations et les civilisations actuellement, c'est à cet impératif de libération que l'idée des Etats-Unis d'Afrique devrait ultimement conduire, après toutes les quêtes déjà engagées pour que l'Afrique maîtrise les lois du monde qui est le nôtre depuis nos indépendances de 1960.

 Choisir un autre monde possible

L'horizon qui m'intéresse ici est celui de cet enjeu de fond. Il me permettra de penser l'idée des Etats-Unis d'Afrique dans la perspective d'une nouvelle mondialisation, ou d'un autre monde possible, pour parler comme les altermondialistes d'aujourd'hui.
Pour dégager cet horizon, je voudrais d'abord considérer attentivement les visions dominantes et le cadre global à partir desquels les dirigeants de notre continent ont voulu hier et veulent encore maintenant forger l'unité du continent. Je me propose ensuite de poser les bases théoriques, de tracer un nouveau cadre d'idées et de dégager l'horizon d'une vision susceptible d'échapper à l'emprise de seuls prismes politiques et économiques pour prendre en charge les aspirations les plus profondes de nos populations et de nos peuples face à toutes les batailles du futur.
Ma préoccupation ne sera pas ici que politique, économique ou socio-juridique. Elle portera en dernier ressort sur les fondations culturelles, les valeurs éthiques et l'horizon spirituel de l'unité africaine. Ces dynamiques de fond qui pourront donner un sens aux préoccupations politico-économiques et socio-juridiques tout en assurant au projet des Etats-Unis d'Afrique une profondeur d'aspiration à l'invention d'un nouvel ordre africain dans une vaste vision d'invention d'un autre ordre du monde.
Cette vision, je la veux en rupture totale avec les logiques par lesquelles notre continent s'est balkanisé, émietté, décomposé dans ses ressorts vitaux, dévitalisé dans ses énergies créatives et réduit à l'espace de désarroi qu'il est aujourd'hui, avec ses républiquettes sous perfusion[5] et ses Etats manqué ?[6]. Républiquettes et Etats dont on voit mal comment ils pourront survivre sans une décision radicale de juguler les pesanteurs et les déterminismes qui les empêchent d'impulser une dynamique solide de construction d'un avenir socio-économico-politique commun, nourri par de communes valeurs de civilisation et une commune visée de sens.
Poser la question des Etats-Unis d'Afrique, c'est réfléchir aux conditions pour éclairer un tel avenir et bâtir un tel futur, dès maintenant.

            II.  Mirages et impuissances : la lutte contre les logiques du formatage néocolonial et de la malédiction néolibérale de l'Afrique

Pour entrer dans cet horizon de réflexion et de proposition, il est utile de savoir clairement selon quelle logique l'idée de l'unité africaine et de sa concrétisation dans les Etats-Unis d'Afrique a émergé dans l'imaginaire africain et comment elle s'est développée au fil des années dans notre espace social et dans les fibres de nos rêves. Depuis les indépendances africaines de 1960 jusqu'à nos jours, deux visions stratégiques de la construction de l'unité africaine se sont, en fait, affrontées au fil des années :
- la vision chaude d'une unification politique volontariste, qui pose le panafricanisme comme condition préalable pour le développement africain et pour une prise en charge décisive du destin de l'Afrique par elle-même
- et la vision froide d'un pragmatisme qui promeut une construction progressive de l'unité africaine à partir de l'intégration des grandes régions d'Afrique dans des ensembles économiques puissants et dynamiques[7].
      1.  Le rêve de Kwamé Nkrumah, un visionnaire de l'unité africaine solide et immédiate

A l'aube des indépendances africaines de 1960, l'idée de l'unité africaine comme condition du développement africain et de la prise en charge de l'Afrique par elle-même s'est imposée très tôt aux esprits grâce à l'idéologie panafricaniste incarnée par Kwamé Nkrumah, premier président du Ghana. Celui-ci avait élevé cette idée au statut d'un véritable cadre idéologique enraciné dans la longue histoire des luttes anticolonialistes. Il l'avait non seulement forgée comme un grand rêve et une vaste utopie pour bâtir une nouvelle Afrique, mais surtout théorisée comme instrument d'une lutte politique pour mobiliser les forces sociales en vue d'une révolution africaine fondée sur la confiance des Africains en eux-mêmes et sur leur pouvoir de ré-imagination de leur destin, selon les exigences d'une liberté réellement assumée. Le panafricanisme de Nkrumah fut ainsi une amie de combat pour l'unité politique du continent, socle d'un développement global capable d'assurer aux Africains une place de choix dans la géopolitique et la géostratégie propres à la période de la guerre froide, ce monde bipolaire où les Etats-Unis et l'Union Soviétique se livraient une guerre idéologique sans merci.
Dès 1963, à la création de l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA), le président ghanéen présenta son projet panafricaniste dans toute sa virulence. Avec des accents d'incantations et d'imprécations où vibraient des convictions torrides et des certitudes sur l'absolue nécessité d'une Afrique unie et organisée comme un espace solidifié dans ses bases politiques et huilée dans ses rouages institutionnels grâce à un pouvoir supra-étatique fortement structuré, il offrit à ses pairs chefs d'Etat et fit diffuser à très large échelle son fameux livre programme : Africa must unité.
Ce livre donnait une ossature politique à une philosophie globale qui portait Nkrumah et alimentait tout son combat : le consciencisme[8]. Cette idéologie représentait un acte de prise de conscience de la situation globale de l'Afrique dans l'ordre néocolonial contre lequel Nkrumah a lutté toute sa vie. Cet ordre constituait à ses yeux le carcan, l'étau, le goulot d'étranglement qui a étouffé l'Afrique et plongé ses sociétés dans l'impossibilité de libérer ses énergies de créativité pour assumer sa liberté et reprendre l'initiative historique pour un nouveau destin de dignité et d'engagement pour la construction de l'Afrique nouvelle.
Prendre ainsi conscience de l'étau néocolonial dans tous ses méfaits et dans ses chaînes socio-psychiques conduit à imaginer les conditions de désenchaînement par rapport à cet ordre. Nkrumah l'a fait autour de quatre idées essentielles :
- la conviction que seule l'Afrique unie peut se libérer des mécanismes de fragilisation par émiettement, qui ont vidé le processus des indépendances de 1960 de toute sa substance et de tout son sens :
- le recours à l'esprit du communautarisme de l'Afrique traditionnelle pour briser le système économique capitaliste dont les mécanismes globaux sont conçus pour casser les ressorts de l'indépendance africaine ;
- Le souci d'invention d'un nouveau cadre de liberté politique et de réorientation économique éclairée et soutenue par les expériences du socialisme moderne des pays de l'Est, expériences dont il convient de s'inspirer sans nécessairement s'y inféoder dans une relation de maître à esclave ou de serf au seigneur ;
- Le développement d'une ligne politique qui intégrerait le continent africain uni dans la philosophie de l'indépendance par rapport aux protagonistes de la guerre froide, les pays du camp communiste et ceux du monde capitaliste.
Ces idées directrices de la pensée et de l’action de Kwamé Nkrumah sont dotées d'une grandeur, d'une valeur et d'une splendeur intrinsèque certaines : l'ambition d'une Afrique consciente d'elle-même et des exigences d'invention de son avenir. Cependant, elles ont été plombées par le contexte à l'intérieur duquel elles ont surgi : la guerre froide et ses moules idéologiques et géostratégiques dans lesquels les pays africains nouvellement « indépendants » étaient condamnés à s'inféoder, de gré ou de force, en faveur d'un camp ou d'un autre, impérativement. La lutte entre les deux camps a eu pour conséquence de livrer une partie du continent à l'étau communiste pendant que l'autre partie subissait le rouleau compresseur du système capitaliste. Déchiré et écartelé entre deux idéologies et deux visions géostratégiques en guerre, l'Afrique ne pouvait aucunement s'unir selon son projet propre de liberté et d'indépendance, ni à l'échelle politique ni à l'échelle économique.
En plus, les idées de Nkrumah sur l'unité africaine ont souffert de la personnalité même du leader ghanéen. L'homme était doté d'un tempérament fougueux, impulsif, tranchant, provocateur et fortement imbu de l'idée de sa propre grandeur. Pire : Nkrumah développait un messianisme mégalomaniaque et un culte de la personnalité où la célébration populaire de sa gloire comme « rédempteur » de son peuple étouffait l'énergie d'espérance des idées et de la vision du premier président du Ghana. A ces idées et à leur vision ont manqué un réalisme politique et une gouvernance rigoureuse qui pouvait faire du Ghana le modèle d'une libération en profondeur par rapport aux moules du monde bipolaire des années 1960. Nkrumah ne fut ni un gestionnaire compétent ni un leader soucieux d'une ambition démocratique pour mobiliser toutes les forces vives et créatives de sa Nation.
Avec une telle personnalité et un tel manque de gouvernance démocratique, le leader panafricaniste ne pouvait susciter que de la méfiance auprès de beaucoup de ses pairs Chefs d'Etat.

