vendredi 7 juin 2013

REPENSER LES FRONTIERES ISSUES DE LA COLONISATION EN AFRIQUE


Par Kä Mana  et Jean Patrice Ngoyi

Résumé :
Que faut-il faire des frontières issues de la colonisation dans l’Afrique actuelle ? Les conforter inexorablement ? Les redessiner complètement ?  Les abolir sans autre forme de procès ?  Sûrement pas. La voie qui est proposée ici est celle de les repenser pour en réorienter la philosophie et en redéfinir les significations, à partir d’une vision globale de ce que l’idée même de frontière comporte comme dynamiques de sens et substance de valeurs dans  les relations entre les pays et entre les peuples. Dans une perspective historique articulée autour des schémas d’intelligibilité qui dévoilent cette dynamique de sens et ces valeurs, il est montré dans la présente réflexion qu’en RDC, en Afrique comme dans le monde, les frontières se fondent sur des bases anthropologiques  clairement perceptibles. Elles vont de la gestion de la maisonnée aux temps primitifs jusqu’à la responsabilité de toute l’humanité face à la vie et à l’avenir, en passant par l’administration des communautés-cités, des villes-Etats, des Etats-Nations et des Empires politiques. Une sédimentation idéologique des lignes de partage dans les relations entre les humains s’est ainsi constituée. Il faut savoir l’assumer, en remettre en question les éléments pathologiques  ou en réinventer les dynamiques fertiles, en fonction de grandes utopies de construction d’un avenir d’inter-enrichissement entre les peuples, au-delà des conflits, des violences, des intérêts partisans et des pesanteurs destructrices qui sont la trame permanente de la réalité sociale, qu’on le veuille ou non. Les frontières sont considérées ici dans ce potentiel de lutte pour l’humain et de rêve d’une communauté mondiale en quête d’éthique planétaire, surtout pour la RDC dont la position géostratégique et les tragédies actuelles exigent que la question des lignes de partage géographiques y soit posée avec une attention particulière. Pour la paix mondiale.

     Une question qu’il faut poser dans toute son ampleur
     C’est aux premières années des indépendances, à la naissance de l'Organisation de l’unité africaine (0UA), que fut adopté le principe de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation. Quand cette décision fut prise, elle était en ces temps-là, une mesure de sagesse pour éviter à l’Afrique indépendante des conflits, des violences et des guerres inutiles. Celles que pouvaient susciter des revendications identitaires liées aux frontières ancestrales, aux séparatismes historiquement justifiables ou aux ambitions individuelles innombrables parmi les nouveaux hommes politiques. Dans un contexte où le continent avait besoin de stabilité pour se lancer dans l’aventure risquée d’une liberté reconquise et d’une reprise en main de l’initiative historique par les peuples africains, l’urgence exigeait de taire les tentations de divisions stériles et d’entrer dans l’ordre mondial avec une vision tournée vers l’avenir à construire. L’intangibilité des frontières apparaissait comme une garantie raisonnable dans un tel projet. Mais très vite, ce principe fut mis à mal et toute l’histoire du soleil ou de la nuit des indépendances a été celle des remises en question de la solidité des frontières issues de la colonisation.  Les sécessions du Katanga et du Kasaï au Congo-Kinshasa, la tragédie de la guerre du Biafra au Nigeria, la dislocation de la Somalie, la séparation entre l’Erythrée et l’Ethiopie, le problème permanent du Sahara occidental, le conflit de la Casamance au Sénégal,  la longue lutte du peuple du Sud Soudan pour se libérer de Khartoum tout comme les velléités de bâtir l’Azawad comme un nouvel Etat coupé du Mali, ce sont là autant de signes qui nous poussent aujourd’hui à réfléchir sur ce que signifient les frontières en Afrique, depuis les entités ethniques héritées de l’Afrique traditionnelle jusqu’aux impératifs de réorganisation des Etats actuels en fonction de la mondialisation dans ses logiques économiques, politiques et géostratégiques. A bien considérer les choses, on peut dire sans conteste que la constitution de grands ensembles régionaux comme la CEDEAO, la CEEAC, la SADC ou la Eastern Efrican Community montre comment les anciennes frontières ancestralo-tribales, tout comme les configurations des Nations-Etats jaillies de la colonisation et livrées à la néo-colonisation sont déjà dépassées par des impératifs économiques et géostratégiques ainsi que par de nouveaux modes de pensée que les luttes entre mondialisation et altermondialisation imposent aux peuples et aux populations maintenant. Si nous ajoutons à tout cela la persistance du projet panafricaniste tel qu’il agit dans la conscience politique comme dans l’inconscient culturel africain de nos jours encore, on ne peut pas continuer à se prévaloir du principe de l’intangibilité de frontières issues de la colonisation, comme si la logique que ce principe porte était immuable et justifiable envers et contre tout. N’est-il pas temps de le revisiter, de le repenser, de le remettre en question et d’inventer une nouvelle vision de l’Afrique susceptible de lui donner un sens plus riche et plus fertile que celui qu’il avait au matin des années 1960, en réarticulant de manière féconde le poids des frontières ancestrales, la réalité de l’héritage colonial et l’appel d’un futur encore inconnu ?   