     2.  Muammar al-Kadhafi et la création des Etats-Unis d'Afrique

Le premier président ghanéen a incarné un panafricanisme idéologique dont les lignes de fond ont animé les débats politiques depuis les indépendances de 1960 jusqu'à nos jours. Beaucoup de personnalités et partis politiques ont repris et réanimés ces débats au cours des quatre dernières décennies. Des colloques, ateliers de réflexion et symposiums internationaux leur ont été consacrés. Une conscience profonde de l'unité africaine a surgi dans leur vigueur et rayonne aujourd'hui encore dans leur aura. Elle est activée par des forces intellectuelles dans des clubs de réflexion et de recherche qui essaiment partout en Afrique. Nkrumah est même devenue une icône à laquelle on se réfère spontanément dans les milieux déjeunes africains qui rêvent d'un autre avenir.
Malgré cette présence massive des idées panafricanistes dans la conscience africaine, le projet des Etats-Unis d'Afrique tel qu'il mobilise aujourd'hui les énergies politiques et sociales du continent africain ne doit pas son second souffle au souvenir de Nkrumah et de son action. Ce souffle, ce projet le doit aux débats qui ont dominé le champ politique africain lorsqu'il s'est agi de passer de l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA) à la création de l'Union Africaine (UA)[9]. A cette époque, il était devenu clair que l'OUA avait été un échec : elle n'avait pas vraiment atteint les idéaux pour lesquels elle avait été créée, notamment la construction d'une Afrique unie. Elle n'était pas parvenue à donner à l'Afrique un poids politique qui l'eût imposée comme un espace de puissance dans l'ordre mondial. Par manque d'institutions fortes, efficaces, crédibles et ayant un pouvoir de décision clairement identifiable à l'échelle du continent, elle était devenue une coquille vide, enterrée dans la logique des cymbales qui résonnent et des chiens qui aboient quand la caravane de l'ordre mondial passe.
Pour sortir de cette situation, il fallait un changement de cap radical et des ruptures fondamentales dans la vision de l'unité africaine.
Un homme a incarné cette vision et ces ruptures : Muammar al-Kadhafi, président de la Libye. Telle qu'elle apparaît dans les multiples initiatives qu'il prend au cours de ces dernières décennies, l'ambition du leader libyen s'est construite autour de trois problèmes majeurs.
Le premier problème concerne les stratégies opérationnelles à imaginer pour combler le fossé entre les pays riches du Nord et les pays pauvres du Sud, particulièrement les pays africains. Il s'agit, au fond, de vaincre le sous-développement chronique qui caractérise la condition africaine actuellement. Depuis sa création en 1963, l'OUA a toujours été impuissante face à ce problème. De conférences ministérielles innombrables en multiples sommets de chefs d'Etats, elle n'a pas pu donner une impulsion décisive à l'Afrique pour poser les bases du développement endogène et durable. Au fond, elle n'a jamais mis au cœur de ces préoccupations la volonté, réellement panafricaine, de juguler les faiblesses et de vaincre les contraintes qui ont fait de notre continent une terre du sous-développement endémique. Aux yeux de Muammar al-Kadhafi, l'unité de l'Afrique devrait impérativement se construire autour des impératifs du développement, avec des institutions fortes et une logique sensible à l'urgence d'une telle dynamique de combat et d'engagement contre le sous-développement.
Lié à cette première préoccupation, le deuxième problème concerne la construction d'une Afrique capable de donner elle-même des réponses viables à ses questions vitales, parce qu'elle aurait situé ces problèmes à une échelle qui lui permettrait justement de les résoudre : l'échelle d'une réelle communauté de destin pour toutes les nations africaines. L'OUA n'avait pas pu créer cette communauté de destin dans des décisions concrètes nouées autour des projets concrets d'une Afrique brisant les schèmes de son extraversion et cassant elle-même l'étau de sa balkanisation entretenue par une logique néocoloniale d'aliénation manifeste. Pour Muammar al-Kadhafi, briser les chaînes de cette situation exige plus que des discours tonitruants. Il faut des choix politiques, institutionnels et économiques vigoureux, dans une Afrique dirigée par des leaders déterminés à prendre eux-mêmes en charge la construction du présent et de l'avenir. Des leaders libres et responsables des orientations panafricaines qu'ils auraient choisies en toute liberté et en toute responsabilité. Il ne s'agit pas d'un problème idéologico-politique comme au temps de Nkrumah, il s'agit d'un problème de décision politique ici et maintenant, pour défendre les intérêts vitaux du futur.
Le troisième problème qui est au cœur de la démarche du président Kadhafi concerne justement ce futur de l'Afrique. Sur quelles bases devrait-on le bâtir ? Dans quelles conditions convient-il de l'imaginer ? Avec quelles forces devrait-on en sculpter le visage ? La réponse à cette question est celle-ci : il est impératif de passer de la simple conscience panafricaine à la construction des Etats-Unis d'Afrique comme espace politique et économique viable et fiable. Dans le monde tel qu'il est aujourd'hui, c'est à partir d'une telle entité politiquement crédible et économiquement puissant que le continent africain peut avoir une parole crédible et une puissance d'action cohérente.
Ces problèmes et les horizons de solution qu'il faudrait ouvrir pour les résoudre, il n'y a pas que Muammar al-Kadhafï qui les porte maintenant. De même qu'il s'était constitué un groupe de pays dans le sillage des idées de Nkrumah pour célébrer le panafricanisme comme seul horizon d'avenir et vouloir une Afrique concrètement unie face aux impératifs de sortie du système néocolonial, de même s'est constitué autour du projet kadhafi en des Etats-Unis d'Afrique un groupe de leaders qui souhaitent un continent politiquement et économiquement uni ici et maintenant. Dans beaucoup de milieux intellectuels et socioculturels, la même préoccupation embrase les consciences et taraude les imaginations. Même si c'est au leader libyen que revient l'initiative, l'impulsion et le nouveau souffle actuel de cette préoccupation ; même si c'est à lui que l'on doit le sentiment d'urgence pour la construction d'un nouveau cadre institutionnel crédible contre les atermoiements et les pesanteurs qui ont jusqu'ici casser la dynamique de la construction des Etats-Unis d'Afrique, il porte en fait les rêves de beaucoup d'Africains et d'Africaines qui font de l'unité africaine une question d'urgence.
Qu'est-ce qui a rendu cette question à nouveau si urgente qu'il soit devenu maintenant impératif de lui trouver une solution immédiate dans la construction des Etats-Unis d'Afrique ? Amon sens, c'est le contexte delà victoire du capitalisme ultralibéral (avec son idéologie du marché), sur le système communiste (avec ses espérances des lendemains enchanteurs) qui réactive dans l'imaginaire africain tout le grand rêve du panafricanisme. Cette victoire a un nom : la mondialisation dans ses dynamiques de dictature globale du marché.