     C’est à cette question que nous nous proposons de répondre, en suivant la trame de l’histoire des indépendances africaines et des aléas qui la portent en matière des divisions, des séparations, d’éclatements manqués ou réussis. Nous ouvrirons à partir de nos analyses une vision des frontières conforme à une  Afrique enracinée dans ses réalités ancestrales profondes et ouverte à l’avenir qu’elle doit construire à partir de maintenant.

Une théorie des frontières
      Dans le monde actuel, il est possible de construire une théorie des frontières  à partir des expériences historiques et d’inscrire le problème de l’Afrique d’aujourd’hui dans une perspective d’ensemble qui ouvre sur un avenir fructueux.
      En fait, vues du point de vue de la dynamique de l’histoire des peuples et des nations, les lignes de partage des espaces ne sont pas des réalités arbitraires ni des produits du hasard. Elles obéissent, comme le souligne Régis Debray, à des logiques où la nature et la culture s’entremêlent pour créer des besoins d’être ensemble, produire des identités historico-sociales qui naissent, grandissent, s’épanouissent dans des styles de vie en se distinguant les unes des autres, tout en créant en meme temps des interrelations, des interconnections et des interactions sur le  court, le moyen et le long terme. Jusqu’au jour où elles meurent et se désintègrent. Comme l’a bien perçu Paul Valéry en son temps, il s’agit des entités vivantes dont nous devons savoir qu’elles sont mortelles. Autrement dit : les frontières que nous voyons matérialisées sur les cartes traduisent des réalités anthropologiques fondamentales dans la vie des peuples, des cultures et des civilisations. Elles sont l’expression des visions de la réalité et la visibilisation, pour ainsi dire, des schémas de pensée, des forces de cohésion ou de desintégration ainsi que de puissances d’utopie ou de régression qu’ils convient d’analyser attentivement. Se sont ainsi créées, dans l'histoire,  des idiosyncrasies et des énergétiques de leurs rencontre dont la complexification à conduit à des grands ensembles qui culminent dans la configuration actuelle de la mondialisation.
     J’aimerais présenter ce processus du développement de la philosophie des frontières en prenant appui sur les repères que donne le penseur tchèque Jan Patocka quand il distingue dans l’histoire humaine les grands moments suivants : l’oikos primitif, la polis grecque, la civitas romaine, l’Imperium politico-ecclésiastiquedans ses évolutions, les Etats-Nations modernes et l’ère planétaire que nous vivons aujourd'hui. A chacune de ces étapes, la frontière n’a pas le même sens ni les mêmes enjeux.
        L’oïkos, la hutte primitive, la maisonnée, la case protectrice, représente une perception de l'espace en fonction des besoins primaires à satisfaire. Lhomme se déplace en raison de ce que la nature lui fournit, dans les rythmes de la chasse et de la cueillette qui ouvrent des possibilités immenses. La frontière est déterminée par la capacité d’aller vers là où la hutte et la case réunissent une famille dans un ensemble d’autres familles nourries par la même vision de l’oikos : la quête de la sécurité primaire et la conviction que la nature est à la disposition de l’homme pour ses besoins de base. Dans l'esprit oikos, il ne s'agit pas vraiment d'un problème de petite dimension de la maisonnée. Selon Patocka, meme certaines immenses entités politico-territoriales, comme la Mésopotamie, ont vécu selon l'esprit de la gestion de la case protectrice; dans une vision ou je me définis par rapport à un voisin guidé par les mêmes préoccupations de subsistance que moi.
        Avec la polis grecque, on passe de la sécurité primaire de l’oïkos à ce que le philosophe tchèque appelle la problématicité de l’existence. L’être humain se voit comme un être dans une communauté politique dont le centre est la quête de la liberté, ou plus exactement sa conquète, sans aucune garantie qui viendrait ou de la nature, ou de la tradition, ou du ciel. Il entre dans une ère où il se construit lui-même sur la base des préoccupations de type supérieur : des préoccupations spécifiquement politiques concernant l’être-libre de l’homme, avec des interrogations philosophiques sur le destin, dans l’ouverture à l’histoire comme existence sans garantie. Vue sous cet angle, la frontière qui sépare les territoires des hommes est celle entre l’en-dedans de la liberté vécue et assumée et l’au-delà caractérisée par une vie sans liberté. Autrement dit : les humains sont unis ou séparés par quelque chose d’immatériel, de l’ordre des valeurs politiques, philosophiques, historiquement partagées. La frontière est plus entre  l’homme libre et l’esclave qu’entre l’homme grec et l’étranger.
     La Civitas romaine s’inscrit dans la même logique des réalités immatérielles qui seront définies en termes de valeurs juridiques, une sorte d’humanité commune qui dépasse le clivage entre l’esclave et l’homme libre pour ouvrir les possibilités d’une éthique communautaire où l’esclave comme l’homme libre se retrouvent sous les mêmes normes de vie. A partir de ce moment, la frontière devient la ligne de partage entre le barbare, qui n’est pas dans l’espace éthique et juridique, et le citoyen, qui vit ces valeurs, La distance est géographiquement visible dans la différences entre les mentalités et les modes d’être des peuples. Humanité en-deçà, sauvagerie au-delà.
     L’imperium que la Civitas romaine va créer  sera l’élargissement de cette vision de la frontière : l’agrandissement géographique de l’espace de l’humanitas. Malgré les violences extrêmes qui fera de l’empire un territoire caractérisé par la différence entre les dominants et les dominés, l’important est l’ambition de constituer une nouvelle vision de l’homme dans la diversité des peuples et des cultures, comme dans l'empire romain. Quand l'Eglise se constituera selon l'esprit de l'empire, elle développera un imperium du même type et d'un même style. Ceux-ci donnent de la frontière une connotation nouvelle, dans laquelle l’esclave comme l’homme libre, la barbare comme le sauvage, le dominant comme le dominé; le voisin comme moi-même, sont dans un monde partagé, sous le chapiteau d'un unique pouvoir centrlisé. Un même  univers de sens s’est créé dans une ampleur sans commune mesure avec les petites préoccupations de l’oikos primitif. La frontière, c’est ce qu’il faut dépasser pour intégrer d’autres peuples dans l’aire du nouveau sens. La géographie s’élargit. L’Homme aussi.  La ligne de partage est une visée d’un ordre plus grand, plus vaste, soumis à une dynamique juridique de grande portée. L’ici et le là-bas ne s’opposent pas vraiment. Le là-bas est la nouvelle frontière de l’ici, dans un élan où l’on croit toujours qu’une intégration est constamment possible, par conquête militaire ou par expansion civilisqationnelle.
            On comprend que l’empire dans son idée est porté et nourri par l’idée d’un Mundus universus, comme dirait Montaigne, un champ global qui prendra des siècles à se constituer dans le grand jeu même de la constitution et de la dislocation des empires, dans l’avènement des Etats-nations modernes toutes happées par le dépassement de leurs propres limites vers quelque chose que nous désignons aujourd’hui par le terme de mondialisation. Une aire globalitaire; comme dirait le philosophe congolais Dimandja Eluy'a Kondo. L'ère planétaire dont Patocka dit qu'il n’est pas seulement une unification de l’espace,  mais surtout la création d’une vision commune du monde autour de l’économie, de la politique, de la culture,  de l'énergie scientifique et technologique ainsi que d’un esprit commun que l’on peut nommée mondialité. Bien sûr que les Etats-Nations y jouent un rôle important de base identitaire et idéologique, bien sûr qu’on y sent l’esprit des empires comme l’empire américain ou l’empire soviétique d’antan, comme l’Occident ou l’Orient dans l’acception que ces mots ont dans le vocabulaire moderne, il n’en est pas moins vrai que tout cela baigne dans une perception planétaire du monde qui donne à l’idée de frontière de connotations toutes nouvelles. La frontière n’est pas ce qui me sépare du monde, mais ce qui m'unit au-monde, psychiquement, médiatiquement, économiquement et utopiquement parlant. Elle est ouverture à l’autre qui est avec moi dans le même univers de compétition ou de concorde, malgré les lignes de partage de nos territoires. Même les guerres et les conflits s’insèrent dans une même trame d’existence et de foi dans la mondialité triomphante. On n’a jamais eu autant qu’aujourd’hui le sentiment que le monde est un est que sont destin est tout aussi un. C'est cela que traduit l'expression village planétaire.
            Quel est alors le sens de tout cela ? Il est dans la totalisation des anciennes idées de la frontière qu’il intègre en une forte dialectique historique  nouvelle. Il les prend en charge, les déconstruit et les reconfigure en vue de quelque chose de nouveau : une mondialité de dépassement des frontières géographiques et socioculturelles dans une économie-monde, une culture-monde, une identité-monde dans lesquels les peuples, les nations et les civilisations n’arrivent pas encore à entrer avec des harmoniques concordantes, tellement les pesanteurs d’identités et d’idiosyncrasies historiques jouent encore leurs partitions séparatrices et dissolvantes. Mais l'horizon est ouvert et il est l'horizon de l'avenir, volens nolens.