Dans l'esprit du Président Muammar al-Kadhafi et de ceux qui, comme lui, croient qu'il faut des mesures plus radicales que celles qui ont conduit à la création de l'OUA ou à sa transformation en Union Africaine, les Etats-Unis d'Afrique constituent la seule réponse crédible à la mondialisation néolibérale. Ils le sont parce qu'ils créent un vaste marché africain capable non seulement de mobiliser les richesses économiques internes à l'Afrique et les immenses possibilités de consommation intracontinentale, mais aussi d'attirer les investisseurs étrangers qui meuvent doper l'économie du continent et ouvrir un vaste horizon de développement. En effet, l'émiettement actuel de l'Afrique ne peut conduire nos pays qu'à vivre à la merci de conglomérats capitalistes mondiaux et à subir une véritable dictature économique face à laquelle il n'y aura rien à faire. Rien d'autre que de se soumettre aux lois d'un marché vorace où le continent sera, de gré ou de force, une victime impuissante.
En revanche, une Afrique unie deviendrait un vaste champ économique au service d'une politique de puissance par la fécondité même de sa présence comme partenaire de poids face aux conglomérats mondiaux et aux pays qui en sont les maîtres.
Les enjeux sont clairs : ou l'Afrique s'unit et fait de son unité un instrument de sa propre maîtrise des règles de l'économie du marché, alors elle gagne la bataille de son avenir ; ou elle reste comme elle est maintenant et son destin se scellera pour longtemps comme un destin d'impuissance, de faiblesse chronique, de sous-développement endémique et de nouvel esclavage.
Le choix du Président Muammar al-Kadhafi est clairement celui d'un avenir de puissance et de liberté pour l'Afrique : la voie des Etats-Unis. Si le leader libyen s'est engagé sur cette voie, ce n'est pas uniquement pour répondre de manière efficace au défi de la mondialisation, mais aussi pour une raison plus personnelle. Il veut juguler les échecs répétés de ses tentatives de regroupements et d'union avec d'autres pays, au Maghreb, dans l'ensemble du monde arabe ou à l'échelle des Etats du Sahel. On peut imaginer que ces échecs ont convaincu le Chef d'Etat libyen de l'urgence d'une ambition de vaste dimension. Une ambition qui vise à rassembler directement toute l'Afrique dans la lutte contre les endémies dont elle souffre, au lieu de petites tentatives régionales qui ne peuvent ni vaincre la pauvreté, ni juguler l'impuissance politique, ni poser les bases d'un développement endogène et durable sans lequel nos pays.ne pourront jamais imposer une présence réellement créative dans le monde sans pitié de l’ultralibéralisme actuel. Un tel projet d'unité pour la puissance et le développement, tout le monde peut en mesurer l'importance et la pertinence rien qu'en observant les faiblesses actuelles de notre continent.
Un problème se pose cependant : il concerne la manière dont le Chef d'Etat libyen insère la vision des Etats-Unis d'Afrique dans le champ mondial actuel. Dans les années 1970-1980, au temps où il tenait un discours de libération face à l'impérialisme capitaliste et qu'il se présentait comme une figure de proue de la puissance du monde arabe ou de la grandeur de l'Afrique en dehors de la domination occidentale du monde, Muammar al-Kadhafi pouvait inscrire l'idée des Etats-Unis d'Afrique dans une vision de véritable liberté pour les pays africains impuissants et dominés. Aujourd'hui, face au rouleau compresseur des Etats-Unis dans sa lutte contre le terrorisme et dans son obsession à créer le Grand Maghreté comme nouvel espace géostratégique, il est évident que le Président libyen ne peut pas réfléchir ni agir en dehors de l'hégémonie américaine et des contraintes qu'elle lui impose. Ses Etats-Unis d'Afrique ne peuvent se penser qu'à l'intérieur des règles actuelles de l’ultralibéralisme, s'ils arrivent d'ailleurs à sortir du carcan que ce système impose à l'Afrique et de l'étau par lequel il limite les capacités africaines d'imagination et d'invention de l'avenir.
De la même manière, le besoin qu'à la Libye de se réinsérer dans le jeu du commerce mondial après des années d'embargo oblige son leader à s'ouvrir à l'Union Européenne pour bénéficier de son savoir technologique et lui ouvrir un marché intéressant et juteux. Cela ne peut pas se faire sans une soumission souterraine et larvée à la vision que l'Europe a de l'Afrique et de son unité. La Jamahiriya libyenne a beau vouloir prendre la tête de la volonté de construire les Etats-Unis d'Afrique, son chef ne peut le faire qu'à l'intérieur d'un cadre où son imagination sera limitée et réduite à copier l'un ou l'autre de deux modèles : celui des Etats-Unis d'Amérique et celui de l'Union Européenne. Modèle que l'Afrique ne pourra construire que sous l'égide de ces puissances, selon leurs désirs et leurs intérêts.
Disons-le autrement et plus clairement : le projet des Etats-Unis selon les perspectives kadhafiennes n'est qu'un masque de notre impuissance africaine actuelle, de nos incapacités à penser et à construire l'unité africaine autrement que dans la soumission au libéralisme et à ses visées géostratégiques. Il veut se bâtir sur des modèles dont on peut sérieusement se demander si l'Afrique a des outils mentaux, des schèmes culturels et des principes de fond pour en inculturer le souffle et en assumer le projet de puissance. On peut aussi se demander si le développement auquel notre continent peut aspirer gagnerait à s'inscrire dans la vision ultralibérale du monde et s'il est souhaitable qu'il ait pour socle les paramètres du marché mondial tel qu'il fonctionne aujourd'hui.
Pire : la personnalité même de Muammar al-Kadhafi pose problème auprès de ses pairs et dans l'imaginaire africain actuel. L’Etat libyen incarné par son chef ne constitue pas le rêve à partir duquel on peut imaginer l'avenir. La gouvernance kadhafienne n'inspire pas confiance dans sa vision de relations entre peuples africains et entre ressortissants de différents pays désireux de casser les frontières mentales et géographiques néocoloniales. La xénophobie notoire qui règne en Libye à l'égard des Subsahariens, et les pratiques de torture qu'a révélée l'étrange et triste affaire des infirmières bulgares accusées d'avoir inoculé le virus du sida aux enfants, ne suscitent aucune admiration pour la société libyenne. En plus, avec son passé truffé d'actes terroristes, de déstabilisation d'autres régimes politiques, de guerres contre des voisins, des volte-face politiques inattendues et d'engagement constant pour l'expansion et l'hégémonie de l'islam partout en Afrique, le leader de la Jamahiriya n'a pas la crédibilité qui convient pour conduire le projet des États-Unis d'Afrique. Même soutenu par quelques autres Chefs d'Etat dont on peut d'ailleurs douter de la sincérité et de l'engagement en profondeur ; même dopé par d'immenses moyens financiers qui peuvent séduire beaucoup de pays pauvres d'Afrique, sa montagne ne peut accoucher que d'une souris.
C'est cela qui est effectivement arrivé dans les dernières rencontres panafricaines où le chef d'Etat libyen, soutenu par quelques collègues, voulait les Etats Unis d'Afrique ici et maintenant.