            Le problèmes des frontières dans le monde actuel est, en profondeur, celui de la gestion planétaires de la  mondialité en devenir face aux particularismes que les réalités de l’oikos, la polis, la civitas et l’imperium ont accumulé comme couche sédimentaire dans la conscience comme dans le subconscient des peuples. Pour notre monde actuel, Une telle gestion ne peut pas s’assumer seulement en nous tournant vers le passé face aux problèmes d’aujourd’hui, elle devra nous tourner vers l’avenir dans les enjeux les plus cruciaux qu’ils nous imposent aujourd’hui : ceux de la responsabilité de l’humanité dans les grands équilibres cosmiques et dans la création d'une éthique globale de la rencontre des peuples. Si l’idée de frontière nous pousse vers l’horison du cosmos tout entier et de la vie dans toutes ses dimensions pour les peuples, nous serons confrontés à des questions radicales de l’être ensemble des cultures, des nations et des civilisations.

     L’Afrique et l’imaginaire des frontières

             Vue sous l’angle historique et philosophique que nous avons adopté dans notre analyse, les frontières créent des systèmes de relations qui articulent des logiques de proximité ou d’éloignement, de complicité ou d’affrontement. En même temps, elles construisent des imaginaires sociaux multiples, depuis ceux de l’oikos primitif jusqu’à ceux du cosmos, dans une complexité toujours plus grande liée au différents domaines de la vie humaine : les domaines économique, social, politique, culturel et spirituel.
            Au fond, c’est dans ces domaines et dans les intérêts qu’ils tissent que se forgent les significations humaines des frontières.
            L’oikos tisse des assurances simples, de petites connivences, de petits intérêts de sol et de sang, dans une sorte de cocooning maternel où l’on se sent bien  entre soi, êtres jaillis d’une même matrice vitale, pouponnés par un seul air de famille, dans une modeste économie domestique qui satisfait les besoins les plus simples. La maisonnée, le village, puis la tribu, relèvent de cette logique qui s’enferme sur soi et ne voit pas plus loin que le bout des affinités naturelles. Ils vivent dans un imaginaire du côte à côte qui réchauffe et rassure devant les dangers des alentours, sans aucune idée ni aucun souci des lointains qui troublent et inquiètent les esprits.  
            En Afrique, c’est ce type de frontières primaires qui dominent et déterminent encore les imaginaires économique, social, politique, culturel et spirituel, dans une sorte d’archaïsme d’un oikos coupé de grandes sédimentations historiques que sont la polis, la civitas, le mundus universus et le cosmos comme vision anthropologique de la frontière et de ses exigences. On vit dans l’ère du cosmique et de l'intergalactique avec la mentalité des huttes, comme si on voulait réparer les fusées avec la technologie de Bushmen, pour reprendre une métaphore éclairante de Von Bertalanfy, dans un gigantesque décalage qui empêche de penser le monde tel qu’il est et en fonction des enjeux qui en configurent le futur, du point de vue de ce à quoi devraient servir les frontières.
            Le même décalage se remarque du point de vue de la polis comme vision des relations entre les peuples. En Afrique actuellement, l’élan issu de la polis dans sa vision du monde a été plombé par le choc de la rencontre entre les peuples africains et le monde occidental. L’Afrique est entrée dans la modernité selon la modalité de l’esclavage, de la colonisation et de la néo-colonisation. Ce système a créé un imaginaire de conformation à ce que les « Blancs » décident, dictent et appliquent en Afrique, notamment en matière de frontière. L’invention occidentale de l’Afrique est ainsi devenue un déterminisme dans l’être même des Africains, brisant ainsi la puissance de la lutte pour la liberté véritable : celle de l’être même, condition de toute liberté politique réelle. C’est ainsi que les Africains se sont accommodés des frontières coloniales dans les deux mouvements qui les ont caractérisés : le temps des grands ensembles comme l’Afrique occidentale francaise francaise(AOF) et l’Afrique équatoriale francaise (AEF) et le temps de l’éclatement de ces ensembles en petites entités souvent sous perfusion. Les frontières furent ainsi vécues de manière décentrée, en fonction de la structure néocoloniale de la situation africaine dans le monde. Cette situation désastreuse qui aurait due pousser les Africains à sortir du schéma de la dépendance, a plutôt été vécue dans des mentalités de l’oikos, avec l’ethnie comme entité politique de base.  Cela dans un contexte où le combat pour la liberté concernait les entités plus vastes, au-delà des archaïsmes ethniques totalement inféconds.
            Dans un tel contexte, les nations africaines ne pouvaient même plus vivre selon un héritage bien assumé de l’esprit de la civitas, c’est-à dire des valeurs civiques d’un être ensemble cohérent, au-delà des ethnies. Les ethnies elles-mêmes deviennent des frontières fermées, réfractaires au développement de l’espace national compris comme enjeu d’un vivre-ensemble créateur. C’est cette fragilité des nations qui les a poussées à se concevoir finalement selon les frontières artificielles de la colonisation et à s’enfermer dans des cavernes politiques complètement insensées. Le manque d’intégration des ethnies en nations véritables dans les profondeurs des imaginaires sociaiux a fait perdre aux nations africaines le sens de leurs intérêts communautaires et la volonté de constituer de vrais grands ensembles capables de peser sur l’Economie-Monde, la Politique-Monde et l'imaginaire monde.
                D’où la faiblesse des politiques d’intégration et d’unité africaines aujourd’hui. C’est-a-dire de dépassement des frontières archaïques et obsolètes pour la construction des frontières sensées, qui obéissent à des  enjeux mondiaux. Se penser en fonction de la mondialisation, à l’intérieur et de l’intérieur de l’Afrique, n’est pas encore un reflexe politique et économique ancré dans les mentalités. S’il l’était, les barrières psychiques liées aux ethnies et les obstacles à l’union que constituent les appartenances à des Etats fragmentés seraient déjà tombés. On aurait compris que le panafricanisme n’est pas une utopie creuse, encore moins un rêve impossible, mais l’exigence même de la capacité de l’Afrique à entrer dans l’ordre mondial actuel, dans la logique de l’ère planétaire, Mundus universus, avec ses frontières déterminées moins par des valeurs éthiques ou des exigences politiques que par des impératifs des marchés à conquérir, à développer ou à promouvoir.  Visiblement, la place de l’Afrique dans cette logique du marché mondial n’est pas consistate. Ce n’est pas l'Afrique qui domine le marché. Ce n’est pas elle qui en décide les orientations. Ce n’est pas elle non plus qui en détermine le jeu. Sous ce rapport, elle ne peut s’inscrire solidement dans les logiques de nouvelles frontières qui comptent vraiment actuellement : les frontières de la puissance économique et financière, celles qui concernent la capacité de produire, de vendre, de créer des richesses et d’en assurer la distribution à l’échelle mondiale. Celles qui divisent la société en riches et pauvres et qui conduisent les laissés pour compte à revendiquer un autre monde possible. Catégorisée comme pauvre et laissée-pour-comte, malgré le discours optimiste qui émerge peu à peu à son sujet depuis cette année 2013, l'Afrique est appelée à faire de cette bataille économique et financière sa nouvelle frontière, par rapport à elle-même et  à ses ambitions mondiales. 
            A ce niveau, ni la vision du monde ancrée dans l’instinct de l’oikos, ni le souci de la liberté dans la polis, ni le champ de valeurs citoyennes de la civitas ne sont de mise. C’est la recherche d’un imperium économique et financier qui compte, à l’échelle du monde mais aussi à l’échelle du dépassement du monde de l’imperium purement économique et financier par un sens spirituel de l’être-ensemble que les questions des valeurs écologiques et du souci des  générations futures offrent à la conscience humaine des frontières aujourd’hui. Dans ces questions, toutes les nations, tous les peuples, toutes les cultures, toutes les civilisations sont concernées. Elles jouent leur vie et leur survie ensemble et elles sont dans une même dynamique d’alter-monde. Le temps d’une éthique planétaire qui engage tous les êtres humains maintenant :
        Une éthique de la responsabilité et du dépassement du présent vers l’avenir. Elle concerne la capacité de toute l’humanité à se projeter dans un réel futur d’humanité, selon des utopies nouvelles d’un monde sans frontières face aux enjeux qui concernent tous les humains dans leur destinée au sein du cosmos. Mais ce monde sans frontières n’est pas celui de la négations des frontières, Il est le monde de leur reconnaissance dans leur sphères de légitimité pour mieux articuler les logiques d’enrichissement qu’elles portent au détriment des logiques de conflit et de de destruction qu’elles portent également. Reconnaissance et inter-enrichissement sont donc les deux piliers d’une philosophie positive à développer et à promouvoir chaque fois que l’on prend conscience de la complexité historique et spatiale des lignes de partage entre les humains. Edgar Morin l’a bien montré dans son anthropologie de la complexité : si l’homme est un être dont les identités se chevauchent et s’interpénètrent depuis son appartenance au cosmos, au système solaire, à la terre, à sa culture, à son pays, à sa tribu, à sa famille et à sa propre intériorité existentielle, il ne peut être vraiment homme qu’en assumant toutes ces identités et en les gérant de la manière la plus féconde possible. Il en est de même pour les frontière : dans la mesure où l'homme est, dans son être même, un producteur de frontières (frontières géographiques, frontières idéologiques, frontières psychiques, frontières politiques, frontières sociales et frontières spirituelle) et tisseur  des liens entre ces différentes frontières,il ne peut réussir une destinée collective qu’en ouvrant l’horison d’une éthique de la solidarité et de la générosité contre la logique de la violence destructrice et des déflagrations guerrières. Il n'aura pas d'éthique panétaire sans cette conviction de fond.