3.  Enjeux de fond : transformer une utopie en un projet politique réelle

Du rêve panafricaniste de Kwamé Nkrumah à l'ambition des Etats-Unis d'Afrique chez Mouammar Kadhafi, l'enjeu de fond a été de transformer une utopie savoureuse en un projet politique concrètement réalisable. Malgré la passion, les bonnes intentions et la vigoureuse volonté investies dans cet enjeu ; malgré les enthousiasmes suscités par l'horizon panafricaniste et la détermination affichée par certains leaders pour donner corps à un espace politique et économique africain unifié, les résultats n'ont pas été à la hauteur des espérances. Pour reprendre le célèbre adage : les fruits n'ont pas dépassé la promesse des fleurs[10].
J'ai indiqué les deux causes principales de cet échec et de l'impuissance du grand rêve panafricain à se concrétiser.
D'abord les contextes de la guerre froide et de la mondialisation ultralibérale dont les règles du jeu, les mécanismes de fonctionnement et les méthodes d'organisation géostratégiques ne pouvaient pas contribuer à l'émergence d'une Afrique forte, prospère et capable d'un développement endogène durable.
Ensuite les personnalités controversées et ambiguës qui ont porté, l'une l'utopie panafricaniste, l'autre le projet des Etats-Unis d'Afrique. De ces personnalités, le moins que l'on puisse dire est qu'elles ont allumé le feu d'une espérance dont l'ampleur et la profondeur ont dépassé leurs faibles possibilités d'hommes mortels.
Tout le problème aujourd'hui est de savoir si l'Afrique, pour son unité politique et économique, est capable de se déconditionner des contraintes, des pesanteurs et de la dictature du contexte mondial où nous vivons et si elle est en mesure de forger des leaders à la hauteur de cette tâche dont dépend la construction des Etats-Unis d'Afrique.
Si Nkrumah et Kadhafi ont une place importante dans notre histoire africaine, ce n'est pas pour des réalisations extraordinaires en tant qu'hommes d'Etat ou guides sûrs pour leurs peuples. C'est plutôt pour avoir mis simplement devant nos yeux et au fin fond de nos cœurs cette question essentielle.

II.                 Les maîtres du pragmatisme de l'intégration africaine : mythes, vérités, réalités et espoirs

Dans les débats politiques sur l'unité à forger pour le continent africain, la vision de Nkrumah a eu face à elle une autre conception : celle de Félix Houphouët-Boigny. Aujourd'hui, le projet de Muammar al-Kadhafi est confronté à celui qu'incarné Thabo Mbeki.
On dirait que l'Histoire bégaie et se répète : de même qu'il y eut au lendemain des indépendances africaines le groupe de Casablanca et le groupe de Monrovia qui représentaient deux visions de l'unité africaine, l'une dite révolutionnaire et l'autre qualifiée de conservatrice, nous nous trouvons aujourd'hui dans une Afrique où se confrontent une vision dite progressiste qui veut les Etats-Unis d'Afrique ici et maintenant, et une autre, qualifiée de pragmatique, qui veut avancer avec prudence, à petits pas, sans atermoiement funeste ni précipitation inconsidérée, comme avait dit en son temps le Roi des Belges au sujet de l'indépendance du Congo.
Malgré l'unanimité affichée par les instances politiques panafricaines actuelles qui veulent faire croire que la visée de l'Afrique unie est partagée par tous les responsables politiques et économiques africains et que seuls diffèrent les moyens à mettre en œuvre et le timing à moduler, il convient de dire que la vision qu'Houphouët-Boigny a opposée Nkrumah sous la forme de sagesse réformiste et celle que Mbeki oppose à Kadhafi selon les , modalités de la tortue qui va plus vite que l'antilope ne se rythment pas selon une même ambition. Leur portée n'est pas la même, encore moins leur signification par rapport au destin du continent africain.

      1 . L'unité africaine de Félix Houphouët-Boigny : le modèle du miracle ivoirien

Dans la vision qu'il avait du continent africain, Félix Houphouët-Boigny a reproché à Kwamé Nkrumah de s'enfermer dans l'agitation idéologique coupée de toute analyse lucide des rapports de force internationaux. A ses yeux, le leader ghanéen embrasait des incantations stériles et dansait sur des braises avec d'inutiles et vaines imprécations. Il brassait des rêveries jubilatoires et des phantasmes jouissifs, sans aucune méthode rigoureusement pensée pour atteindre des objectifs réalistes à court, moyen et long terme. Pour unir l'Afrique, Houphouët-Boigny pensait que seule une juste perception de la réalité du système néocolonial pouvait permettre de bâtir une véritable stratégie de libération. Dans le contexte d'une Afrique indépendante, mais privée de cadres pour gérer les pays et imaginer un processus efficace de développement ; dans un cadre politique où les pays du Nord disposaient de tous les moyens pour vider l'autodétermination africaine de tout contenu, crier, brailler, vociférer, gesticuler et s'agiter à la manière de Nkrumah ne servait à rien, politiquement et économiquement parlant.
La bonne méthode était plutôt, selon le premier président de la Côte d'Ivoire, de se servir du colonialisme contre le colonialisme, en faisant du néocolonialisme le ciment pour construire des nations africaines viables, capables de s'intégrer progressivement dans des entités politiques et économiques régionales crédibles. Une telle voie devait conduire à une liberté fondée sur une économie solide et une politique respectable à l'échelle internationale. Faire du système néocolonial un allié stratégique, tel devrait être le chemin de l'avenir : la voie d'un panafricanisme pragmatique, réformiste, rusé, sage et prospectif, qui se sert de la force de l'adversaire contre l'adversaire, selon les bonnes stratégies des arts martiaux.
Sur cette route de la lucidité agissante qu'ouvrait Houphouët-Boigny, les nations africaines devaient se garder de tomber dans le piège de leur propre fragilisation par une opposition radicale et précipitée à l'ordre du monde. Elles devaient d'abord se construire comme des espaces à la fois supra-ethniques et ouverts à toutes les forces créatives venant d'autres nations. Elles devaient, sans complexe ni vanité inutile, se laisser féconder par les anciens colonisateurs et par d'autres énergies venues d'ailleurs.
C'est sur ce modèle que fut inventée la Côte d'Ivoire des années 1970. Le pays eut pour cerveau politique et administratif la France, garante de sa stabilité néocoloniale. Avec l'aide des forces intellectuelles des voisins comme le Bénin, il disposa de cadres au service de la vision houphouëtiste de la nation. Ses poumons économiques bénéficièrent du souffle et du génie libanais en même temps que du sens commercial des peuples du Nord, de la Haute-Volta particulièrement, notre Burkina Faso actuel. De ce pays et d'autres voisins comme le Mali vinrent une main-d'œuvre travailleuse, qui s'engagea dans le jeune processus d'industrialisation de la Côte d'Ivoire, et une force humaine de première importance pour la modernisation de son agriculture. Sous la houlette du Président de la République, les tribus ivoiriennes furent le cœur de système qui les enrichit énormément et contribua au rayonnement de l'image de leur Président dans le monde. Le vrai panafricanisme, aux yeux de Félix Houphouët-Boigny, c'était celui-là même qui fonctionnait chez lui : la dynamique de construction d'une nation moderne, loin des chants des sirènes des pseudo-révolutionnaires sans moyens réels de leur révolution.
On doit à ce système politique houphouëtiste le fameux miracle socioéconomique ivoirien qui enchanta tant le monde au cours des décennies 1960-1970. Son auteur croyait avoir trouvé le sésame de l'unité africaine et s'ingéniait à vouloir le répandre comme idéologie alternative aux rêves de Nkrumah. La Côte d'Ivoire travailleuse et en plein développement devait servir de voie à toute l'Afrique de l'Ouest, et progressivement, à toute l'Afrique[11].
La vision fut trop belle pour durer, trop liée à la personnalité de son auteur pour rayonner à long terme. Elle s'épanouissait sans compter avec les sentiments de fierté africaine et l'idéologie du refus du colonialisme dans les cœurs et les esprits de tous ceux, leaders ou peuples, qui voulaient une Afrique profondément et concrètement libre. Un continent marchant sur ses propres jambes et se construisant dans l'autodétermination, sans béquilles néocoloniales. Une Afrique hors de la nasse des pays qui l'avaient colonisée sans états d'âme ni projet de développement endogène et durable, comme on dirait aujourd'hui. Houphouët-Boigny avait imaginé l'Afrique sans compter avec la géostratégie de la guerre froide et ses intérêts propres, dans ses tensions et ses orages, dans ses glissements de terrain politiques et ses déchirures insurmontables. Il n'eut ni le temps nécessaire, ni l'énergie indispensable, ni la constance du génie créateur, ni les possibilités de mener son combat jusqu'à la construction des Etats-Unis d'Afrique selon son cœur et sa vision.
Il a ouvert tout de même le chemin sur lequel se sont engagés les nouveaux leaders pragmatiques comme Thabo Mbeki, qui veulent prendre le temps de construire une Afrique des régions économiquement intégrées, gérées et administrées selon une cohérence politique qui ne fasse pas fi des nations africaines actuelles et de leurs intérêts respectifs. Si cette voie de la prudence et du pragmatisme prend aujourd'hui le pas sur la précipitation idéologique à la Nkrumah et sur le volontarisme bulldozer à la Kadhafï, c'est parce que la nouvelle génération qui en incarne les dynamiques construit un moule dont elle semble maîtriser les rouages grâce au leadership de l'Afrique du Sud et de l'expérience politique de ses leaders.