        Une éthique de la solidarité et de la générosité pour affronter ensemble les menaces qui pèsent sur toute l’humanité. Les fondateurs de la communauté économique européenne, devenue aujourd’hui Union Européenne, avaient compris cette vérité. Monnet, Schumann, Spaak et Gasperi ont senti que les frontières doivent être dépasser par la création d’une grande force institutionnelle de solidarité et de générosité dans les efforts collectifs d’enrichissement fournis par la mobilisation du génie créateur de chaque peuple et de chaque pays membre de cette nouvelle grande institution. Malgré les réticences, les obstacle et les tentations de régressions, cet élan d’institutionnalisation est un acquis fondamental pour toute philosophie et toute politique de dépassement des frontières. A ce principe, Sartre avait bien perçu qu’il fallait ajouter un autre, issue de sa réflexion sur la guerre d’Algérie. Il s’agissait de reconnaître l’Homme comme un être des rites et de ritualiser les institutions de dépassement des frontières par des rites de l’être-ensemble qui jugulent la violence : des célébrations quasi magiques des personnalités, des événements et des actions qui construisent un psychisme commun de la construction d’un ordre de paix. On élève la volonté d’être ensemble dans une sorte d’un invisible fondateur pour alimenter une générosité communautaire capable de forger une nouvelle identité, au-delà des ethnismes et des nationalismes meurtriers. De même que les nations se donnent des grands symboles pour se doter d’un souffle, d’un esprit, d’une âme,  les grands ensembles supranationaux de solidarité et de générosité sont obligés de se donner d’une dynamique rituelle de leur être-ensemble et de leur volonté de persévérer ensemble dans leur vivre-ensemble. Il n'y a pas d'éthique planétaire sans cela.
            Aujourd'hui, Il appartient à l’Afrique actuelle de solidifier ses institutions d’intégration avec ce ciment éthique pour un panafricanisme de responsabilité, de dépassement, de fraternité et de générosité.
            Elle doit le faire non pas seulement par des efforts de sa solidification interne, mais par l’ouverture vers les institutions mondiales et la construction des solidarités mondiales qu’elle devra enrichir. Il s’agit d’être une Afrique dans le monde et pour le monde, selon une logique d’enrichissement du monde et de fécondation de soi par le monde, en fonction de la capacité africaine de contribuer de manière décisive à la solution des grands problèmes du monde. Il y aurait ainsi une idéologie communautaire de la puissance africaine et du renouveau africain qui pousserait les Africains à inscrire toutes leurs frontières dans une unité de puissance et de renouveau.  Toute frontière qui irait à l’encontre de ce projet-là deviendrait un archaïsme stupide contre lequel tous ceux qui comprennent que l’avenir est à l’unité créatrice devraient s’inscrire en faux et engager une lutte sans relâche.

            Quand on est un pays au neuf frontières
            Dans le vaste cadre de la philosophie des frontières que je viens d’esquisser, il m’est possible de regarder maintenant la République démocratique du Congo sous un angle nouveau. Dans ce pays se pose avec acuité un problème de frontières :
        Le problème des frontières ethniques qui relèvent de la logique de fragmentations  analysables à la lumière de  l’oikos primitif.
        Le problème des frontières de vision politique entre les couches sociales que l’on peut appréhender sous le modèle de la polis antique.
        Le problème  des valeurs communautaires qu’un recours à l’idée de la civitas romaine pourrait bien éclairer.
        Le problème des frontières géographiques que l’idée d’imperium pourrait nous aider à comprendre.
        Et le problème d’intégration dans l’ordre international où le bassin du Congo est considéré comme un patrimoine mondial, conformément au mot d’ordre de l’ancien président George W. Bush : « Le Congo nous appartient à tous ».
             Qu’est-ce à dire ? Que le problème des frontières du Congo est complexe et que s’y télescopent beaucoup de logiques dont il faut dénouer attentivement l’écheveau.
                Une réflexion de Jan Patocka au sujet de l'histoire est éclairante  :
     « Il n’y aura de l’histoire qu’aussi longtemps qu’il y aura des hommes qui ne se contenteront pas seulement de « vivre », qui seront au contraire prêts à renoncer à la vie nue pour poser et défendre les fondations d’une communauté de la reconnaissance mutuelle. Ce qui reçoit là un fondement n’est pas la subsistance assuré, mais la libertée, c’est-à-dire les possibilités  qui s’élèvent  au-dessus du plan de la vie pure et simple. Ces possibilités sont, au fond, de deux espèces : la sollicitude responsable pour autrui et le rapport explicite à l’être, c’est-à-dire la vérité. L’homme dans ces relations n’est ni dépendant ni consommateur, mais essentiellement bâtisseur, créateur, développeur, gardien de la communauté, fût-ce (…), sans jamais pouvoir se dire à l’abri du péril »
                Ce qui est mis en lumière ici et qui peut éclairer la situation congolaise, c’est le fait qu’en RDC, la conception alimentaire de la vie a fait des tribus, des ethnies, des espace qui cassent, par leur logique, les ressorts des « fondations d’une communauté de la reconnaissance mutuelle » : la nation congolaise. Les frontières que créent ainsi les tribus entre elles comme logique de l’oikos a réduit chaque ethnie à la recherche de la « subsistance assurée », loin de la liberté comme enjeu pour la vie de la nation, avec « les possibilités qui s’élèvent au-dessus du plan de la vie pure et simple ». Ainsi, ce qui relève de la politique comme pouvoir de liberté est ravalé au niveau alimentaire. Les institutions deviennent alimentaires. Les relations sociales deviennent alimentaires. La culture même devient alimentaire. C’est l’envahissement de toutes les sphères de l’existence par l’oikos, la « vie axée sur la subsistance », quand « l’homme vit simplement pour vivre, et non pas pour chercher des formes de vie plus profondes, plus authentiques. » Du coup, on entre dans le règne de la fragmentation sociale, qui ne crée rien de vraiment supra-ethnique, dans les profondeurs des mentalités. Tout s’éboule dans le règne de la pure consommation, de l’alimentaire tribalisé, avec une dépendance chronique envers ceux qui sont susceptibles de faire vivre un tel système. Notamment les Maîtres du monde qui instaurent leur propre système de tutelle, avec un psychisme de tutelle que les Congolais, fragmentés par l’esprit de l’oikos, entretiennent sans état d’âme.  On oublie alors cette vérité fondamentale sur laquelle Jan Patocka insiste : « L’homme dans ces relations n’est ni dépendant ni consommateur, mais essentiellement bâtisseur, créateur, développeur, gardien de la communauté ».
            Le défi congolais, c’est de sortir de la fragmentation tribale alimentaire et de tout son complexe de logiques destructrices en vue de créer une communauté des bâtisseurs. Une puissance d’engagement pour vaincre les identités de type oikos, surtout quand elles deviennent meurtrières et qu’elles condamnent toute une société à la loi de l'émiettement tribalistique, malgré la volonté affichée par les individus d’être ensemble. Ce qu’il faut, c’est de créer cette nation pour qu’elle devienne le sens même de l’union des tribus, de telle manière que chaque tribu se retrouve dans une même dynamique de valeurs qui font une nation, avec son âme, son souffle, son élan vital. Le Congo sortirait ainsi de l’oikos pour saisir d’autres logiques des frontières, du type polis, civitas ou imperium.
          Patocka écrit :
         « L’empire(…), la polis et la civitas offrent à l’homme un espace nécessaire au déploiement des grandes possibilités qui s’élèvent au-dessus des besoins de la vie et mettent en question les évidences de la dérive quotidienne. »
            Pour le Congo, cette réflexion nous conduit à comprendre ceci : notre pays, qu’il le veuille ou non, s’inscrit dans la force d’une histoire qui le contraint à quitter la sphère de l’oikos pou entrer dans une autre logique. Celle de nouvelles possibilités d’être où les frontières ont un sens et des valeurs d’un nouveau type que le règne de l’alimentaire.
            Sur ses neuf frontières avec ses voisins, par exemple, les lignes de partage qui le séparent du Rwanda, de l’Ouganda et de l’Angola le confrontent à des pays animés par la logique de l’imperium, c’est-à-dire d’expansion, de domination, avec ce que cela comporte de visée d’agression, de prédation, de conquête ou de balkanisation. Ce sont des pays qui se donnent pour piliers l’armée, la politique autoritaire, la volonté d’une économie forte et l’éducation de l’homme agissant. Face à cette volonté de puissance, la RDC offre un vide de puissance, c’est-à-dire des frontières qui n’en sont pas, une gouvernance sans colonne vertébrale, une fragilité économique manifeste et une armée erratique. Dans ces conditions la carte géographique du Congo peut bouger à tout moment. Des territoires peuvent être perdus à chaque instant parce que la logique alimentaire congolaise n’offre au pays aucune possibilité de puissance. La balkanisation, l’implosion ou même la disparition sous le coup de boutoir des voicins ne sont plus des vues de l’esprit. Ils sont du domaine du possible.