      2. Thabo Mbeki : l'intégration africaine sur l'arrière-fond de l'apartheid en Afrique du Sud

      Dans les discussions récentes au sein de l'Union Africaine, le Président sud-africain Thabo Mbeki représente en effet une voix nouvelle qui parle à partir d'une expérience originale : celle de l'Afrique du Sud post-apartheid et sa volonté d'être le fer de lance de la renaissance africaine[12]. Cette expérience est importante parce qu'elle montre comment une situation pire que celle du néocolonialisme a pu être gérée sans œillères idéologiques ni prismes dogmatiques qui auraient conduit le pays à l'implosion économique. Comme Houphouët-Boigny face au système néocolonial, l'Afrique du Sud a voulu se construire sans détruire par idéologie les bases économiques posées par l'apartheid. Elle a décidé de forger d'abord une bourgeoisie noire capable de s'intégrer dans les rouages de l'économie nationale avant de lancer une vaste politique de^ justice sociale capable de respecter certains équilibres grâce auxquels le statut social des Noirs devait s'améliorer. La lutte contre la pauvreté est devenue dans ce cadre une priorité pour le gouvernement. Une priorité dont la réussite dépend essentiellement des performances économiques du pays.
Après la présidence de Nelson Mandela, Thabo Mbeki a compris que l'ouverture économique de son pays à ses voisins et l'horizon de l'Afrique entière comme marché potentiel constituaient un atout de poids. Il lui fallait libérer l'espace d'une intégration régionale solide afin de proposer à l'Afrique la voie d'une unité pragmatique fondée sur le souci du développement. Sur cette voie, la maîtrise des enjeux mondiaux de l'économie et le recours à toute l'expérience financière des énergies humaines du pays, les Blancs et les Noirs confondus, étaient indispensables.
La stratégie est claire : l'unité du pays doit se faire autour des batailles contre la misère, contre la pauvreté, contre les inégalités, contre les injustices, à partir des choix stratégiques de la croissance économique conforme à l'orthodoxie de l'économie du marché. Cela conduit justement à ouvrir un marché régional solide et à viser progressivement des horizons toujours plus vastes, autour des projets concrets, comme le NEPAD, par exemple[13]. C'est cette démarche qui préside à l'option de l'intégration progressive de l'Afrique à partir de ces grandes régions, au lieu de bâtir une unité sans assises solides en termes d'intérêts communs, d'institutions régionales déjà fonctionnelles et de volonté commune de partager les richesses parce qu'on comprend qu'il n'y a pas d'avenir de prospérité et de progrès sans une histoire perçue comme une histoire commune et un destin vécu en tant que destin solidaire.
Les idées essentielles qui guident la démarche sud-africaine sont celles-ci :
- il n'est pas possible de construire les Etats-Unis d'Afrique si l'Afrique n'a pas fait preuve de ses capacités à faire fonctionner des espaces régionaux qui maîtrisent le contexte du marché mondial et de ses exigences ;
- pour faire fonctionner de tels espaces, il est indispensable de disposer d'une armée d'hommes et de femmes formés et éduqués à l'esprit et aux batailles de la mondialisation actuelle de l'économie ;
- les Etats-Unis d'Afrique devront se construire comme un processus sécrété par la création des richesses bien gérées et la gestion cohérente des démocraties plutôt que par les diktats des chefs qui croient que le vivre ensemble se décrète comme on réussit un coup d'Etat ;
- dans un projet de longue baleine comme le processus d'unification de l'Afrique, la volonté seule ne suffit pas, il faut de la patience, du temps, de l'organisation et une forte capacité de dépasser les conflits d'intérêts pour apprendre à gérer des institutions à l'échelle communautaire.
En fait, l'unité se construit par l'intelligence organisatrice et gestionnaire fondée sur des intérêts communs que l'on met au service d'une volonté politique pragmatique.

3. Enjeux d'une vision : se donner une politique, des moyens et des acteurs crédibles du changement

Quels sont les enjeux actuels des visions comme celle d'Houphouët-Boigny et celle de Thabo Mbeki pour la construction des Etats-Unis d'Afrique ?
Le premier enjeu concerne la politique des leaders qui ont la responsabilité de construire les Etats-Unis d'Afrique. Si cette politique se fonde sur des nationalismes étriqués comme c'est le cas pour beaucoup de pays qui ne s'engagent dans l'intégration régionale que du bout de lèvres ; si elle ne se développe que selon les lignes de conflits et de guerres de prédation au profit des hégémonies ethniques ou socioreligieuses, on peut craindre que les leaders qui l'incarnent ne soient que des fossoyeurs de l'ambition panafricaniste.
Il faudrait alors que d'autres leaders surgissent pour penser pragmatiquement les exigences de l'intégration régionale, surtout dans les espaces vitaux où cette intégration n'avance pas selon des intérêts communautaires clairement assumés. Construire des véritables politiques d'intérêts communs devient aujourd'hui une urgence, surtout dans des régions comme les Grands Lacs, la zone Tchad-Soudan-Centrafrique et la Corne de l'Afrique, qui ont besoin d'une paix profonde et d'une sécurité globale des peuples et des populations, sous la houlette d'hommes d'Etat responsables et susceptibles d'engager leurs pays dans la construction d'un destin politico-économique commun.
Le deuxième enjeu a trait aux moyens réels d'intégration régionale. Félix Houphouët-Boigny avait lancé une politique d'intégration des populations et des forces créatrices comme moteur d'une ouverture des frontières pour la circulation des personnes et des biens. Thabo Mbeki semble insister sur la circulation des capitaux et la construction des conglomérats financiers de grande envergure régionale pour ouvrir le continent aux investissements panafricains et étrangers. Notre problème aujourd'hui est de pouvoir assumer ces deux impératifs de manière cohérente, en les considérant non pas comme des rêves étincelants et inaccessibles, mais comme des impératifs pragmatiques et réalisables.
Le troisième enjeu est la prise en charge du projet des Etats-Unis d'Afrique par des faiseurs d'opinion, des forces de la société civile et des groupes d'action sociale susceptibles de créer des mouvements d'opinion et des tendances populaires au sein de nos peuples. C'est dans la mesure où nos populations elles-mêmes comprendront les implications et les desseins des Etats-Unis d'Afrique que ceux-ci deviendront une dynamique de fond pour notre avenir.
Manifestement, nous n'en sommes pas encore là. Les trois enjeux que je viens de dégager demeurent des voies d'avenir face auxquelles des choix devront être faits à l'intérieur de nos Etats, au cœur des régions africaines et à l'échelle de tout le continent.