            Le défi pour notre pays est de s’organiser pour refuser un destin ou un sort imposé de l’extérieur à ses trois frontières poreuses, face au Rwanda, à l’Ouganda et à l’Angola. Cela exige une politique de dissuasion conduite à la fois  par la voie de la puissance  de l’armée, par l’efficacité de la gouvernance politique bâtie sur la foi du peuple en ses institutions,  par l’émergence des forces économiques promptes à conquérir des marché et par le dynamisme de la cohésion et de la concorde nationales, dans un imaginaire d’unité solide,  concrètement libéré de pesanteurs des identités meurtrières. Sur ce front-là, les nouvelles possibilités peuvent être pensées de l’intérieur : tout faire pour donner l’initiative à la RDC afin qu’elle propose elle-même de nouvelles frontières à ses voisins. Des frontières qui ne seraient pas géographiques, mais de l’ordre de conquête d’une puissance économique et démocratique commune au service des populations, dans une philosophie communautaire du bonheur partagé. Ce serait notre nouvelle frontière, au sens que John F. Kennedy donnait à ce terme quand il parlait de la conquête de la lune comme la nouvelle frontière des Etats-Unis.
            Les six autres lignes de partage géographiques avec nos voisins, on peut, du point de vue de notre possibilité de puissance dissuasive, les concevoir comme Le désert de Tartares ou le Rivage de Syrtes , C’est-à-dire, des lieux où les dangers, même improbables, peuvent surgir à tout moment (la Zambie ou le Zimbabwe, par exemple, pour des raisons économiques), ou comme des chances d’inter-enrichissement fabuleux (le pont sur le fleuve Congo et l’intensification du réseau commercial sur l’Oubangui et sur le Lac Tanganika). Sur ce front, les possibilités d’un dynamisme économique commun sont gigantesques et encore vierges : on doit y organiser des marchés féconds et impulser des dynamiques financières qui nous permettraient d’accueillir sur notre territoire et de donner aux autres territoires des ressources humaines et des flux financiers de grande envergure, sans qu’aucun coup de feu ait besoin d’être tiré pour défendre les frontières géographiques. Celles-ci seraient, toutes, des ponts commerciaux et de boulevards économiques, pour une prospérité commune. Il faudrait pour cela que notre pays décide de devenir le centre névralgique d’une nouvelle économie en Afrique centrale, avec une ouverture éminemment créatrice vers les quatre points cardinaux de notre nation, d’où peuvent surgirent de nouvelles chances pour notre économie.
            Pour ce faire, un leadersphip éthique serait un atout indispensable. Il faut entendre cette expression au sens que lui donne Benoît Awazi Bambi Kungwa :
            « Un processus de conscientisation, de responsabilisation et de mobilisation des réseaux synergétiques de toutes les forces vives et intellectuelles, capables de constituer une masse critique dans la démolition des pratiques idéologiques et institutionnelles qui ont conduit le pays à son implosion politique et à sa désintégration sociale. »
            Le penseur  congolais continue :
            « L’ampleur de la ruine morale, intellectuelle et économique du Congo postcolonial constitue le catalyseur d’un mouvevement de renouveau des élites et d’une responsabilisation des individus pour en faire des acteurs et des auteurs de leur destinée politique et économique dans une conjoncture mondiale de récession économique et de marginalisation des pays d’Afrique subsaharienne sous les coups de boutoir des programmes d’ajustement structurel décidés unilatéralement par les institutions financières de Bretton Woods »
            Avec un tel esprit, les frontières qui nous séparent du monde dans son ensemble deviennent des appels pour une politique de grandeur, de puissance, de prospérité et d’inter-enrichissement. Nous n’aurions plus peur de quelque forme de tutelle que ce soit : ni celle du FMI, ni celle de la Banque mondiale, ni celle de l’OMC, ni celle des pays qui ont aujourd’hui les rênes de la communauté internationale. Nous serions un pays de liberté, de responsabilité, de créativité, qui réfléchit non seulement à ces propres problèmes, mais à tous les problèmes du monde, pour proposer des solutions à la hauteur des enjeux de l’avenir. Le Congo de la mondialisation sereine et de l’altermondialisation heureuse. Un Congo qui serait le centre de sa propre destinée et le coeur des relations qu'il tisse avec les autres pays. Ce serait là notre nouvelle frontière.

Kä Mana
Président de Pole Institute









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