IV.  Penser l'histoire d'une civilisation

Le couple Kwamé Nkrumah-Muammar al-Kadhafi, et le couple Thabo Mbeki-Félix Houphouët-Boigny, m'ont servi de socle pour cristalliser les grandes tendances de la vision de l'unité africaine et des Etats-Unis d'Afrique au cours de nos décennies d'indépendance. Cette cristallisation n'est cependant pas complète en tant que présentation du paysage de cette problématique qui agite les esprits aujourd'hui. Si elle a mis en lumière les dimensions politiques et économiques de la question, elle est loin de l'avoir enracinée dans le sol historique, dans le terreau culturel, dans le limon éthique et dans la profondeur spirituelle qui lui conféreraient tout son sens.
J'ai donné l'impression que c'est avec l'accession à leur indépendance que les pays africains se sont trouvés confrontés aux impératifs de leur unification et au défi de la construction des Etats-Unis d'Afrique. Je me suis attelé à montrer comment, à travers des nécessités politiques, économiques et socio-juridiques, nos pays étaient obligés soit de chanter et de danser l'indépendance dans le moule de l'intangibilité des frontières issues de la colonisation, pierre d'angle du système néocolonial, soit de se lancer dans l'innovation pour créer de nouvelles structures plus conformes aux principes d'autodétermination du continent tout entier.
Cette présentation des réalités est partielle. Elle occulte d'autres enjeux qui sont pourtant plus fondamentaux. Je voudrais maintenant porter mon attention sur ces enjeux que je cristalliserai autour de deux personnalités africaines de poids : le savant sénégalais Cheikh Anta Diop, dont l'œuvre est largement connue aujourd'hui, et le penseur et romancier de la RDC. Georges Ngal, dont les idées que je présente ici ne bénéficient pas encore d'une vaste diffusion ni dans les milieux intellectuels d'Afrique ni auprès du grand public habitué à ne lire de Ngal que ses romans.

     1. Cheikh Anta Diop et la conscience culturelle africaine

Longtemps avant les préoccupations d'ordre politique, économique ou juridique qui ont dominé les débats sur l'unité africaine et les Etats-Unis d'Afrique, le savant sénégalais Cheikh Anta Diop avait établi l'unité culturelle du continent africain et désigné clairement sa matrice originelle : l'Egypte pharaonique. Sa thèse sur la substance culturelle prioritairement et profondément « nègre » de la civilisation égyptienne ancienne fit l'effet d'une bombe dans les milieux scientifiques africains et dans le champ international des historiens. Célébrée comme une découverte de génie par les uns et dénigrée comme une imposture scientifique par les autres, cette thèse a eu le mérite de recentrer l'Afrique sur la connaissance de son propre passé et d'ouvrir l'horizon d'une refondation historique du destin du continent dans son unité culturelle.
Pour Cheikh Anta Diop, l'unité africaine se base sur le socle d'une histoire qui fait de notre continent non seulement le berceau de l'humanité, mais également le berceau de la civilisation. Les peuples d'Afrique s'enracinent dans ce terreau auquel il faut de nouveau faire recours pour remettre en cause non seulement le regard de la colonisation sur nous, mais pour nous repenser de fond en comble comme civilisation inventive et créatrice[14].
Choix idéologique ou vérité scientifique, mythe stérile ou réalité historique fécondatrice, cette idée fondamentale du savant sénégalais a une portée capitale dans la vision du problème de la construction des Etats-Unis d'Afrique. Elle nous conduit à penser que nos débats actuels n'ont aucun sens si nous ne sortons pas de leur emmurement dans la prison idéologique du néocolonialisme pour ré-imaginer l'Afrique dans son être. La vraie unité à partir de laquelle on peut penser les structures politiques, économiques et juridiques du continent est cette unité d'un être-au-monde bâtie sur des références originaires communes et sur leur déploiement tout au long de l'histoire.
Quelles sont ces références communes ? Contrairement à ce que l'on peut penser au premier abord, le génie de Cheikh Anta Diop ne consiste pas à claironner partout que l'Afrique actuelle est fille de l'Egypte pharaonique. Il consiste à donner à la vallée du Nil et à sa civilisation le statut d'origine au sens le plus fondamental du terme, c'est-à-dire ce à partir de quoi se construit l'imagination, la créativité-et l'inventivité d'un peuple dans la plus haute idée qu'il peut voir de lui-même. Sous cet angle, il s'agit moins d'un renvoi à un passé prestigieux que de la revendication d'une structure d'esprit à réactiver ici et maintenant. L'Egypte pharaonique n'est qu'une manière d'exalter la puissance du génie créateur africain hier, aujourd'hui et demain. Elle désigne le fond d'une personnalité à repenser comme force motrice d'une nouvelle destinée. C'est là son véritable enjeu.
Et il s'agit d'un enjeu capital parce qu'il a permis au savant sénégalais de relire toute l'histoire africaine comme processus de sédimentation et d'accumulation des richesses de pensée, d'action, d'organisation.
Si j'interprète ainsi la pensée de Cheikh Anta Diop, ce n'est pas pour me dispenser de prendre position sur ses thèses concernant l'antériorité « nègre » de l'Egypte pharaonique. C'est plutôt pour montrer où se situe la vraie fécondité des perspectives ouvertes par notre savant. Je crois pouvoir présenter ces perspectives autour de trois propositions :
- L'unité de l'Afrique, c'est l'unité de l'être africain dans ses fondements ;
- La nature de ces fondements de l'être africain, c'est la capacité à construire une grande civilisation grâce à la mobilisation des énergies inventives ;
- La force d'une telle civilisation, c'est son humanité, c'est-à-dire le refus de toute barbarie, de la violence comme substance de l'histoire et de la vie.
Une fois ces trois idées-forces comprises, la vision que Cheikh Anta Diop a des structures à donner à l'unité africaine prend tout son sens : il s'agit de construire un Etat fédéral qui puisse bâtir une économie solide, développer une politique de promotion humaine en profondeur, forger un culture féconde de la paix et créer une société digne de la vitalité des sources pharaoniques des civilisations africaines.
Pourquoi un Etat fédéral ? Pour respecter les spécificités de chaque pays et les intégrer dans une harmonie polyphonique qui corresponde au génie communautaire de fond culturel africain, loin de tout centralisme autoritaire et de toutes les dictatures dont souffre le continent parce qu'il se coupe de ses propres fondements.
J'interprète ce fédéralisme de Cheikh Anta Diop comme une manière de proposer une unité par paliers de sens, où la démocratie locale et la décentralisation nouent des liens entre les villages, construisent des « ethnies unies »[15] par le même souffle de profondeur et guident les pays vers un Etat continental fédéral capable de créer des richesses matérielles et humaines dans la dynamique du développement humain solidaire.

     2.  Ce que Georges Ngal a vu

Alors que Cheikh Anta Diop était principalement préoccupé par les questions des fondements culturels de l'unité africaine, le penseur et romancier congolais Georges Ngal s'est concentré surtout sur le problème des valeurs qui devraient structurer l'unité africaine comme idée et les Etats-Unis d'Afrique comme projet et comme vision[16].
Ngal prend au sérieux l'Afrique en tant qu'histoire et considère qu'il faut penser cette dynamique historique en termes d'alluvions de valeurs qui se sont accumulées de siècle en siècle pour constituer un humanisme de profondeur dont le continent devrait se nourrir maintenant. Son idée centrale est celle-ci : la mémoire africaine qui doit fertiliser l'être africain est une mémoire plurielle, où diverses traditions éthiques et spirituelles ont marqué de leurs empreintes l'humanité même du continent. Il s'agit, en fait, d'une mémoire pharaonico-judéo-christiano-islamo-occidentalo-animiste. Une mémoire en strates dont le déploiement dans la légende des siècles nous oblige aujourd'hui à repenser l'Afrique comme un limon de richesses, un trésor de sagesses et d'esprit novateur tourné vers l'avenir.
Si je comprends bien cette idée de Georges Ngal, je peux l'expliquer d'un point de vue plus général en donnant à chaque strate une signification éthique et un contenu spirituel qui permettre d'ouvrir à l'idée de l'unité africaine et au projet des Etats-Unis d'Afrique leur plénitude de sens.
La strate pharaonique, c'est l'invention de l'unité du divin dans un monothéisme philosophique que l'on attribue généralement à la révolution mentale et socio-spirituelle du pharaon Akhenaton[17]. Cette révolution a un sens profond dans l'idée qu'elle donne de l'homme ou de l'humanité : l'idée même de l'unité du genre humain et de son destin. Cela conduit à fonder cette unité sur l'ouverture aux énergies divines et sur une éthique de la responsabilité humaine et de l'engagement pour la vérité, la justice, la paix, la sécurité et la sauvegarde des équilibres sociaux fondamentaux. Dans l'Egypte antique, cette vision a un nom qui désigne la pratique et l'art d'être une personne humaine véritable : la Maat. C'est la base, le ciment, le ferment, le souffle de l'être ensemble[18].
Pour donner l'idée d'ensemble de la strate judéo-islamo-chrétienne dans la construction de l'éthique et de la spiritualité qui devront forger la personnalité profonde d'une Afrique consciente de toute son histoire et nourrie par tout le patrimoine de sa mémoire, il est bon de recourir aux caractéristiques qu'en donne Louis Massignon. D'après Massignon, le judaïsme est la religion de l'espérance, l'islam, la religion de la foi, et le christianisme, la religion de l'amour.
A elles trois, ces religions composent une configuration humaine de base dont l'entrée dans la culture africaine devra être réinterrogée dans la perspective d'une éthique et d'une spiritualité fondamentales. Espérer, croire, aimer, nous avons là des piliers d'une vision capable d'unir les peuples en leur donnant une énergie que seules les grandes religions savent produire pour dynamiser l'histoire des peuples. Il convient de dire ici que, dans la perspective de la culture et des civilisations africaines, il s'agit d'espérer ensemble, de croire ensemble et d'aimer ensemble pour construire une nouvelle civilisation où ces énergies communautaires fertilisent les champs politiques et économiques en les humanisant par l'éthique et la spiritualité. La foi, l'amour et l'espérance se situent ainsi plus à l'échelle des relations entre les civilisations, entre les pays, entre les peuples et entre les groupes qu'à l'échelle des individus qui se rencontrent. L'enjeu, c'est la spiritualisation de l'humanité pour qu'elle situe la fécondité de sa vie dans la rencontre des civilisations, dans l'alliance des cultures, dans l'harmonie des peuples, dans la collaboration entre les pays et dans la coopération créative et fructueuse entre les continents. Avec cet enjeu, les grandes religions du livre pénètrent dans le génie africain de la foi, de l'amour et de l'espérance communautaire. Il y a là de quoi transformer littéralement le monde.
Liée à la présente massive de l'Occident moderne dans la trajectoire spirituelle de l'Afrique, cette strate judéo-islamo-chrétienne est indissociable de la modernité occidentale et des valeurs qu'elle a imposées à la société africaine à travers les idées de sujet humain libre et créateur, de progrès scientifique et technologique, et d'universalité des droits des personnes, toutes ces valeurs que la modernité elle-même a trahies et perverties en tant que substance d'un être ensemble mondial bâti sur le socle d'une éthique pour toute l'humanité.
La dernière strate, celle qu'il faut considérer comme la plus profonde, c'est la strate animiste, au sens le plus noble du mot. Il s'agit de l'affirmation, impérissable et radicale, des liens vitaux et essentiels qui unissent tous les règnes des êtres en tant qu'ils sont traversés par l'énergie divine, ainsi que l'a vu avec justesse l'historien camerounais Kange Ewane[19]. Le plus important dans l'animisme en son sens positif, c'est la conscience éthique et spirituelle qu'il induit': le pouvoir de vivre en sachant que l'on est responsable de la qualité des liens qui unissent toute la réalité. Responsable de la qualité des liens avec le divin. Responsable des liens avec le monde invisible. Responsable des liens entre les personnes et entre les peuples. Responsable des liens avec le règne animal, avec le règne végétal et avec le règne minéral. Au plus profond de la conception africaine de la vie, nous avons cette forte conviction qui affirme que tout est lié et que l'être humain doit veiller sur cette unité de la réalité par une manière d'être, de vivre, de penser et d'agir conforme aux exigences de l'unité de la réalité.
L'Afrique spirituelle et éthique, ce sont ces strates d'une conscience et d'une vision du monde qu'il convient d'unifier maintenant dans toutes les richesses de ses alluvions historiques. On ne peut pas penser l'unité africaine sans se référer, de façon décisive, à cette histoire éthique et spirituelle des peuples du continent, en vue de la transformer en énergie d'une manière d'être, de vivre, de penser et d'agir pour bâtir l'avenir que nous voulons[20].

    3. Enjeux d'une réflexion

Toutes les considérations que j'ai cristallisées autour des figures de Cheikh Anta Diop et Georges Ngal ont pour enjeux les exigences suivantes :
- L'unité de l'Afrique est l'unité d'une histoire en mouvement, d'une culture vivante à partir de laquelle il nous est possible de penser aujourd'hui les principes d'une civilisation fondée sur des valeurs essentielles de l'humain.
- Cette histoire devrait nous faire comprendre que ce sont les valeurs de civilisation qui portent les institutions pour l'administration, la gestion, la direction et l'épanouissement de l’être-ensemble.
Pour notre continent, le problème sera de bâtir des institutions comme les Etats-Unis d'Afrique sur le socle des valeurs spirituelles et des principes éthiques les plus nobles de la culture, de la civilisation et de l'histoire de notre continent.

    V.  Une leçon d'humanité, une énergie de liens

A la lumière de toutes les considérations que je viens de déployer, la leçon qu'il est bon de tirer des débats ici analysé est celle-ci : on ne peut penser l'unité africaine et bâtir les Etats-Unis d'Afrique que selon une perspective globale qui conjugue toutes les dimensions des enjeux de notre avenir.
La première dimension est celle des Etats-Unis d'Afrique comme production et construction culturelles. A ce niveau de profondeur, le grand travail à faire est celui de bâtir un imaginaire collectif qui puisse mobiliser les capacités des peuples africains à avoir foi dans l'avenir d'unité et de communauté de destin. C'est la construction d'un tel imaginaire qui a le plus manqué à notre continent. Les convictions tribalistes et les nationalismes étriqués ont pris le pas sur l'urgence de l'unité continentale dans l'esprit de nos populations. Dans ce contexte, il n'a pas été possible de penser le présent et l'avenir en termes de valeurs fondamentales et des principes d'un être ensemble panafricain bâti sur le socle solide d'une vision globale de notre histoire et d'un désir commun de produire une civilisation d'humanité africaine à proposer au monde.
Pourtant, c'est cet enjeu de la construction d'un autre monde possible grâce aux alluvions éthiques et spirituelles de l'Afrique à toute l'humanité qui me semble décisif pour ré-imaginer notre destinée commune autrement" que sous la forme de soumission à l'ordre ultralibéral qui nous étouffe et nous écrase. Autrement dit : il est temps de mobiliser les penseurs, les producteurs d'idée, les orienteurs d'opinion et toutes les énergies d'impact sur le mental de nos peuples pour qu'ils se réinvestissent profondément dans l'idée panafricaine et dans la révolution qu'elle doit susciter au sein de l'imaginaire social. Il est évident qu'un travail d'éducation de fond devrait se faire dans tous les lieux où il est possible de réinventer l'Afrique dans l'esprit des Africains : le système éducatif, la société civile, les forces intellectuelles, les structures de régulation éthique et spirituelle de nos sociétés.
L'unité africaine et les Etats-Unis d'Afrique qu'elle implique sont des réalités à forger dans les esprits et les consciences des personnes et de peuples avant de devenir des impératifs pour les décideurs politiques et les responsables des stratégies économiques globales. Il s'agit d'une structure d'esprit, d'une orientation de personnalité collective et d'une vision d'ensemble nourris par les valeurs de civilisation, les limons spirituels et les convictions fortes qui portent le destin d'une communauté historico-sociale. Sans une culture de l'unité et un projet de civilisation incarné à large échelle dans les esprits, tout ce que l'on entreprend d'en haut et que l'on veut imposer du point de vue des institutions politiques sera plombé par les pesanteurs de l'imaginaire. Jusqu'ici, la dimension de la construction culturelle de l'unité africaine n'a pas pris la place qui est la sienne dans l'imaginaire de notre continent pour bâtir les Etats-Unis d'Afrique comme une nouvelle réalité créative en termes d'imagination d'un autre monde possible. Il est temps, pour nous Africains et Africaines, de nous consacrer à cette tâche.
La deuxième dimension des Etats-Unis d'Afrique est celle des impératifs de sécurité commune, de prospérité communautaire, de développement collectif et de responsabilité solidaire pour gagner les batailles du futur. C'est à ce niveau que se situent les enjeux politiques, économiques et sociaux juridiques qu'il est difficile d'affronter sans des bases éthiques, des principes vitaux partagés et un horizon des sens en lequel les peuples ont foi.
De ce point de vue, l'Afrique est confrontée au défi de maîtriser les mécanismes de la mondialisation pour s'y affirmer comme un continent politique et économique de poids ainsi qu'au défi d'imaginer un autre monde possible et d'en être un nouveau laboratoire. L'unité africaine et les Etats-Unis d'Afrique devraient se concevoir selon cette double perspective, de telle manière que les Chefs d'Etat et les experts économiques comprennent qu'il y a de nouvelles stratégies en œuvre pour occuper le marché mondial et pour aménager de nouveaux espaces de créativité et d'épanouissement pour nos peuples, au-delà des logiques économiques à court terme.
C'est un tel horizon qui donne tout son sens à la visée de bâtir une nouvelle Afrique. Il est temps, pour nos Etats, pour leurs chefs et pour leurs peuples, de se convertir à cet avenir, avec la conviction qu'on ne construit pas les Etats-Unis d'Afrique pour se conformer au monde présent, mais pour le transformer, comme aurait dit Saint Paul (Rm, 12).



*Kä Mana
Président de Pole Institute


[1] .Cette intervention au colloque organisé à Goma en 2013 reprend une conférence déjà prononcée au Bénin, au Cameroun et en Côte d’Ivoire, devant des publics d’universitaires. 
[2] Lire Elenga Mbuyinga, Panafricanisme et Néocolonialisme ; la faillite de l'OUA, Editions UPC, 1978 ; Aujourd'hui et pour les années qui viennent, le livre de référence sur les problèmes de l'unité africaine est sans doute celui de Michel Kounou, Le panafricanisme, De la crise à la renaissance, Yaoundé, CLE, 207.
[3] Sur la critique de l'ordre mondial actuel, je renvoie aux livres suivants : Ignatio Ramonet, Géopolitique du chaos, Paris, Fayard, 1997 ; René Passet, L'illusion néolibérale, Paris, Economica, 1996 ; Joseph E. Stiglitz, La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002.
[4] Aminata D. Traoré, L'Etau, L'Afrique dans un monde sans frontières, Arles, Actes Sud, 1999.
[5] Je reprends cette expression qui fut fureur dans les années 1990 et dont on sait maintenant qu'elle a été forgée par les services du Ministère français des Affaires Etrangères au temps du gouvernement Balladur pour provoquer un choc psychologique en Afrique et préparer les esprits à la dévaluation du franc CFA.
[6] Cette expression est le titre d'un excellent livre de Noam Chomsky.
[7] Sur ces deux logiques, on lira avec intérêt Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique, Paris, Hatier, 1972. Je signale également deux ouvrages importants : Cornevin,Histoire de l'Afrique, t. 3 : Colonisation, décolonisation, indépendance, Paris, Payot, 1976 ; Roland Pourtier, Afrique noire, Paris, Hachette, 2001.
Kwame Nkrumah, Le Consciencisme, Philosophie et idéologie pour la décolonisation et le développement, Paris, Payot, 1964.
[8] Kwame Nkrumah, Le Consciencisme, Philosophie et idéologie pour la décolonisation et le développement, Paris, Payot, 1964.
[9] Lire Fabien Kange Ewane, Défi aux Africains du troisième millénaire, Yaoundé, CLE, 2000
[10] Lire : Mwayila Tshiyembe, « Difficile gestion de l'Union Africaine », in Le Monde Diplomatique, juillet 2000.
Lire Fabien Kange Ewane, Défi aux Africains du troisième millénaire, Yaoundé, CLE, 2000
[11] Je dois cette analyse du système houphouëtiste au philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga que je rencontre régulièrement dans le cadre de nos activités professionnelles à l'Institut Supérieur de Pédagogie pour Sociétés en Mutation (IPSOM) et au cours des conférences organisées par Academia Africana, une structure de rencontre .qu'il dirige à Yaoundé. J'ai eu à vérifier la pertinence de cette analyse au cours de mes nombreux voyages d'études en Côte d'Ivoire et dans mes discussions avec les penseurs de ce pays, particulièrement Félix Tchotche, président de l'Eglise Harriste, et l'égyptologue Ramsès Boa.
[12] Thabo Mbeki, Africa, The Time has corne, Capetown, Tafelberg, 1988.
[13] Malheureusement, ce projet de développement de l'Afrique par des actions communes en matière d'infrastructure, de système de santé-efficace, de dynamique éducative nouvelle et de sécurité au sens global du terme n'a pas marché comme le voulaient les présidents Mbeki, Obasanjo, Bouteflika et Wade, ses initiateurs. Faute d'une réflexion de fond sur son financement endogène et par manque d'une adhésion massive des populations aux idées propagées par les hommes politiques, il reste aujourd'hui un beau rêve brisé dans l'imaginaire de notre continent.
[14] On gagnerait énormément à relire aujourd'hui les grands livres, déjà classiques, de l'historien sénégalais : Nations nègres et culture, De l'antiquité négro-égyptienne aux problèmes culturels de l'Afrique noire d'aujourd'hui, Paris, Présence Africaine, 1955 ; Unité culturelle de l'Afrique, Paris, Présence Africaine, 1959; Antériorité des civilisations nègres, Mythe ou vérité historique, Paris, présence Africaine, 1967 ; Civilisation ou barbarie, Anthropologie sans complaisance, Paris, Présence Africaine, 1984.
[15] Je reprends à Amadou Hampâte Bâ l'expression « Ethnies Unies d'Afrique ». Elle indique à mes yeux des perspectives d'un panafricanisme fondé sur l'organisation des terroirs locaux dont l'action s'intégrerait à celle des entités administratives modernes, selon une logique de la démocratie participative nourrissant l'énergie d'un Etat fédéral à l'échelle de tout le continent.
[16] Georges Ngal, Préface à Kä Mana, Philosophie africaine et culture, Yaoundé, Editions Terroirs, 2009.
[17] Sur cette question, je dois tout à l'érudition de l'égyptologue Guillaume Bilolo Mubabinge dont les ouvrages sont aujourd'hui mes livres de chevet, particulièrement : Les Cosmo-théologies philosophiques de l'Egypte antique, prémisses herméneutiques et problèmes majeurs, Kinshasa-Libreville-Munich, Publication Universitaires africaines, 1986 ; Les cosmo-théologies philosophiques d'Héliopolis et d'Hermopolis, Essai de thématisation et de systématisation, ibid, 1988.
[18] Martin Masonsa wa Masonsa, Le « Maatisme, Conception endocentrique de l'économie », in Parole africaine, 1998.
[19] Fabien Kange Ewane, Intervention au Colloque de Bâtie, in Kä Mana et Jean-Biaise Kenmogne, Ethique écologique et reconstruction de l'Afrique, Bafoussam, Editions CIPCRE, 1997.
[20] Amadou Hampâte Bâ, Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence Africaine, 1972. Il y a lieu de se référer aussi à toutes les traductions des contes, mythes et légendes d'Afrique que cet auteur à léguées à la postérité et qui constituent un vrai trésor de sagesse. Je pense particulière à Kaïdara, Njeddo Dewal et L 'Eclat de la grande étoile (Abidjan, NEI, 1989).

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